Par Guichard DORÉ,
PORT-AU-PRINCE, mercredi 2 octobre 2022– La crise sanitaire provoquée par la pandémie de la maladie infectieuse émergente du coronavirus SARS-COV-2, appelée par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) « COVID-19 », met la nation haïtienne à l’épreuve d’une angoisse hors du commun. Cette pandémie vient compliquer les problèmes sociohistoriques liés à la disponibilité de l’offre de soins de santé tant pour les maladies chroniques et endémiques qu’à la progression des pathologies cardiovasculaires, du cancer du col de l’utérus et d’obésité observée dans les quartiers. Historiquement, les pandémies par la panique, le chagrin, les pertes en vie humaine, le désespoir et le sentiment d’impuissance qui les accompagnent ont eu souvent des incidences sur la trajectoire des nations et modifié profondément diverses civilisations humaines. Tout est dans la compréhension, le sens et l’expression politique que les élites décident de donner aux dégâts et dévastations entraînés par le taux de mortalité et les impacts sociaux et économiques de la catastrophe. De par leurs responsabilités pour apporter une réponse adéquate à une épidémie cruelle et mortelle, les acteurs politiques, les chefs d’entreprises, les salariés et les professionnels de la santé sont préoccupés en tenant compte de l’insuffisance du pays en infrastructures sanitaires. Du nord au sud, de l’est à l’ouest, les habitants sont affolés. Dans la foulée de cette frayeur sans commune mesure dans un passé récent, suite à des cas de COVID-19 identifiés sur le territoire, le 19 mars 2020 le gouvernement a déclaré l’état d’urgence sanitaire. Cette mesure portait les autorités à adopter un ensemble de mesures : la fermeture des écoles, des universités, des usines et lieux de culte ; l’interdiction de rassemblement de plus de 10 personnes ; la fermeture des aéroports et des ports sauf pour le transport des marchandises ; le couvre-feu la nuit de 20 h PM à 5 h AM ; le port du masque obligatoire dans les lieux publics ; le respect de la distanciation physique de 1,5 mètre. Un plan de rotation hebdomadaire de 50% du personnel de l’administration publique a été mis en place. Et, suite à la progression du nombre de cas de contamination et de l’augmentation des décès dans l’administration, la permanence du personnel de la fonction publique a été réduite à 20% de son effectif. Le télétravail est encouragé et assigné aux cadres. Une cellule scientifique a été instituée pour éclairer la décision gouvernementale relative à la gestion de la COVID-19. Le 20 mai 2020 le gouvernement a renouvelé l’état d’urgence sanitaire jusqu’au 20 juillet 2020. En sus de la décision gouvernementale, beaucoup d’entreprises ont arrêté leurs activités et mis au chômage l’ensemble de leurs personnels sans indemnisation.
Officiellement, le gouvernement haïtien n’a jamais affirmé que le pays fût en confinement. Mais, l’état d’urgence sanitaire, en lui-même, fait craindre le pire du côté des familles aisées qui, par mesure de précaution, appliquent l’auto-confinement. Quelles sont les mesures de défense adoptées par la population pour se protéger contre la maladie du coronavirus ? Pour lutter contre le virus, quelles sont les fonctions remplies par les guérisseurs traditionnels ou les tradipraticiens ? Dans un contexte de rareté des produits pharmaceutiques, quelles sont les places réservées aux remèdes issus de la pharmacopée locale ? En période de crise et d’épidémie, comment sécuriser les interventions médicales dans un pays où les plateaux techniques des infrastructures sanitaires sont insuffisants ? Face à la peur et à la situation inédite engendrée par la COVID-19, quel a été le comportement de certains professionnels de la médecine moderne ? Quelles ont été les conséquences économiques et sociales de la pandémie pour les communautés locales ? quelles sont les opportunités de la médecine traditionnelle que la pandémie du coronavirus a révélées ? Pour répondre à ces questions, je procède à une analyse documentaire et à des observations de terrain afin de comprendre la réalité vécue par les patients de la COVID-19 dans le contexte culturel et social de compréhension de la maladie au niveau national et d’expliquer les stratégies déployées par les proches des personnes atteintes par la pandémie du coronavirus pour sortir du chaos de la stigmatisation.
Repli identitaire et débrouillardise comme moyens de défense face à la maladie
Durant les trois mois suivant l’annonce des deux premiers cas de personnes testées positives à la COVID-19 sur le territoire national, les populations connaissent des situations difficiles tant du point psychologique que social. Certaines communautés locales qu’on croyait jusque-là ouvertes se cachent et se cantonnent dans leurs frontières physiques et voient dans le repli identitaire l’occasion inespérée pour repenser le monde de l’après-crise. Les individus inquiets et effrayés par les images et les informations diffusées par la télévision voient dans la croyance divine solidement ancrée dans les quartiers populaires un soubassement socio-symbolique qui pourrait les empêcher d’être atteints par cette maladie infectieuse. La peur est intense d’autant plus que selon les faits et chiffres de l’organisation mondiale de la santé (OMS), la pandémie du coronavirus a déjà provoqué des centaines de milliers10 de morts dans le monde. De leur côté, face à la souffrance du corps et du psychisme, les défaitistes s’appuient sur les usages culturels et les pratiques cultuelles locales d’interprétation de la maladie en recourant au référentiel magico-religieux pour donner un sens social et spirituel aux troubles et symptômes naturels, surnaturels ou biologiques dont ils sont l’objet cherchant, par ainsi, la solidarité émotionnelle de leur groupe d’appartenance. Dans l’atmosphère d’incertitudes et de tâtonnements observés en ce qui a trait aux protocoles de soins de la médecine occidentale relatifs à la pandémie de la COVID-19 qui décime des centaines de milliers de personnes à la santé fragile, ritualisés sur les plateaux des chaînes de télévision, les guérisseurs haïtiens de la médecine traditionnelle reprennent des parts de marché dans les villes. Ainsi, les savoirs locaux dérivés de la pratique et de la maîtrise, au fil des ans, des vertus des plantes médicinales jusque-là oubliées sont utilisées par les habitants de l’aire métropolitaine de Port-au-Prince comme une prescription universelle pour faire face à la pandémie. L’utilisation, la remémoration et la prise de conscience des savoir-faire médicaux locaux acquis par des générations poussent les Port-au-princiens à la conversion spirituelle permise par un acte protecteur vis-à-vis d’une maladie perçue comme « une causalité sociale, symbolique et spirituelle (…) une sanction punitive ou expiatoire » .
Parallèlement à la débrouillardise développée par les habitants des quartiers populaires pour avoir accès aux soins de santé auprès des guérisseurs de la médecine traditionnelle appelés localement doktè fèy, les hôpitaux peu nombreux dédiés au traitement des malades de la COVID-19 sont saturés. Au quotidien, les migrants venant de la République dominicaine se comptent par millier. Beaucoup d’entre eux, infectés par le virus, fuient le contrôle sanitaire aux frontières pour ne pas se faire repérer et connaître les stigmatisations, une fois rentrée dans leur village d’origine. Ces migrants qui travaillaient, pour la plupart, dans l’industrie touristique dominicaine lourdement affectée par les effets du coronavirus, sont rentrés au pays mais beaucoup d’entre eux ont emprunté des points de passage non contrôlés à la frontière pour ne pas se faire contrôler par les autorités sanitaires.
Les guérisseurs traditionnels prennent de l’espace
Dans les quartiers populaires, les habitants se plaignent d’une fièvre, de courbature intense, de toux et de fatigue. Ils assimilent cet état de fait à une épidémie de fièvre. Pour les autorités sanitaires, cette poussée de fièvre n’est autre que le Coronavirus. Pour dissiper les doutes, le ministère de la Santé publique et de la Population (MSPP) a déclaré au cours de la première semaine du mois de mai que l’épidémie dite de fièvre et les symptômes qui les accompagnent observés dans l’aire métropolitaine de Port-au-Prince présentent le tableau clinique du coronavirus : panique, peur et stupéfaction. Dans les quartiers, les malades fuient les établissements sanitaires. Les praticiens hospitaliers tâtonnent car les protocoles de soins changent régulièrement en tenant compte de nouvelles connaissances sur la maladie. Les autorités de santé donnent l’impression qu’elles sont dépassées par la vitesse de la propagation du virus d’autant plus que les matériels médicaux et équipements de protection personnelle commandés à l’étranger par le gouvernement n’étaient pas encore disponibles sur le territoire national.
De leur côté, les tradipraticiens multiplient les recettes issues de la pharmacopée locale. Dans cette atmosphère suspicieuse comment la maladie intégrée dans le corps souffrant parvient-elle à porter les malades à recourir à l’ethnomédecine comme solution à une pandémie pour laquelle les laboratoires occidentaux les mieux équipés ne parvenaient pas à trouver un médicament qui fait consensus au sein de la communauté scientifique médicale ? Comment les pratiques sociales et la compréhension des facteurs pathologiques agissent-elles sur la santé des malades de la COVID-19 ? Comment ces pratiques sociales orientent-elles les comportements sociaux des habitants des quartiers populaires au regard de leurs perceptions et traditions médicales ? Avec l’augmentation du nombre de morts dans les hôpitaux dues à la COVID-19, beaucoup d’Haïtiens de l’intérieur et de la diaspora atteints du virus refusaient d’aller à l’hôpital afin de fuir les thérapies biomédicales occidentales. Alors est-il raisonnable de prescrire ou donner des soins dans le contexte de crise sanitaire non maitrisée sans tenir compte du problème de croyances liées à la santé dans une société, sans prendre en compte les référents socioculturels des malades et négliger la cosmogonie locale en matière de santé et de guérison ?
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