Par Jhonny Estor, Sociologue,
Port-au-Prince, jeudi 31 mars 2022– La construction de la société haïtienne est une notion qui n’a pas une explication théorique unique. Beaucoup d’auteurs se sont évertués à présenter un panorama de son évolution. L’on peut citer par exemple : Luc-Joseph Pierre, Gérard Pierre Charles, Gérard Barthélemy, Jean Casimir, Michel Hector, Leslie François Manigat, etc. Leurs approches ne sont pas toujours identiques ni entièrement différentes. Aussi, proposons-nous de faire certaines considérations de leurs travaux sur la question en vue de dégager une idée plus large et plus complète sur la question.
Les approches concernant la formation de la société haïtienne se nuancent quelque peu selon l’auteur, mais se rejoignent souvent au fond. Parfois, certains auteurs (comme Jean Casimir ) donnent une importance particulière, insistent même, sur le passé colonial d’Haïti. Ils prennent vraiment le temps pour parler de l’organisation coloniale particulière de Saint-Domingue, la politique métropolitaine selon différente période, la structure sociale en classe de l’ancienne colonie et la situation de chacune d’elle, les diverses luttes qui ont amené à l’indépendance, etc. Ils se servent de toutes ces considérations pour présenter, par la suite, la société qui a pris naissance à partir de 1804, soit comme une société en contradiction ou en opposition avec tout ce qui fut Saint-Domingue, soit sa continuité à certains niveaux, comme c’est souvent le cas au niveau politique, commercial, etc.
D’autres, accordent une très grande importance à l’origine africaine. Ils le font généralement ainsi quand ils veulent démontrer que le clanisme constitue l’une des caractéristiques les plus fondamentales de la société haïtienne. C’est par exemple le cas de Luc-Joseph Pierre (1997).
D’autres commencent à partir de l’affranchissement général et les différentes propositions alternatives qui ont été faites en vue du remplacement du système esclavagiste de production agricole . De Sonthonax, Polvérel à Toussaint Louverture, diverses propositions sur une solution de rechange au problème que représentait la liberté générale et la nécessité de conserver le niveau de la production agricole ont été faites et expérimentées. Mais les systèmes sociaux qui ont vu le jour au cours de cette période, ont été caractérisés de semi servage à cause de leur ressemblance au système esclavagiste. On parlait même de l’esclavage adouci. Le modèle de Toussaint a eu le plus d’influence sur l’avenir de la jeune République, particulièrement sur Dessalines, Christophe et renforcer sous Boyer, quoiqu’il ait été combattu dès le départ (L’affaire Moïse en occurrence).
Pour la période coloniale, ce qui semble être le point commun chez plusieurs auteurs (Casimir (2001), Barthélemy (1989,…), c’est la distinction parmi les esclaves : des «Créoles » et des «Bossales ». Les premiers représenteraient les esclaves nés dans la colonie et qui seraient parvenus à intérioriser les normes et le mode de vie en vigueur à Saint-Domingue. Les seconds étaient les nouveaux esclaves fraîchement débarqués, provenant d’Afrique, se caractérisaient de manière inverse des premiers. C’est-à-dire, par leur manque total d’adaptation aux modes de vie et les normes sociales de la Colonie.
De cette dichotomique originelle la société haïtienne serait donc constituée. C’est-à-dire, formée de deux groupes d’individus différents dans leurs aspirations, leurs visions du monde, donc dans leurs projets de société. Dans l’une des éditions «Du Cahier de Chudac», le Professeur Manigat (mai 1998) parle du projet dépendant et du projet autonome. Le premier (dans un souci de synthèse entre les différents auteurs) correspond à celui des esclaves créoles qui deviendront les généraux, les dirigeants politiques, les propriétaires officiels, les citadins. Leur projet est la grande plantation, la production et la commercialisation de denrées exportables sur le marché international, l’adoption et la généralisation de la culture occidentale, particulièrement celle des Français bref, une sorte de capitalisme commercial et agraire.
Les seconds deviendront les paysans haïtiens. Leur projet est la petite propriété et la petite exploitation des produits agricoles pour la consommation familiale. Ils se veulent tout à fait autonome. Gérard Barthélemy (1989), se basant sur la théorie de Pierre Clastres, assimile le système mis en place par les paysans à celui des sociétés sans Etat. Selon lui, c’est un système qui se régule de manière autonome. Il fonctionne de façon contraire au principe de hiérarchie et d’accumulation de richesse et d’autorité de l’individu. Il ne tolère pas la différenciation entre eux, le rapport horizontal ou d’égalité totale parmi ses membres est la norme. Passé outre, de graves sanctions sont appliquées, qui peuvent aller jusqu’à la mort. Dans ce cas, le vodou et la sorcellerie servent d’instruments coercitifs ou de moyens efficaces de punition ou de sanction. Ce qui fait que dans ce système chaque individu a la possibilité de contrôler ou de surveiller les autres mutuellement.
Selon Barthélemy, la paysannerie haïtienne a toujours su contourner et éviter les actions, les règlements et la domination de l’Etat central. Elle fonctionne quasi totalement comme une catégorie libre et indépendante des autorités officielles du pays. Jean Casimir la qualifie de système de «contre plantation ». Mais de manière beaucoup plus globale la paysannerie haïtienne est anticapitaliste, ne réponde pas au principe moderne ou occidental de l’Etat. D’où la reconnaissance de ces auteurs de l’existence de deux mondes, de deux réalités socio-économiques et politiques en Haïti, à savoir : le monde urbain et le monde rural.
Cette approche conçoit que la société haïtienne à été montée sur la base de ce système dual, mettant en rapport une minorité qui bénéficie de tous les privilèges politiques, économiques, sociales et culturelles ; face à une majorité du peuple privée de certains droits fondamentaux, dominée et exploitée.
Le fonctionnement de l’État créole qui s’est érigé à partir de 1804 dépendait essentiellement du travail des masses rurales, particulièrement, de la commercialisation des denrées exportables. Pour assurer qu’une production importante de ces denrées, il a adopté des codes ruraux régulant ainsi le travail des paysans à la campagne. La mission de cet État était de garantir la production agricole, particulièrement des denrées exportables (café, cacao, coton, etc.) donc de s’assurer de la disponibilité d’une main d’œuvre abondante en milieu rural et parallèlement, conserver l’espace urbain à une élite qui s’adonne principalement au commerce, à la politique et au loisir.
Le rapport de domination et d’exploitation de l’État et les élites urbaines sur les masses rurales peut être considéré, dans un langage marxiste, comme la structure de la société haïtienne. La superstructure serait, d’une part, l’idéologie faisant d’Haïti une société essentiellement agricole et les institutions publiques (l’Armée, la Police, les tribunaux, etc.) et sociales (Famille, école, église, etc.) garantissant le renouvellement de la société
Ne peut-on dire alors, que la création du social haïtien s’est constituée essentiellement sur la polarisation, la ségrégation et la violence. La violence d’un petit groupe sur une grande majorité d’hommes. Une violence qui a épousé diverses formes : politique, sociale, économique, culturelle, idéologique, symbolique, physique.