Par Francklyn B. Geffrard,
MIAMI, dimanche 20 avril 2025,(RHINEWS)-La décision imminente des États-Unis de désigner les principales coalitions de gangs haïtiens comme « organisations terroristes étrangères » marque un tournant historique dans la relation entre Washington et Port-au-Prince. Si elle se concrétise, cette désignation, réclamée depuis des mois par des acteurs haïtiens et régionaux, ne sera pas qu’un acte symbolique : elle pourrait redéfinir les contours mêmes de la lutte contre la violence en Haïti. Mais elle soulève aussi une série de questions fondamentales, à la fois pour la souveraineté d’Haïti et la crédibilité de l’engagement américain.
D’abord, qu’implique une telle désignation ? Sur le plan juridique, elle permet aux États-Unis d’élargir leur arsenal répressif bien au-delà des frontières nationales. Toute personne ou entité, qu’elle soit haïtienne, colombienne, américaine ou autre, soupçonnée de fournir un appui financier, logistique ou opérationnel aux groupes désignés – comme Viv Ansanm ou Gran Grif – pourra être poursuivie comme complice de terrorisme. Les sanctions économiques, les gels d’avoirs, les interdictions de voyager et même les extraditions deviendront des outils légitimes de répression. Le message est clair : collaborer avec ces groupes, c’est faire partie d’une machine terroriste.
Mais cette requalification n’est pas neutre. Elle ouvre la voie à l’incarcération de ressortissants haïtiens dans des établissements ultrarépressifs comme le centre de confinement du terrorisme (CECOT) au Salvador, une prison décrite par certains juristes comme une version moderne du bagne. En invoquant l’Alien Enemies Act, la Maison-Blanche entend se passer de longues procédures judiciaires pour transférer rapidement des suspects, parfois sans procès équitable. À ce niveau, l’éthique entre en tension avec la stratégie : éliminer la menace, certes, mais à quel prix pour l’État de droit ?
Pour les gangs haïtiens, cette désignation pourrait signifier l’étau judiciaire et militaire le plus dur depuis leur émergence. Le spectre de l’incarcération dans des cellules surpeuplées et ultra-sécurisées, aux côtés de figures du crime transnational comme les membres de MS-13 ou de Tren de Aragua, pourrait peser sur le moral et la logistique des chefs de gangs. Les peines encourues, en cas de coopération avec une organisation terroriste étrangère, incluent jusqu’à la réclusion criminelle à perpétuité dans certains cas. Le simple fait d’envoyer une somme d’argent ou un colis à un chef de gang pourrait devenir passible de poursuites internationales.
Mais cette nouvelle approche signifie-t-elle que les États-Unis fourniront enfin les moyens nécessaires pour démanteler ces organisations ? Là réside toute l’ambiguïté. Car s’il s’agit uniquement de sanctions, de poursuites judiciaires et de transferts vers des prisons étrangères, alors le problème haïtien ne sera que déplacé, pas résolu. Or, l’histoire montre que lorsqu’ils sont vraiment déterminés, les États-Unis peuvent éradiquer des menaces terroristes : l’Afghanistan post-11 septembre, la traque de l’État islamique en Irak, les interventions au Yémen contre Al-Qaïda, ou encore les soutiens militaires et logistiques massifs au Nigeria pour lutter contre Boko Haram.
Dans ces cas, la désignation terroriste a été suivie d’un engagement militaire, diplomatique et humanitaire tangible. Si Washington applique la même intensité stratégique à Haïti, alors oui, les jours des gangs pourraient être comptés. Mais cela supposerait un changement complet de posture : soutien renforcé à la PNH, appui aux opérations du contingent kényan, relance de la coopération régionale et surtout, une politique de reconstruction des institutions haïtiennes, minées par des décennies de corruption et de clientélisme.
Car une désignation ne guérit pas une société fracturée. Si elle est mal accompagnée, elle pourrait au contraire marginaliser davantage une population déjà prise en otage, effrayer les bailleurs internationaux, bloquer les flux d’assistance et favoriser une logique de guerre sans fin.
Le précédent dominicain est éclairant : en février dernier, le président Abinader a désigné 26 gangs haïtiens comme terroristes. Résultat immédiat : fermeture des frontières, surenchère sécuritaire, mais peu d’impact sur le terrain haïtien. La mesure s’est révélée plus politique que pragmatique, suscitant même des inquiétudes quant à une future intervention militaire unilatérale.
Si les États-Unis veulent éviter cet écueil, ils devront joindre l’acte à la méthode. Il faudra des moyens. De l’intelligence. Une coalition régionale structurée. Et surtout, une volonté de traiter Haïti non pas comme un foyer de désordre à contenir, mais comme un État à reconstruire.
Désigner, c’est facile. Démanteler, c’est autre chose. Et ce combat-là ne se gagnera pas uniquement depuis Washington.
Cependant, si la désignation des principaux gangs haïtiens comme organisations terroristes étrangères est confirmée dans les prochains jours, elle pourrait bouleverser durablement les ambitions politiques et territoriales des chefs de gangs et de leurs alliés au sein de l’élite politico-économique haïtienne. En effet, ce nouveau statut ne se limite pas à une étiquette : il déclenche un arsenal de conséquences juridiques, financières et sécuritaires qui rendraient plus risqué, plus coûteux, et potentiellement suicidaire tout projet de prise du pouvoir par la force.
Jusqu’ici, des coalitions armées comme Viv Ansanm ont entretenu des ambitions politiques à peine voilées, multipliant les déclarations menaçantes, les assauts contre les institutions, et les tractations souterraines avec des acteurs du pouvoir en place ou en exil. Leurs réseaux s’étendaient bien au-delà du bitume haïtien, jusqu’en République dominicaine, en Floride, en Colombie, et parfois même dans certaines ONG, entreprises de sécurité ou institutions religieuses. Ce maillage transnational est précisément ce que la désignation terroriste vise à démanteler.
Dès lors que ces groupes seront officiellement classés comme terroristes par Washington, leurs soutiens, quels qu’ils soient, deviendront passibles de lourdes sanctions. Cela comprend les financeurs, les avocats, les passeurs d’armes, les blanchisseurs d’argent, les élus complices, voire même certains journalistes ou influenceurs qui auraient sciemment relayé leur propagande. Ce n’est donc pas seulement l’avenir militaire des gangs qui est en jeu, mais aussi l’avenir politique de toute une frange d’individus ou d’organisations qui ont parié sur leur montée en puissance.
Concrètement, cela signifie que toute tentative de prise de pouvoir par la force – ou même de participation politique directe ou indirecte par des relais civils des gangs – pourra être interprétée par les États-Unis comme une stratégie terroriste et traitée comme telle. Cela pourrait justifier une intervention étrangère élargie, des arrestations internationales, des gels de comptes, des mandats Interpol, ou des frappes ciblées contre les chefs de file.
Dans l’histoire récente, plusieurs exemples illustrent les conséquences d’une telle évolution : en Afghanistan, les Talibans ont été traqués pendant plus de dix ans après leur désignation comme groupe terroriste ; en Colombie, les FARC ont vu leurs finances asséchées, leurs chefs éliminés un à un, et leur intégration politique ne fut possible qu’après désarmement total et négociation supervisée ; au Nigéria, Boko Haram a été marginalisé et décapité sur le plan structurel, même si les racines du problème subsistent. En Haïti, un tel scénario pourrait se traduire par l’interdiction de tout canal politique ou institutionnel pour les relais civils des gangs, l’intensification des opérations spéciales, y compris des éliminations ciblées appuyées par du renseignement étranger, le sabotage des flux financiers en provenance de la diaspora, souvent utilisés pour financer les armes et la logistique, et la mise à l’écart diplomatique de toute personnalité soupçonnée de connivence avec ces groupes.
Autrement dit, le rêve de certains caïds de se transformer en chefs d’État ou en faiseurs de rois pourrait s’effondrer brutalement. L’ère des « gangs-rois », installés dans des zones grises entre la politique, le business et la terreur, pourrait céder la place à une traque internationale d’une intensité inédite dans l’histoire haïtienne.
Mais cet avenir dépendra d’un facteur fondamental : la volonté des États-Unis d’aller au bout de leur logique. Car si la désignation n’est pas suivie d’un soutien réel à la sécurisation du territoire haïtien, à la reconstruction institutionnelle et à la poursuite systématique des complices, alors les gangs pourraient tout simplement adapter leur stratégie, se camoufler dans de nouvelles structures, ou encore pactiser avec des factions politiques prêtes à les recycler.
En somme, cette désignation est une lame à double tranchant. Elle peut enterrer définitivement le projet politique des gangs, ou au contraire les pousser à accélérer leur prise de pouvoir par désespoir. Dans les deux cas, le compte à rebours est enclenché.