Me Guerby Blaise, Docteur en Droit pénal et Politique criminelle en Europe,
PORT-AU-PRINCE, lundi 24 octobre 2022– 1. La montée en puissance de l’insécurité pendant les trois derniers mois à Haïti semble préoccuper sérieusement la Communauté internationale. Le président dominicain de la République, Luis Abinader, en est le premier lanceur d’alerte, en ce qu’il a multiplié des démarches diplomatiques, tant sur le plan régional américain qu’international, relatives à la mise en place d’une assistance militaire internationale en faveur de la République d’Haïti. Dans cette lignée, plusieurs réunions de haut niveau se sont succédé au niveau régional (OEA) et par le biais des Nations Unies. À cet égard, le gouvernement Haïtien a soumis une demande « d’intervention d’une force armée » sur le territoire à la suite d’une résolution adoptée le 7 octobre 2022 en Conseil des ministres. À l’appui de sa demande, le gouvernement Haïtien a évoqué l’aggravation de la crise humanitaire par la prise en otage des entrepôts des produits pétroliers par les bandes armées illégales.
- Cette demande gouvernementale a été soumise à l’appréciation de la Communauté internationale par le POUVOIR DE FILTRAGE du Conseil de Sécurité des Nations Unies.
Les partisans du gouvernement justifient la nécessité de cette intervention militaire internationale sur le territoire à raison de l’urgence humanitaire eu égard au blocage de la distribution des produits pétroliers par des bandes armées illégales et à l’avènement des situations cholériques, qui touchent la population vulnérable. Au contraire, les refusés, notamment l’opposition politique, évoquent l’aveu d’impuissance du gouvernement et l’interdiction de l’ingérence des forces étrangères sur le territoire à la lumière de l’article 8.1 de la Constitution.
Il importe de s’interroger sur la corrélation entre la souveraineté nationale et l’ingérence de la Communauté internationale en matière de politique de maintien de la paix dans le monde.
- L’opposition entre les deux positions susmentionnées nous interpellent, et appellent un éclairage au bénéfice du peuple haïtien. Afin d’élucider cette problématique, nous préférerons des raisonnements analytiques autour de la notion de sécurité dans un État de droit aux considérations d’ordre politique et contextuel. À cet égard, il convient d’abandonner d’emblée l’opposition entre le nationalisme et le rationalisme. Dans ce cadre, nous tenterons de confiner notre étude au droit régional à la sécurité (I) et d’analyser le droit d’ingérence international à la sécurité (II).
I – LE DROIT RÉGIONAL À LA SECURITE
- Puisque la politique criminelle du régionalisme américain reprend régulièrement les raisonnements de son confrère européen dans l’adoption de certaines mesures relatives à la sécurité, nous étendrons momentanément notre étude au concept européen en la matière.
La notion de « l’ordre public » se traduit pas la « mise au placard de l’État de droit », ce qui doit être compris comme la « suspension temporaire de la hiérarchie de l’État de droit, ainsi que des droits et libertés fondamentaux ». En ce sens, il est regrettable que la résolution gouvernementale du 7 octobre 2022 ne soit pas fondée sur un texte normatif, d’autant qu’en l’espèce l’urgence humanitaire est instituée par l’article 19 de la Constitution relatif au droit à la vie. Ainsi, il ne serait pas inutile si le gouvernement adoptait un décret sur l’état d’urgence sécuritaire, qui servirait par la suite de fondement juridique de ladite résolution.
- Il faut bien avoir à l’esprit que la notion de sécurité franchit les frontières dans le cadre d’entraides judiciaires internationales pour assurer une sécurité internationale collective. C’est ainsi que le concept de sécurité renvoie à la préservation de l’ordre public au sens du principe essentiel de l’ordre social consacré par l’article 5 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme concernant le droit à la protection des personnes physiques et des biens. Par ce principe, la politique criminelle haïtienne institue la consécration du droit à la vie des individus dont la garantie incombe à l’État, conformément à l’article 19 de la Constitution. Dès lors, le droit à la sécurité se greffe au droit à la vie des individus.
- L’obligation des moyens à la charge des États pour assurer la protection des individus se décline de la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIADH, « Ninos de la Calle » (Villagran Morales et autres) c. Guatemala, fond, 19 novembre 1999, série C, n° 63, § 144.).
Partant, les États sont tenus d’adopter des politiques publiques de prévention à la protection des individus (CEDH, 14 juin 2011, Trévalec / Belgique, n°30812/07, §73.) et de sauvegarde des espaces publics afin de protéger les personnes physiques (CEDH, 14 juin 2011, Ciechońska / Pologne, n°19776/04). C’est dans ce contexte que la jurisprudence européenne affirme qu’il incombe aux États membres de « prendre des mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de leur juridiction (CEDH, 14/1997/798/1001, L.C.B/ Royaume-Uni, 9 juin 1998, L.C.B.). Elle exige ainsi que ces mesures doivent être effectives afin de permettre la protection de la vie de chaque individu contre les délinquants.
- Bien que les Cours régionales européenne et interaméricaine ne précisent pas la reconnaissance explicite d’un droit individuel à la sécurité, l’obligation d’effectivité de la jouissance des mesures de sécurité pour la protection des personnes contre les actes criminels faite aux États pourrait s’interpréter comme une obligation de résultats à la charge de l’État dont la méconnaissance devrait ouvrir un droit à la réparation individuelle. Selon certains auteurs, il y a une émergence d’un droit à la sécurité dans le régionalisme européen (M. Afroukh, « L’émergence d’un droit à la sécurité des personnes dans la jurisprudence de la Cour EDH », RDP 2015/1 p. 139.).
- La jurisprudence européenne arrive même à influencer le droit français, en ce que la Cour de cassation française semble se rapprocher vers la reconnaissance d’un droit à la sécurité des citoyens dont l’État est le garant et le protecteur (Cass. crim., 20 décembre 2017, n°17-82435.).
Ce droit à la sécurité est consacré de manière sous-jacente par l’article 19 de la Constitution haïtienne en vigueur. Toutefois, la protection de la vie des citoyens ne se limite à la seule reconnaissance nationale. C’est dire que la Communauté internationale s’accorde sur le droit d’ingérence international à la sécurité dans le but d’instaurer des mécanismes de prévention en matière de maintien de la paix et de lutte contre la criminalité au sens de la stabilité politique.
I – Le droit d’ingérence international à la sécurité
- La solidarité étatique joue un rôle essentiel dans la lutte contre la criminalité au sens de l’égalité républicaine, qui marque l’importance de la sécurité dans l’organisation de la vie collective. Il est donc institué dans l’organisation collective mondiale un devoir de solidarité de défense et de sécurité, qui a conduit certains pays du monde, dont ceux américains à se regrouper dans des coopérations régionales et internationales dans le domaine de la sécurité. C’est ainsi qu’il est établi au sein du Conseil Permanent de l’Organisation des États Américains (CPOEA) une Organisation interaméricaine de défense (OID) (L’organisation interaméricaine, dénommée JID, est créée à la suite de la résolution CP/RES. 900 (1532/06) du Conseil Permanent de l’OEA en date du 1er mars 2006 le sur le fondement de l’article 53 de la Charte de l’OEA.), qui consiste à adopter des instruments de sécurité collective dans le continent. En atteste le rapport de la Commission sur la Sécurité Continentale (CSC) du Conseil Permanent de l’Organisation des États Américains (CPOEA) sur les concepts de sécurité dans le continent (CPOEA, Rapport sur les concepts de sécurité dans le continent, CSC, 29 fév. 2000).
- Cette coopération consiste à déterminer une solution pour une véritable sécurité commune de protection des vies des citoyens. Cette politique de sécurité collective va au-delà du régionalisme américain pour s’étendre à une coopération internationale, en ce que des pays se regroupent au sein de l’Organisation des Nations Unies pour adopter une politique d’entraide de protection de la sécurité nationale. Ainsi, il est institué à Londres le 17 janvier 1946 le Conseil de sécurité des Nations Unies dont l’objectif est d’assurer la stabilité sécuritaire internationale.
La principale mission du Conseil consiste à promouvoir la paix et garantir la sécurité dans le monde. Au vrai, Haïti a peu d’influence sur les décisions adoptées par le Conseil de sécurité. Toutefois, l’Europe, notamment la France, la Chine ou la Russie y jouent un rôle essentiel. D’ailleurs, depuis 2019, le débat s’agite sur la potentielle attribution à l’Union européenne un siège au Conseil de sécurité des Nations Unies.
- Depuis le départ en exil de l’ancien président Haïtien de la République, Jean Bertrand Aristide, le 29 février 2004, l’on constate l’omniprésence de la politique sécuritaire du Conseil de sécurité en Haïti. À partir du 16 octobre 2019, pour succéder à la Mission des Nations Unies pour l’appui à la justice en Haïti (MINUJUSTH), héritière de la MINUSTAH, le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies a adopté une résolution créant le Bureau intégré des Nations-Unies en Haïti (BINUH) (ONU Info, Haïti : Le Conseil de sécurité crée un Bureau intégré des Matins Unies pour remplacer la MINUJUSTH, Paix et sécurité, 25 juin 2019.). Dans cette résolution, le Conseil de sécurité a mentionné qu’il « importe que l’ONU et la Communauté internationale apportent un soutien continu, cohérent et durable au gouvernement Haïtien afin qu’il soit mieux à même d’assurer la sécurité, la stabilité, le respect des droits de l’homme et le développement à long terme en Haïti ».
- Il est évident que la question de sécurité s’inscrit dans la solidarité internationale et constitue un instrument de solidarité visant la protection des vies et des biens dont le mépris emporterait vraisemblablement la responsabilité des pouvoirs publics. C’est possiblement cette politique de sécurité commune qui ouvrirait la voie à une reconnaissance D’UN DROIT D’INGÉRENCE INTERNATIONAL À LA SÉCURITÉ. Ce droit d’ingérence confère un pouvoir de sanctions au Conseil de sécurité des Nations Unies sur le territoire des États qui représentent une menace à la paix et la sécurité internationale. Cette ingérence positive s’étend également à des obligations qui pèsent sur les États pour adopter des politiques publiques respectant les normes conventionnelles pour assurer la sécurité de leurs ressortissants. Par cette obligation de protection individuelle, il est reconnu un droit d’ingérence international à la sécurité dans les relations interindividuelles au nom du pacte social et sur la base de la solidarité internationale. C’est ainsi que la Charte des Nations Unies ( Charte des Nations Unies adoptée le 26 juin 1945 et entrée en vigueur le 24 octobre 1945 définit les pouvoirs du Conseil de sécurité) institue des sanctions économiques, diplomatiques ou militaires pour des raisons politiques qui peuvent être mises en œuvre par le Conseil de sécurité à l’encontre des États dont les politiques publiques représenteraient une menace à la paix et la sécurité internationale.
Conclusion
- Il est donc révélé que le droit d’ingérence international à la sécurité emporte l’obligation de l’État pour établir des mécanismes de prévention aux risques vitaux et physiques. Cette politique commune sécuritaire confère aux pays membres un POUVOIR D’INGÉRENCE en matière de plan de sécurité au-delà de leur territoire. C’est précisément cette solidarité internationale qui a conduit à la signature d’une nouvelle déclaration conjointe entre l’Union européenne (UE) et l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) dont l’objectif vise la mise en place des mécanismes de lutte contre les menaces communes en matière de sécurité (Conseil de l’Union européenne, Déclaration conjointe sur la coopération entre l’UE et l’OTAN, Communiqués de presse, Bruxelles, 10 juill. 2018). Cette nouvelle déclaration conjointe se greffe aux objectifs prévus entre les parties dans la précédente déclaration de juillet 2016 et s’inscrit dans le cadre de la coopération du couple transatlantique Union européenne/OTAN en matière du renforcement de la sécurité transatlantique.
- Les sanctions adoptées le 21 octobre 2022 à la suite de la demande du gouvernement Haïtien à l’encontre des bandes armées, ainsi que d’éventuels politiques, dirigeants ou entrepreneurs haïtiens semblent s’inscrire dans cette politique sécuritaire internationale. Ce raisonnement semble se justifier par la nécessité de garantir la vie des citoyens au sens de l’article 19 de la Constitution et s’inscrit dans la continuité de la politique de solidarité des Nations Unies en matière du maintien de la paix et de stabilité politique à Haïti, en tant que la solidarité internationale s’est manifestée pour le moins à deux reprises sous la Présidence de Jean Bertrand Aristide en 1994 et en 2004 au motif qu’Haïti représenterait une menace à la paix et la sécurité internationale, dont le régionalisme américain.