PORT-AU-PRINCE, jeudi 17 avril 2025 (RHINEWS)-Depuis la spectaculaire irruption des groupes armés de la coalition « Viv Ansanm » jusqu’à la prise symbolique et stratégique de la commune de Mirebalais, l’illusion d’un redressement sécuritaire en Haïti s’effondre jour après jour. Ce qui ressemblait naguère à une crise sporadique de l’autorité publique devient une reconfiguration méthodique du territoire national entre les mains de chefs de guerre urbains.
La scène qui a choqué l’opinion publique – la vidéo virale dans laquelle Jeff « Gwo Lwa », chef de gang de Canaan, et Lanmò San Jou, leader redouté de Croix-des-Bouquets, revendiquaient triomphalement la prise de Mirebalais – est plus qu’un acte de communication. Elle est le symptôme d’un État en déroute, d’un pouvoir incapable de défendre les frontières de ses propres institutions. Comment expliquer que ces hommes aient pu traverser les hauteurs de « Mòn Kabrit », longer la route nationale numéro 3, contourner les zones résidentielles comme Village Lumane Casimir et atteindre Mirebalais sans rencontrer la moindre résistance policière ou militaire ? Une interrogation lancinante qui ronge la conscience collective et creuse le désespoir des citoyens.
La chute de Mirebalais, située à l’entrée du département du Centre, pose une question glaçante : qu’est-ce qui empêcherait désormais ces groupes armés de fondre sur Hinche ou même sur le Cap-Haïtien ? Le Grand Sud, bien que défendu par un commissaire farouche – Jean Ernest Muscadin –, n’est pas à l’abri d’un basculement dans le chaos.
Le phénomène n’a rien d’anecdotique ni de passager. Il s’inscrit dans une logique d’expansion froide, presque géométrique, de l’emprise des groupes armés sur la capitale haïtienne et ses confins. À Kenskoff, ces milices lourdement armées gagnent du terrain, progressant vers Thomassin, bastion encore debout mais de plus en plus vulnérable. À Carrefour, elles règnent en maîtres absolus : organisant la circulation, percevant des taxes clandestines, dictant leurs lois dans l’ombre d’institutions publiques réduites à l’état de ruines symboliques. À Croix-des-Bouquets, zone névralgique de l’Est, la normalité a cédé la place à un ordre parallèle fondé sur la violence et la peur.
Dans la plaine du Cul-de-Sac, la chute de Canaan et des quartiers voisins n’était que le prélude funèbre d’un effondrement plus vaste : celui de l’autorité républicaine, vacillante comme une flamme battue par le vent. Carrefour-Feuilles, Bas-Delmas, Delmas 30, Pernier, une portion de Tabarre… la litanie s’allonge de ces territoires livrés à l’oubli, où l’État ne subsiste plus qu’en traces éteintes, en symboles délabrés d’une souveraineté réduite à l’illusion.
Dans une formule désormais gravée dans la mémoire collective, l’ancienne ministre de la Justice, EmmelieProphète Milcé, avait déjà posé le diagnostic avec une justesse glaciale : ce sont, disait-elle, des territoires perdus de la République.
Le constat est glaçant. Il ne reste que quelques quartiers « stratégiques » pour empêcher la capitale de tomber entièrement dans les mains des groupes armés. Le quartier de Canapé-Vert en est un exemple. Grâce à une mobilisation populaire incarnée par un leader local, Samuel, des brigades de vigilance ont vu le jour pour résister à l’expansion des gangs. Ces citoyens organisés expriment à la fois leur ras-le-bol face à l’impunité des gangs et leur colère contre le gouvernement de transition dirigé par Alix Fils-Aimé.
M. Fils Aimé avait, l’espace de quelques heures, ravivé l’étincelle vacillante de l’espérance en nommant, il y a déjà trois mois, Mario Andrésol — ancien directeur général de la Police nationale au parcours exemplaire, qui, de 2006 à 2008, avait, aux côtés des forces onusiennes, restauré la quiétude dans un pays saigné par la crise politique et les violences armées — au secrétariat d’État à la Sécurité publique. Cette décision, aussitôt suivie d’opérations menées par l’essaim de drones-suicide de la « Task Force » gouvernementale, marquait un véritable point de bascule : l’aube d’une reconquête résolue, portée par un État déterminé à briser les chaînes de l’impuissance, à reboucher les brèches de son territoire et à réaffirmer enfin sa souveraineté jadis bafouée.
Mais cette éclaircie n’aura été qu’un leurre, une parenthèse vite refermée. Les drones se sont tus. Les opérations se sont interrompues, sans justification, sans évaluation, sans direction apparente. Pire encore : la Mission kenyane — censée incarner le pilier de l’intervention internationale en matière de sécurité — semble amorcer un repli discret, presque clandestin, depuis l’assassinat de deux de ses agents dans l’Artibonite. Ce silence stratégique, chargé d’incertitude, sonne comme une désillusion de plus. Et dans cette torpeur, une angoisse s’installe : celle d’un peuple livré à lui-même, face à l’ombre qui avance.
Des observateurs notent la disparition des véhicules blindés kenyans dans les zones sensibles. Est-ce une manœuvre tactique ou un repli définitif dicté par les pressions populaires sur le président kényan William Ruto ? La question reste en suspens, mais les conséquences, elles, sont tangibles : l’État haïtien perd chaque jour du terrain.
Déjà, plus d’une centaine d’institutions publiques ont été contraintes d’abandonner leur implantation d’origine. Le phénomène de relocalisation s’accélère : vers le Nord, vers le Sud, vers tout lieu encore épargné par la déferlante armée. Des entreprises privées telles que DIGICEL et NATCOM envisageraient, selon des sources concordantes, de déplacer leur siège. Des ONG internationales réduisent leurs activités ou changent de base logistique. L’exode institutionnel, nouveau marqueur de l’effondrement haïtien, prend forme.
Alors surgit l’interrogation ultime, vertigineuse : que cherchent réellement ces groupes armés ? La richesse, le territoire, le pouvoir politique ? Sont-ils les simples vecteurs d’un chaos sans cause, ou les nouveaux régulateurs d’un ordre parallèle, imposé dans le vide d’un État démissionnaire ? Incarnent-ils une tentative d’instaurer un pacte social inédit que nul n’a encore osé formuler — ni même envisager ? Ou ne s’agit-il, plus cyniquement, que d’une gigantesque opération foncière, destinée à préparer une reconstruction sous tutelle étrangère, dans une capitale vidée de ses habitants ? Est-ce le tumulte organisé d’un pays piégé dans ses propres cendres, pour mieux garantir l’oubli – et l’amnistie – des crimes de PetroCaribe et d’autres forfaitures restées impunies ? Ou encore, un stratagème froidement élaboré pour maintenir le statu quo, faire durer l’insoutenable et figer Haïti dans une paralysie profitable à certains ?
Autant de questions lancées dans le vide, sans réponse officielle, mais qui résonnent avec de plus en plus d’insistance dans les entrailles d’une nation qui vacille