Les pouvoirs législatif et judiciaire ont le devoir de défendre la constitution

Me Sonet Saint-Louis, professeur de droit constitutionnel

7 février 2021 ? Ou 7 février 2022 ? Le conflit sur la fin du mandat du président de la République se poursuit âprement. Le juriste Sonet Saint-Louis s’invite à ce grand débat et en appelle aux deux pouvoirs d’État – le judiciaire et le législatif – pour trancher sur la question.

Par Me. Sonet Saint-Louis, professeur de droit constitutionnel,

Le pouvoir judiciaire et le pouvoir législatif ont le devoir constitutionnel de protéger la Constitution et de sauvegarder les droits du peuple. Cette responsabilité assignée à chacun des trois pouvoirs de l’État semble être occultée par ceux-là même qui en ont la charge. Ils oublient malheureusement que la force de notre démocratie demeure justement dans le respect de notre charte fondamentale qui protège chaque Haïtien contre la violence et l’arbitraire et c’est le rôle principal des détenteurs des pouvoirs publics de la protéger, ainsi que les citoyens. À la veille du 7 février 2021, le spectre d’une guerre qui remettra tout en question est bien réel. On apprend que des gangs ont déjà investi les rues pour exiger que le chef de l’État reste en selle. Du jamais vu !

Il n’est pas exagéré d’affirmer que le peuple s’engouffre dans le chaos total. Et ce n’est pas faute de connaissance mais parce qu’il a des dirigeants qui ne se montrent pas à la hauteur de leurs responsabilités.

Nous avons des exemples dans des pays – non loin de chez nous – où il y a des hommes et des institutions qui savent quoi faire pour sauver leur pays du pire. En Haïti, nos gouvernants, pour cacher leur irresponsabilité, entonnent à longueur de journée que nos institutions sont faibles. En réalité, ce sont pas nos structures institutionnelles qui sont défaillantes mais ce sont plutôt les hommes et les femmes qui les intègrent qui manquent de valeur personnelle, de savoir-faire et de savoir-être, juge avec raison le docteur Sylvain Exantus, l’ancien président de la Fédération protestante d’Haïti. Pris d’une sainte colère, il a fait une déclaration à Radio Quisqueya sur la situation actuelle qui peut être considérée comme un dernier appel à la raison.

Récemment, le président du tiers du Sénat, l’honorable Joseph Lambert, se réjouit d’avoir été invité à participer à l’investiture du président Joe Biden, le 20 janvier dernier. Mais ce que ce parlementaire devrait aussi enseigner à son peuple, c’est qu’il s’agit d’un rendez-vous officiel où le président élu sous l’autorité du Président de la Cour suprême prête serment sur la bible devant les sénateurs et députés, réunis en cette occasion. Celui-ci, en tant que président de cette instance, ainsi que les parlementaires, doivent jurer de respecter et de protéger la Constitution des États-Unis.

Pensez-vous une minute qu’en face des juges et des parlementaires américains, dans ses prises de position publiques, devant la société civile américaine ou encore dans les médias, un président se permettrait de blasphémer la Constitution des États-Unis ? Croyez-vous que les médias américains prendraient sur eux de relayer de tels propos? Non ! Mais pourquoi sous le ciel d’Haïti cela est possible ? Et ce, tous les jours.

*Primauté du temps constitutionnel : un principe pour tous*
Dans ce même ordre d’idées, d’autres questions surgissent. Quelle compréhension avait le Président de la République lorsque, il y a plus d’une année, il a constaté la caducité du parlement ? Dans une approche constitutionnelle, partagée par beaucoup de juristes, il a fait valoir que le mandat de dix-huit sénateurs élus pour six ans était arrivé à terme en janvier 2020. Il s’est appuyé sur le fait que leur charge avait commencé deux ans avant leur élection, se référant au principe de la primauté du temps constitutionnel sur le temps électoral.

Pourquoi, ce principe justement évoqué par le Président de la République pour les parlementaires n’est-il pas applicable dans son propre cas ? Que fait-il du principe de l’égalité de citoyens devant la loi, consacrée par l’article 18 de la Constitution de 1987 ? Cette norme constitue pourtant le fondement du système juridique national dont la Cour de cassation a l’obligation constitutionnelle d’en assurer la cohérence.

Quelque soit le style du président Jovenel Moïse, qu’il croit ou non dans la démocratie, qu’il ait ou non un penchant pour l’autoritarisme, il n’est pas au-dessus des pouvoirs. Comme personnage central de l’État, il est placé pour assurer le bon fonctionnement des institutions, des pouvoirs publics et la continuité de l’État, comme le lui ordonne l’article 136 de la Constitution. En effet, les attributions du président sont définies par la loi mère. Le Chef de l’État n’a d’autres pouvoirs que ceux qui lui sont attribués par la Constitution (Art 150 de la Constitution). De même que les limites de chaque pouvoir sont fixés par cette même loi fondamentale.

Tout le monde est d’avis que les conditions d’une explosion de la société sont réelles. En ce sens, les deux autres pouvoirs légitimes de la démocratie, dépositaires au même titre que l’Exécutif de la souveraineté nationale, devraient à mon sens envoyer un message clair au Président Moïse et attirer son attention sur le danger que court la république, s’il persiste à nier un fait constitutionnel, c’est-à-dire que son mandat prend fin le 7 février 2021. Les juges de notre Cour suprême, tout comme les dix sénateurs restant, sont les responsables des pouvoirs d’État, en l’occurrence le judiciaire et le législatif. Comme l’a souligné mon ancien professeur de sciences sociales, Me Hannibal Coffy, devenu un grand ami, « la souveraineté est l’addition des trois pouvoirs ». Aucun d’eux n’est détenteur d’une portion supérieure, mais les trois pouvoirs constituent le fondement de l’État. C’est ce qui autorise les juges de notre Cour, en tant que gardiens de l’ordre républicain, restaurateurs de la paix, à prendre position. C’est une fonction noble que d’être juge, encore plus noble de l’être à la Cour de Cassation car il faut plus que du courage pour l’exercer. Celui qui en est investi doit avoir le sens de la République.

La Constitution de 1987 a créé un cadre moderne du fonctionnement de l’État en hissant la justice au rang de pouvoir démocratique. Je ne crois pas que Madame Manigat ou Monsieur Claude Moise, deux classiques haïtiens de notre espace du droit constitutionnel, auraient une opinion contraire. La Constitution française de 1958 n’est pas celle d’Haïti de 1987. En France, la justice est une autorité, en Haïti, elle constitue un pouvoir légitime de la démocratie, co dépositaire de la souveraineté nationale. Le commentaire de mon camarade de promotion en philosophie à l’École normale supérieure, Dr Chery Blair, se justifie dans cet ordre d’idée et rencontre celui déjà émis par le Dr Guerilus Fanfan, un autre camarade promotion (depuis le cycle primaire à « Nan Café » sous les bambous, jusqu’aux études doctorales en droit à l’Université du Québec à Montréal). À maintes reprises, il a invité nos juges à ne pas confondre le tribunal et le pouvoir. Donc la fonction juridictionnelle et l’exercice du pouvoir, qui est un attribut de la souveraineté, elle-même liée au caractère démocratique des pouvoirs de l’État.

*Le rôle des deux pouvoirs*
De ce point de vue, les deux pouvoirs doivent – peuvent – empêcher que le Président, chef du pouvoir exécutif, de s’emparer de l’État, de la souveraineté nationale pour nous faire retourner à l’âge des dictatures et de l’autoritarisme. L’histoire des démocraties modernes révèle de ce qu’on pourrait appeler un tronc juridique commun aux sociétés : dans tous les pays démocratiques où la justice est un pouvoir, les Cours suprêmes jouent le rôle de protection de la Constitution, de l’égalité des droits et de la démocratie. Tel devrait être le cas pour la Cour de cassation en Haïti.

À partir de 1987, notre loi mère lui a fixé un cadre moderne de fonctionnement (Me Camille Leblanc). Haïti est une république. Ce concept doit être pris dans son sens démocratique. Car, comme l’a bien expliqué le politologue et expert en gouvernance publique, John Miller Beauvoir, dans son ouvrage intitulé « Démocratie: mythes et limites, regard sur l’expérience haïtienne », le pouvoir à tous les niveaux est exercé par des autorités élues. Donc, pour comprendre ce cadre nouveau tel que présenté ici, il faut tenir les concepts de souveraineté, de démocratie et du pouvoir comme étant liés. En ce sens, les articles 58, 59 et 173 de la Constitution sont à prendre en considération parce qu’ils expriment une nouvelle orientation de la justice, celle-ci étant perçue en tant que pouvoir d’État. Les responsables des institutions étatiques devraient s’approprier de cette vision et pour cela, ils doivent repenser la justice haïtienne, non pas seulement en tant que procédure mais aussi en tant que pouvoir de la démocratie. Tant qu’ils ne saisiront pas cette autre dimension du droit, les juges resteront en dehors de la réalité de leur fonction.

Il convient de souligner que dans une république, les personnages à la tête de l’État exercent leurs fonctions non pas en vertu d’un droit divin mais d’un mandat attribué par la collectivité. Ils accèdent au pouvoir étatique selon diverses modalités : par suffrage universel direct ou indirect. Quant aux juges eux-mêmes, ils ne sont pas élus au suffrage universel direct mais par les Assemblées territoriales. Ceux de la Cour de cassation le sont par les Sénateurs de la République. La consécration populaire de ces juges vient donc du mode de désignation adopté par le Sénat. En conséquence, il n’y a pas de pouvoir qui soit plus légitime que l’autre. La Constitution de 1987 brise cette hiérarchie de légitimité. Le pouvoir exécutif n’est pas plus démocratique que le judiciaire, encore moins que le législatif, lequel symbolise la manifestation de l’État de droit à travers sa triple fonction d’édiction des lois (Article 111 de la Constitution), la fonction de contrôle (Articles 156 et 223 de la Constitution) et la fonction juridictionnelle (Articles 185 et suivants). C’est pourquoi il est tout à fait légitime qu’en dehors des mécanismes institutionnels prévus à cet effet, – telle la mise en œuvre de la procédure de destitution du président impossible à l’heure actuelle -, les deux autres pouvoirs étatiques se prononcent de manière claire et précise. Par exemple, au lieu de laisser le président s’approprier illégalement de l’autorité législative, le Président du Sénat devrait se joindre aux représentants du pouvoir judiciaire pour stopper les dérives autoritaires du président avant qu’il ne soit trop tard.

Il faut noter que les juges de la Cour de cassation remplissent une triple fonction définie par la Constitution : une fonction juridique (assurer le respect de la norme fondamentale), une fonction idéologique (sauvegarder la démocratie, le pluralisme et la tolérance) et une fonction politique (protéger l’unité et l’organisation de l’État). Sans être des personnalités politiques, les juges de la Cour de cassation exercent des fonctions politiques par le fait que leur institution a le rôle d’assurer la suprématie de la Constitution.

En fait, si les deux autres pouvoirs ne s’entendent pas pour faire entendre raison au président sortant, la guerre sera inévitable et ils seront complices au même titre que celui-ci dans cette catastrophe latente.

Le problème actuel, ce n’est même plus Jovenel Moïse mais le silence complice des deux autres pouvoirs sur la question de la date constitutionnelle du 7 février 2021. Cette date marquera la fin du mandat présidentiel en Haïti en application aux articles 234-2, 284-2 de la Constitution et l’article 239 du décret électoral de 2015.

Les personnages au sommet de l’État qui prêtent serment sur notre Constitution doivent la défendre. Ne pas le faire constitue un crime aux termes de l’article 21 de la Constitution. Le silence des deux autres pouvoirs est un acte de trahison contre la nation. Une faillite En effet, tous les citoyens ont le devoir de respecter la Constitution (art. 52-1, 1er alinéa), mais les dirigeants, mieux placés qu’eux, ont l’obligation impérieuse pour la faire respecter. Les détenteurs des pouvoirs publics en tant que protecteurs de la Constitution, sont soumis à cette exigence.

*Relisons la Constitution !*
Il n’est pas certain que tout le monde va être d’accord avec notre position. Mais comme l’a bien dit l’éminent juriste Me Camille Leblanc, à partir de ces observations fondamentales, s’ouvre pour nous, juristes, un champ où les débats les plus contradictoires sont permis.

Il est un fait qu’au-delà de tout ce qui se dit, la Constitution de 1987, à travers les pouvoirs de l’État, ses institutions, reste encore un principal sujet d’étude. Une relecture s’impose, pour répéter Dr. Josué Pierre-Louis, professeur de droit public. Il faut un nouvel examen du texte de 1987. Suite aux remarques pertinentes de l’ancien patron de l’OMRH, j’ai été amené à comprendre en partie que la Constitution de 1987 ne convainc pas beaucoup d’acteurs de sa pertinence et de son efficacité opérationnelle. Non pas qu’elle s’est révélée au bout du compte un petit monstre à dévorer mais parce qu’elle déstabilise des idées fissurées, des comportements et des pratiques qui n’ont rien à voir avec la modernité démocratique. D’une équipe à l’autre, il y a une seule rhétorique : constitutionnaliser les tentations arbitraires, les penchants présidentialistes du président en fonction. Une situation qui, selon Daly Valet, juriste et spécialiste en science Po, traduit une disette intellectuelle (Le Nouvelliste, mars 2009).

Puisque la démarche pourrait paraître déstabilisatrice, plus d’un verra, notamment les vieux procéduriers du système, que je soulève une question inutile dans le contexte actuel. Malgré la résistance de l’ancien au nouveau, il faut continuer à déstabiliser ce qui existe dans le sens du bien commun. Non pas pour faire table rase mais pour mieux reconstruire, comme l’a bien expliqué le post structuraliste Jacques Derrida. Car, dévoiler, démystifier une réalité qui est à l’œuvre, c’est s’offrir une dimension révolutionnaire dans la lutte du peuple. Radicalité ne veut pas dire effacement. Déjà Descartes avait émis l’idée qu’il fallait oublier tout ce qu’on avait pu apprendre, c’est-à-dire tout rejeter afin de tout renouveler. C’est reconnaître, comme disait Hegel, que nous sommes dans la caducité de l’Esprit.

En ce sens, je ne suis pas sûr que les deux autres pouvoirs d’État vont me suivre. S’ils le feraient, ce serait tant mieux pour la république. Mais j’ai écrit ce texte pour répondre aux interrogations de la jeunesse avide de savoir et les journaux qui seront les témoins du comportement de nos intellectuels à un moment où la nation avait besoin de contre-pouvoirs critiques pour faire face à l’une des plus grandes barbaries de son histoire.

Il n’y a rien qui ait rapport avec le droit ou la démocratie dans ce qui se passe en Haïti. On est dans une dynamique de violence d’État aveugle et démesurée. Malgré tout, il faut défendre l’État de droit, quitte encore à en mourir vivant. Comme dans un État de non droit, la vie – ce don précieux de Dieu – est quelque chose de supérieure, il faut la défendre. La position du sénateur Joseph Lambert ne devrait souffrir d’aucune nuance. Elle doit être claire comme celle des fédérations des églises protestantes. Un bon exemple qui devrait aussi interpeller le clergé catholique à se positionner sans ambiguïté devant le peuple de Dieu.

Sonet Saint-Louis av
Professeur de droit constitutionnel
Université d’État d’Haiti.
Montréal, 21 janvier 2021
Sonet43@hotmail.com
Tel 37368310/42106723