Par Me Evens Fils, Bâtonnier de Fort-Liberté, Membre du CSPJ,
OUANAMINTHE, vendredi 28 juillet 2023- De nos jours, il existe une pratique procédurale de plus en plus répandue dans les juridictions en Haïti. Des Juges de Paix ordonnent, souverainement, l’apposition des scellés sur les immeubles des justiciables. Qu’il s’agisse de revendication de droit de propriété immobilière, qu’il s’agisse d’une affaire qui n’entre point dans la compétence des Juges de Paix, les scellés sont apposés dans tous les cas exagérément. Ce procédé abusif devient un redoutable acteur d’insécurité foncière. De véritables propriétaires sont déguerpis sur la simple présentation d’une ordonnance d’un Juge de Paix. La diaspora est décapitalisée par enchantement. Supplantant le possessoire par le pétitoire, les constats des Juges de Paix se transforment en authentiques jugements célères assortis souvent de commandement d’expropriation. Ces raccourcis de procédure iniques profitent à plus d’un. Des avocats des parties demanderesses s’en réjouissent démesurément, surtout dans un contexte délétère de grève à récurrence. Par cet article, le Bâtonnier FILS se propose d’en finir avec cette dérive séculaire qui tend à évincer la législation haïtienne et à consacrer l’excès de pouvoir de la plupart des Juges de Paix en Haïti.
1- D’où vient cette pratique procédurale ?
Tout d’abord, posons la question principale qui constitue le premier vecteur de notre préoccupation : « D’où vient cette pratique d’ordonnance d’apposition de scellé par les Juges de Paix en Haïti ? » Il convient de noter en liminaire les articles 858, 859, 860 et 863 du Code de Procédure Civile qui martèlent l’épineuse réponse : « Lorsqu’il y aura lieu à l’apposition des scellés, elle sera faite par les juges de paix…… », « L’apposition des scellés peut être requise et ordonnée », « Le scellé ne pourra être apposé que par le juge de paix des lieux ou par ses suppléants ».
De tout ce qui précède, le juge de paix peut apposer les scellés, sans aucun doute. Les dispositions du Code de Procédure Civile sont lapidaires. Il résulte même qu’il en a la prérogative exclusive. Dans certains cas, il peut le faire d’office, suivant les vœux de l’article 862 CPC.
En revanche, les articles ci-dessus combinés ne posent pas le principe que le juge de paix peut ordonner l’apposition des scellés. D’office, il ne l’ordonne pas, il ne fait qu’appliquer une disposition légale. Au fait, il existe une nette démarcation entre celui qui peut « apposer les scellés » et celui qui peut « ordonner l’apposition des scellés ». A présent, nous sommes à la genèse des confusions qui habitent la plupart des juristes. Dans un élan d’exagération exégétique, ces derniers assimilent le droit d’apposition des scellés au droit d’ordonner les scellés. Par une déduction violemment erronée, ils ont substitué le droit d’ordonner les scellés au droit de procéder à l’apposition des scellés.
Historiquement, les législateurs de 1825 ont permis de croire que les Juges de Paix peuvent ordonner l’apposition des scellés. Mais, jamais cette conception n’a été expressément articulée. La contexture de certains articles fragmentés comme l’alinéa B de l’article 860 et 862 du CPC supposent un courant d’idée suivant lequel le Juge de Paix peut autoriser l’apposition des scellés.
Néanmoins, cette école se heurte au principe de la compétence du Juge de Paix. La configuration des articles 859 et 860, dès la publication du premier Code de Procédure civile en 1825, délimite les compétences du juge de paix, en matière d’ordonnance d’apposition des scellés.
D’une part, si les articles 860 et suivants laissent entrevoir, dans une ambivalence incontestée, le droit des juges de paix d’ordonner, relativement, l’apposition des scellés, la probité exige que le juriste admette que ces articles ne prescrivent point que les Juges de Paix puissent ordonner l’apposition des scellés. Ce qui est acquis aux débats, ces articles font simplement, clairement et indubitablement des Juges de Paix des opérateurs d’apposition des scellés, lorsque la loi l’y autorise, et dans des cas exceptionnellement prévus.
D’autre part, cette imprécision incidente sur la compétence des Juges de Paix d’ordonner l’apposition des scellés est définitivement et invariablement tranchée par la publication du décret du 22 aout 1995, reprenant les dispositions du décret du 18 septembre 1985. Désormais, ce n’est pas dans le Code de Procédure Civile de 1825, dont la plus grande modification date de 1963, que le juriste va scruter la compétence du Juge de Paix, mais dans le texte le plus récent sur l’organisation judiciaire, en conformité avec la Constitution, et en vertu de l’ordonnancement juridique.
Il en résulte que le décret du 22 aout 1995, le dernier organisant la Justice en Haïti, est tranchant sur la question et ne laisse plus de place aux traditionnels débats. Après la promulgation de la Constitution de 1987 qui a repeint le paysage judiciaire, ce décret a réorganisé la justice et discipliné le ministère du Juge de Paix qui faisait objet de bien de controverses. De son style laconique, l’article 89, deuxième alinéa, prescrit : « Ils (les Juges de Paix) procèdent à l’apposition des scellés dans les cas prévus par la Loi. ». Cette opération, peut-elle être d’office ou ordonnée ? Ordonnée par qui et en quelle matière ? Ici, il n’existe aucune disposition qui autorise le juge de paix à ordonner l’apposition des scellés. Si le droit émane essentiellement de l’autorité des textes législatifs et des principes immuables, il n’y a pas lieu à reconnaitre que le juge de paix peut ordonner l’apposition des scellés.
Somme toute, voici des motifs pour lesquels le Juge de Paix ne doit pas ordonner l’apposition des scellés:
1- Aucun texte, aucun principe n’autorise le Juge de Paix à ordonner l’apposition de scellés en matière de revendication de propriété immobilière et ce, même par ricochet.
Il n’existe aucun texte récemment modifié et en vigueur portant sur la compétence du Juge de Paix qui lui confère clairement le droit d’ordonner l’apposition des scellés. Dans le Code de Procédure Civile, Livre 8, Titre I, il est intitulé : « Du juge compétent pour apposer les scellés ». Quelle est la réponse ? « Lorsqu’il y aura lieu à l’apposition des scellés, elle sera faite par les juges de paix et à leur défaut par leur suppléant ». Il se dégage de cet article que les scellés seront apposés par les Juges de Paix et non ordonnés par les Juges de Paix. D’ailleurs, il est de principe que le Juge de Paix est un juge d’exception. Il ne peut entendre qu’un litige expressément attribué par un texte, à l’inverse des juridictions de droit commun qui jouissent d’une plénitude de juridiction. Le principe « Tout ce qui n’est pas interdit est permis » n’est pas applicable pour un juge d’exception. Car celui-ci doit faire seulement ce qui est expressément prévu.
En outre, le Juge de Paix a une compétence limitée en matière de revendication mobilière et cette compétence n’existe pas en matière de revendication de propriété immobilière.
En matière civile (comme c’est le cas qui nous concerne, revendication de propriété, regroupant plus de quatre-vingt-dix (90%) des cas d’apposition des scellés illégaux générateurs de litiges), le Juge de Paix connait de toutes actions personnelles ou mobilières jusqu’à la valeur de cinq mille gourdes et à charge d’appel, de toutes celles ne dépassant pas vingt-cinq mille gourdes. Si le Juge de Paix entend conserver un droit litigieux, il doit se poser la question : Le litige est-il de ma compétence ? Les biens mobiliers ou les créances revendiqués sont de quelle valeur ? Puis-je apprécier des valeurs supérieures à ma compétence en matière personnelle et mobilière ?
D’ailleurs, les dispositions légales relatives aux scellés supposent l’existence d’un droit de propriété, sinon établi, au moins apparent du de cujus, sur les meubles et effets qui peuvent en être l’objet et tendent uniquement à la conservation de ce droit.
2- Il est interdit au Juge de Paix d’aborder toute question touchant à la preuve de droit de propriété immobilière, sous peine de cesser d’être juge
En matière de revendication immobilière, le Juge de Paix respectueux de la loi doit garder ses distances. Sa compétence est néant. Il doit se départir de toute question relative aux revendications de propriété immobilière, que ce soit par des mesures conservatoires ou provisoires, que ce soit par des décisions de fond. Comment peut-il donc apposer des scellés en faveur d’un demandeur de droit de revendication de propriété immobilière ? Juridiquement impossible et illégalement probable ! D’ailleurs, le Juge de Paix n’a pas compétence pour examiner les titres de propriété immobilière d’une partie (sauf s’il s’agit d’un regard visant à trouver le début d’une possession), ni le pouvoir de dresser enquête en cette matière. L’article 90 du décret de 1995 organisant la Justice en Haïti est univoque : « Il est expressément défendu aux Juges de paix, sous peine de destitution, de dresser enquête ou de recevoir aucune déclaration ayant pour but d’établir la preuve du droit de propriété immobilière ». L’économie de cette disposition consiste à délimiter la compétence du Juge de Paix pour ne pas tomber, même provisoirement, dans le pétitoire.
3- Le Juge de Paix ne peut pas trancher les difficultés qui se soulèvent au cours d’une apposition de scellé.
Le Juge de Paix ne peut trancher aucune difficulté relative à l’apposition des scellés ni avant, ni pendant. D’ailleurs, si les portes sont fermées, il ne peut pas poursuivre son opération. Il doit se référer au Doyen. Art. 872, 873 du CPC.
4- L’apposition des scellés n’est pas un mode de revendication de propriété
Par une apposition des scellés, on ne peut pas interdire à un occupant d’habiter une maison, ni de cesser de jouir d’un immeuble. L’apposition des scellés n’est pas un déguerpissement déguisé. Seul par un jugement définitif régulier, on peut déguerpir un occupant ou ravir le droit d’un propriétaire. Si pour certains praticiens en droit, l’apposition des scellés de manière abusive est le meilleur moyen de provoquer la commission d’une infraction notamment le bris de scellés, pouvant conduire à l’arrestation de l’adversaire, par une ordonnance d’apposition des scellés, on ne peut s’approprier un immeuble. Le Juge de Paix qui se fait complice d’un déguerpissement, par apposition de scellés en faveur d’une partie, sera coupable de forfaiture et puni de la dégradation civique, suivant les termes de l’article 144 du Code pénal, modifié par la Loi de 2014 portant prévention et répression de la corruption.
De surcroit, dès 1840, soit 15 ans après le Code civil haïtien inspiré du Code Napoléon, le célèbre juriste Mullery, dans son fameux ouvrage intitulé : « Manuel de la justice de paix de la République d’Haïti, ou Traité complet des compétences et attributions des juges de paix et des officiers ministériels en matière civile », a délimité trois cas pouvant donner lieu à l’apposition des scellés par un Juge de Paix. La question de la revendication n’y a jamais été mentionnée. L’apposition des scellés est un acte conservatoire par lequel le juge de paix met sous la main de la justice les effets de quelqu’un, pour en empêcher la soustraction au préjudice des tiers, a martelé Mullery. Cinquante-sept (57) ans après Mullery, Dalbémar-Jean Joseph a repris les mêmes dispositions procédurales dans son ouvrage émaillé de savants commentaires : « Des Institutions judiciaires et de la justice de paix en Haïti, manuel théorique et pratique de la justice de paix en matière civile, judiciaire et extrajudiciaire ».
Sous ce rapport, il est opportun de considérer l’école de pensée selon laquelle, à l’origine, les scellés ne sont apposés que sur des effets mobiliers, sur les ouvertures d’un immeuble et non sur un immeuble. En France, la législation a évolué au regard du droit comparé. Questionnons-nous : Les scellés s’appliquent-ils, chez les praticiens haïtiens, aux effets mobiliers qui se trouvent dans l’immeuble ou administrent-ils la non-jouissance, l’inaccessibilité ou l’occupation d’immeuble, sur l’examen de la page 946 du Lexique des Termes Juridiques, Dalloz, 23e édition, 2015-2016 ?
En définitive, l’apposition abusive des scellés menace la paix sociale. Les justiciables en sont quotidiennement des victimes. Cette pratique qui devient un stratagème efficace pour déguerpir les propriétaires sans jugement et s’approprier le patrimoine des humbles, sans procès, doit cesser. Certains acteurs en ont intérêt personnellement. Les rares cas où le juge de paix peut apposer d’office et exceptionnellement des scellés sont expressément déterminés par la loi. Quant aux innombrables actions en revendication de propriété immobilière, le Juge de Paix n’en a aucune compétence, même provisoire, pour conserver un droit litigieux. Il sied de retenir qu’en droit, toute mesure conservatoire est provisoire. Cependant, toute mesure provisoire n’est pas conservatoire. Dans la plupart des cas, les juristes doivent avoir recours au séquestre, à l’opposition et non à l’apposition des scellés.
Évidemment, les Juges de Paix restent et demeurent des acteurs indispensables pour apposer des scellés. Comme juges d’exception, ils sont nantis de certaines compétences exclusives. Si le premier devoir du juge est d’examiner sa compétence, cette obligation s’étend à tous les actes de son ministère, même en dehors du prétoire. Si le Commissaire du Gouvernement et le Juge de Paix ne peuvent pas émettre de mandat d’amener sans flagrant délit dûment constaté dans le document à ce destiné ; si le procès-verbal n’est pas un mode de saisine au Tribunal de Paix ; si le Juge de Paix ne doit pas accorder d’exécution provisoire en matière possessoire, c’est parce que le législateur en a ainsi décidé. Les pratiques pernicieuses ne peuvent pas supplanter le droit. D’ailleurs, le juge ne peut rien supposer là où la loi en a disposé. Il doit appliquer la loi, même contre sa volonté qui s’estompe devant l’expression de cette volonté générale codifiée.
Force est de reconnaitre également que certains Juges de Paix ont déjà la maitrise de ces notions élémentaires de procédure. Il reste aux autres de s’approprier ces rudiments pour que les lois atteignent leur but : l’ordre social. Sachant qu’en droit, il ne suffit pas de dire le mot du droit, il faut le dire en toute conformité ; il ne suffit guère de gagner une cause, mais il faut la gagner convenablement pour que de nouveaux épisodes ne surgissent, même après un arrêt de la Cour de Cassation.