Par Me. Sonet Saint-Louis,
C’est tout simplement manquer de jugement que d’adhérer à une formule sans cesse renouvelée qui, dans le contexte d’un pays, conduit à une vraie impasse. Valéry Numa a raison en disant que nous sommes une société corrompue qui s’amuse à renouveler constamment l’échec à la gouvernance d’Haïti et le pire, avec cette attitude erronée, nous prétendons vouloir changer Haïti. Ainsi nous mentons à nous-mêmes et au reste du monde. C’est pourquoi personne ne prend Haïti au sérieux. Pour beaucoup, ce pays incapable d’évolution constitue une perte de temps et d’argent.
Comment une société peut-elle fonctionner sans sanction, surtout quand elle a fait le choix de la bêtise et du refus du savoir ? Des intellectuels haïtiens ont écrit cette semaine des articles pour critiquer le choix du gouvernement américain d’envoyer Kenneth Merten comme chargé d’affaires en Haïti. Pour eux, ce recyclage est une insulte à la nation haïtienne, en se basant sur la nature et le résultat de son action lorsqu’il était en fonction en Haïti. Mais qui a le pouvoir d’établir un bilan de la mission de Merten si ce n’est celui qui l’avait envoyé en mission : son pays, les États-Unis ? Pourquoi s’en étonner puisque nous aussi pratiquons le recyclage.
Kenneth Merten, Michèle Sison et Hélène La Lime ont bel et bien échoué dans leurs objectifs déclarés vendus aux naïfs d’Haïti. Il faut être inconscient pour répéter une telle erreur. J’ai enseigné à mes étudiants en méthodologie de la recherche une vérité que j’ai découverte très tard : derrière tout projet ou toute mission, il y a un mensonge. On a bien vu que le projet de renforcement de l’État de droit à la base de la mission de l’ONU en Haïti a finalement conduit à la destruction d’Haïti. C’est de l’inconscience et de la légèreté de laisser à quelqu’un la tâche de construire un projet pour vous. Votre projet, c’est votre identité, votre fondamental à partir duquel vous définissez votre propre réalité.
Notre Premier ministre actuel n’avait-il pas été ministre des Affaires sociales et de l’Intérieur ? Pendant son passage à la tête de ces deux institutions, quel problème avait-il résolu ou aidé à résoudre ? Hissé au poste de Premier ministre, il confisque non seulement la totalité de la fonction exécutive mais aussi celle du Parlement sans qu’aucun résultat ne lui soit exigé. Personne n’y décèle d’inconvénient. Il n’est pas le premier et il ne sera pas le dernier, malheureusement.
Maladie ou aveuglement? Ceux qui nous gouvernent ou nous ont gouvernés veulent presque tous occuper toutes les avenues du pouvoir sans interruption. Et pour quel résultat ? Car ce que nous constatons aujourd’hui c’est la mort de l’État. La vie politique haïtienne est une succession d’échecs partagés entre des acteurs opposés et qui, régulièrement, reviennent dans l’espace décisionnel pour offrir le spectacle de la bêtise suprême. Tout se passe comme si nous étions une société incapable d’accéder au beau, au vrai, à la qualité et l’excellence.
Revenons à la politique américaine ! Pourquoi le bilan de Merten serait-il un problème pour sa reconduction en Haïti ? L’état d’esprit des citoyens face à la réalité de l’alternance du mal contre laquelle Valéry Numa est en révolte, doit nous interpeller. Nous sommes à un moment historique où chacun doit s’engager. Le courage, c’est d’aller au fond des choses, non seulement pour comprendre le réel mais aussi pour le transformer. Il faut passer de l’échec au résultat qualitatif. De la fainéantise et de la facilité à l’obligation de résultat.
Je me rappelle un jour que je devais passer une entrevue pour un poste de manager à Care International, une ONG. La personne qui conduisait l’entrevue m’avait dit : « Je n’ai qu’une seule question à vous poser : étant donné que vous étiez manager à la World Vision International, dites-moi quel problème avez-vous résolu ? Quel bilan positif de votre tâche qui justifierait que vous êtes la personne la mieux indiquée pour occuper cette fonction ? Allez-y ! Pas plus que deux réalisations ! ». Je lui en ai présenté deux et il m’avait déclaré : « Si vos informations sont exactes, demain les ressources prendront contact avec vous pour commencer. ». J’avais obtenu le poste et depuis cet épisode, j’avais une tout autre compréhension du travail et d’une carrière professionnelle. Je savais que dorénavant je refuserai toute fonction dans laquelle je ne serai pas utile ou aucun résultat n’est exigé pour le salaire que je reçois. Je n’accepterai pas non plus des emplois ou des fonctions de compromission. À quoi sert d’avoir un poste de gouvernant, de réussir vous-même avec vos amis et votre clan et de laisser mourir votre patrie ?
On est au pouvoir pour servir les citoyens. C’est pourquoi l’expérience dans la corruption et la médiocrité ne vaut pas. Il ne suffit de dire que vous étiez un haut fonctionnaire de l’administration publique pendant vingt ans ou plus, ou d’avoir été au gouvernement, vous devez avoir réalisé quelque chose pour l’État et la société. Comme disait Victor Hugo, donnez-moi vos vingt ans puisque vous qui n’en faites rien. Et Sénèque eut un jour à signaler que « ce n’est donc pas une raison parce qu’on a des cheveux blancs et des rides pour qu’on ait vécu longtemps : celui-là n’a pas longtemps vécu, il a été pendant longtemps. » Si l’État est effondré aujourd’hui, ce sont ces hauts fonctionnaires, les anciens et nouveaux gouvernants qui l’ont conduit à la ruine. Cessez donc de parler d’expérience de la vie publique alors que vous avez failli ! L’expérience de la faillite, ce n’est pas une expérience valable parce qu’inutile.
Ces briseurs de rêves devraient plutôt être sévèrement sanctionnés. Au lieu de cela, on leur permet de reprendre le contrôle de notre vie. Quand on était au pouvoir et qu’on veut y revenir, un bilan qualitatif est à communiquer. C’est de cette façon qu’on traite un peuple et démontre qu’on manifeste du respect à son endroit. Nos gouvernants ne respectent pas le pays parce que la société haïtienne ne sanctionne pas, tout passe. C’est une société composée de citoyens immoraux, néfastes pour la République. Quand une société est confrontée à une catastrophe pareille à celle que nous vivons, on fait appel aux hommes et femmes les plus compétents et intègres pour inspirer la nation. Mais chez nous, on recycle les plus incapables. Alors, nous passerons toujours à côté de la vérité que nous devons chercher tous ensemble parce que les incompétents dictent leurs solutions aux problèmes de société et de gouvernance auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés.
Si la corruption et la médiocrité ont pris tellement de la place dans nos institutions au point d’handicaper le fonctionnement de l’État, c’est parce qu’en tant que collectivité nous acceptons cet état de fait. D’une rive à l’autre, chacun a ses médiocres et ses corrompus à promouvoir dans les lieux de décision. En ce sens, la médiocrité n’est pas une fatalité mais chez nous elle est un haut lieu de consensus entre les acteurs sociaux, politiques et économiques. On peut choisir de se convertir au mal en rejetant le bien commun ou faire le contraire. Même l’église à laquelle j’appartiens est incapable de distinguer ce qui élève l’être humain de ce qui le rabaisse : elle tâtonne devant ce qui est acceptable ou ne l’est pas. Pourtant, nous sommes dans une catastrophe et la société haïtienne a plus que besoin d’une parole décisive pour faire croître la vie et la protéger.
Dans toute société moderne ethniquement responsable, la performance, l’efficacité et le souci du résultat sont des critères d’évaluation des objectifs poursuivis. Sur le plan de la gouvernance publique, par rapport à notre manière de gérer le pays, il y a matière à réflexion tant du côté des gouvernants que des gouvernés. Notre attitude consistant à recycler l’échec ne peut plus se poursuivre indéfiniment : il y a un virage à faire. Et cela exige une autre approche et des critères d’évaluation éminemment qualitatifs, évaluatifs.
La persistance des pratiques néfastes au sein de la société globale explique le degré de corruption au sein des élites haïtiennes ; ce qui nous faire que l’espoir de la rédemption d’Haïti n’est pas pour demain. Le renouvellement de l’échec dans la gouvernance du pays démontre que le souci de nos dirigeants n’est pas la recherche du résultat mais sa volonté de jouir des délices que procure tel ou tel poste de responsabilité dans l’administration de l’État.
Nous sommes face à un drame de l’Esprit, celui d’un peuple qui est incapable de prendre conscience de lui-même. Un épaississement des ténèbres qui étouffe la lumière, agresse et éteint brutalement et systématiquement toute espérance, pour répéter le Père Aduel Joachim.
Le message de Valéry Numa indique que nous sommes dans la caducité de l’Esprit. Dans un double mouvement, la caducité explique la mort mais aussi l’évolution de l’Esprit. D’où la nécessité d’une révolution éthique, intellectuelle et politique pour pouvoir mieux rebondir dans l’histoire. Cessons le recyclage de l’échec ! Il ne doit avoir ni de courtisans ni de partisans. Le discours de l’échec n’inspire rien. L’intelligence veut dire résultat, c’est-à-dire capacité à résoudre les problèmes. Paul Valéry disait que le diplôme est l’ennemi de la culture. Une autre manière de dire que toute culture est une culture de résultats. Chez nous, on pense que la connaissance, c’est de détenir un diplôme, parler français en usant des phrases grandiloquentes. L’accès à un poste à haute responsabilité politique est considéré avant tout comme un moyen de distinction sociale et non la volonté de participer à la réalisation d’un projet national axé sur le bien commun.
Comme ce journaliste sociologue, la société haïtienne est fatiguée de ces acteurs improductifs qui dérangent notre vie. Enfin un insoumis qui décide de garder loin de son micro des baragouineurs de la politique traditionnelle haïtienne. Cette attitude de Valery Numa consistant à dénoncer les imposteurs et les éviter, est révolutionnaire. Une prise de conscience qui est arrivée au bon moment, quoi qu’on dise de son itinéraire et de ses erreurs professionnelles pointées du doigt par certains critiques. Pour lui, le temps n’est pas à la glorification de l’erreur mais plutôt à sa réprobation. Enfin un déserteur de cette presse haïtienne, corrompue, complice et responsable de l’état piteux d’Haïti ! De cette sainte colère, en attendant qu’arrive le temps béni des patriotes, ne serait-ce qu’un premier pas vers une révolution éthique, pour l’heure, inculquons aux jeunes générations la culture du résultat qualitatif et de la réussite au lieu de les manipuler pour qu’elles portent les désaccords des politiciens dans les rues ou de les faire accepter des accords passés entre les profiteurs cyniques de la république qui ne les concernent pas. Voilà ce qui me semble être la promesse du meilleur et la semence de l’espoir. Bravo Valery!