PORT-AU-PRINCE, lundi 10. février 2025–Dans un contexte marqué par l’incertitude, l’administration Trump a décidé d’un gel de 90 jours sur presque toute l’aide étrangère américaine, une mesure qui pourrait aboutir à la suppression pure et simple de l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID). Ce gel frappe de plein fouet Haïti, un pays largement dépendant des fonds américains. L’USAID, qui gère environ 40 milliards de dollars par an, pourrait voir ses fonctions transférées au département d’État sous la supervision de Marco Rubio, secrétaire d’État et désormais administrateur par intérim de l’agence. « Il ne s’agit pas de mettre fin à l’USAID », a déclaré Rubio, mais plutôt d’assurer que « tout ce qu’ils font soit aligné avec l’intérêt national et la politique étrangère des États-Unis. »
Haïti, déjà en proie à une grave crise économique et institutionnelle, se retrouve en première ligne des impacts de cette décision. Selon les données de USASpending.gov, l’USAID a engagé 368 millions de dollars en contrats et subventions pour Haïti depuis le début de l’année fiscale 2024. Mais avec cette nouvelle mesure, près de 330 millions de dollars destinés à des programmes en cours risquent d’être suspendus, mettant en péril de nombreux projets humanitaires et de développement.
L’un des aspects les plus controversés de cette aide est le faible montant alloué directement aux organisations locales. Depuis octobre 2023, seulement 7,6 % des fonds de l’USAID destinés à Haïti ont été versés à des organisations haïtiennes, le reste étant capté par des entreprises américaines. L’organisation haïtienne SEROvie, spécialisée dans l’aide aux jeunes vulnérables et la lutte contre le VIH/SIDA, devait recevoir 2,5 millions de dollars supplémentaires, désormais gelés. Papyrus S.A., un cabinet local chargé du programme de renforcement de la société civile, voit également son financement de 1,4 million de dollars compromis.
L’USAID s’appuyait également sur les agences onusiennes pour la mise en œuvre de son aide en Haïti. Le Programme alimentaire mondial (PAM), l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) et l’UNICEF ont reçu près de 40 % des 368 millions de dollars alloués à Haïti cette année. Le gel des fonds compromet notamment un programme de 9 millions de dollars destiné à renforcer la capacité d’Haïti à accueillir ses ressortissants expulsés des États-Unis, ainsi qu’un financement de 39 millions pour l’assistance aux déplacés internes, qui sont aujourd’hui plus d’un million.
Le PAM, premier bénéficiaire de l’aide américaine en Haïti, avait reçu plus de 70 millions de dollars cette année pour son programme de cantines scolaires qui nourrit près de 500 000 enfants. Contrairement aux distributions alimentaires qui inondent le marché haïtien de surplus agricoles américains, ce programme privilégiait de plus en plus l’achat local. « L’objectif du gouvernement est que toute la nourriture servie dans les écoles soit produite localement, et nous voulons aider à y parvenir », a expliqué Wanja Kaaria, directrice du PAM en Haïti.
Mais l’essentiel des fonds de l’USAID ne bénéficie pas directement aux Haïtiens. Depuis des décennies, la majorité des contrats sont attribués à des entreprises américaines basées dans la région de Washington, surnommées les « Beltway Bandits ». En 2024, Chemonics International a reçu 1,5 milliard de dollars au niveau mondial. Après le séisme de 2010, plus de la moitié des fonds destinés à Haïti ont été captés par des entreprises américaines, dont Chemonics et Development Alternatives Inc. (DAI), qui à elles seules ont absorbé plus de 20 % des fonds. DAI gère actuellement trois programmes en Haïti, représentant 25 millions de dollars, tandis que Tetra Tech supervise un programme de sécurité citoyenne de 24 millions de dollars.
Cette industrie de l’aide au développement a généré une bureaucratie tentaculaire, où les dirigeants de ces entreprises engrangent des salaires exorbitants. Le PDG de Chemonics, par exemple, perçoit 955 000 dollars par an. Le gel des fonds menace l’emploi de près de 3 000 professionnels du développement basés à Washington, selon Devex.
L’USAID a également joué un rôle actif dans la politique haïtienne. En 2010, l’agence a discrètement financé des organisations pro-Martelly à hauteur de 100 000 dollars, influençant ainsi les élections. Plus récemment, en septembre dernier, l’USAID a versé 1 million de dollars au Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) afin de financer le Conseil électoral provisoire haïtien. L’agence a aussi attribué un contrat de 17 millions de dollars au Consortium for Elections and Political Process Strengthening, une coalition comprenant le National Democratic Institute (NDI), l’International Republican Institute (IRI) et l’International Foundation for Electoral Systems (IFES). L’IRI, en particulier, est connu pour son rôle dans l’opposition au gouvernement d’Aristide dans les années 2000.
Si le système d’aide américain est profondément critiquable, la disparition de l’USAID ou son absorption par le département d’État ne résoudra en rien les dérives observées. Bien au contraire, cela risque d’accentuer l’instrumentalisation de l’aide à des fins politiques. Comme le souligne Jake Johnston dans son analyse, « là où l’aide étrangère est la moins efficace, c’est parce qu’elle est conçue pour promouvoir les intérêts américains plutôt que pour répondre aux besoins des populations locales. »
Référence : Jake Johnston, Where Does the Money Go? A Look at USAID Spending in Haiti, February 10, 2025.