Deuxième partie
Par Guerby Blaise, docteur en droit,
Paris, mardi 28 décembre 2021– Ce n’est nullement un secret que la criminalité et la délinquance ordinaire entravent le développement social et économique de la société. Elles constituent un moment de l’histoire de toute société démocratique dont la naissance provient évidemment de l’environnement social. Il serait ainsi illusoire de prétendre de lutter contre un virus sans s’interroger sur son apparition et comment il serait créé. Roger Merle a abondé en ce sens la question de la criminalité en s’interrogeant sur la création de l’homme criminel (R. Merle, Comment devient-on criminel ? Discours de rentrée universitaire, Annales de la Faculté de Droit de Toulouse, t. XIV, fasc., I, 1966, p. V et S.). Depuis environ un siècle, les réflexions convergèrent vers la volonté personnelle comme élément créateur de l’homme criminel. C’est dire que « devenir criminel » aurait été le choix délibéré de l’homme. Le droit pénal classique partagea ce postulat en considérant le délinquant ou le criminel « comme une personne maîtresse de ses actes et entièrement responsable de son fâcheux destin » (R. Merle et A. Vitu, Traité de droit criminel, Tome 1, Problèmes généraux de la science criminelle, Droit pénal général, 7e éd., Cujas, 1997). Cependant, la conception adoptée par le droit pénal classique ne se penche pas sur la façon de la formation de « l’homme criminel », c’est-à-dire de savoir si ce comportement antisocial est génétique ou si au contraire elle est construite à partir d’une transformation sociale. Au contraire, la doctrine du droit pénal démontre le discernement qui entache le comportement antisocial de l’homme après son passage à l’acte. L’insuffisance scientifique de cette démonstration a suscité l’intervention de la criminologie pour tenter de répondre à cette épineuse question « nait-on délinquant ou comment le devenir ? » en combinant des disciplines diversifiées comme la biologie, la sociologie, la psychiatrie, la psychologie, l’anthropologie etc.
Afin de démontrer si l’être humain déviant n’est que la transformation sociale ou s’il hérite d’une délinquance génétique, les études criminologiques catégorisent les délinquants en fonction des réponses judiciaires.
- Il en résulte que la criminalité s’entend comme le phénomène social qui regroupe l’ensemble des crimes troublant la paix publique. Cela étant dit, toutes les infractions commises sur un territoire et recensées par des moyens d’enquête ou de statistiques constituent la criminalité. Si en France, il existe des sources officielles de renseignements comme le « compte général de la Justice criminelle » du ministère de la justice et les statistiques policières du ministère de l’intérieur pour quantifier le taux de la criminalité, en Haiti, l’État haïtien y est totalement absent. La globalisation des crimes se réalise par des enquêtes menées par des organisations des droits humains à titre indicatif et par échantillonnage. Il en est ainsi des statistiques et enquêtes produites par le Réseau National des droits humains (RNDDH), la Fondation Je Klere (FJKL), le Centre d’Analyse et de Recherche en droits humains (CARDH), l’Organisation des citoyens pour une nouvelle Haïti (OCNH) etc. En général, ces statistiques et enquêtes sont majoritairement orientées vers des zones sensibles dites de non-droit dans la capitale, comme Grand -ravine, Martissant, Cité soleil, Village de dieu, Bel air, etc.
- Le phénomène criminel une fois identifié, il incombe à l’État d’adopter des mesures de politiques publiques pour lutter contre son expansion. À cet égard, la politique sécuritaire doit être axée d’abord sur la prévention pour ensuite envisager des réponses pénales de proximité. Le législateur doit exprimer cette volonté politique dans la politique criminelle. Il importe de rappeler au passage qu’il n’y a qu’un législateur, indifféremment du nombre des législatures. C’est d’ailleurs pourquoi il est maladroit que les parlementaires s’appellent « législateurs » et que le vocable « législateur » est toujours au singulier.
Le droit pénal contemporain est construit autour de cette acception juridique (politique criminelle), qui est considérée comme l’ensemble des procédés susceptibles d’être proposés au législateur, ou effectivement utilisés par celui-ci à un moment donné dans un pays donné, pour combattre la criminalité (R. Merle et A. Vitu, Traité de droit criminel, Tome 1, Problèmes généraux de la science criminelle, Droit pénal général, p. 97, op., cit.). Il en déduit que la politique criminelle vise les mécanismes dont le législateur peut faire usage en fonction de l’évolution sociétale dans le but de lutter contre la criminalité. Du point de vue sociologique, les réponses de l’État face à la délinquance ne se doivent pas être linéaires, puisque la société est toujours en mode de mutation, et il n’existe pas une solution toute faite pour éradiquer la délinquance dans une société. De ce fait, l’usage de la force publique ne devrait pas être considérée comme la seule réponse envisageable à une organisation sociale efficace. Car l’ordre social doit en principe s’inscrire dans l’équilibre entre la répression et la reconnaissance des valeurs humaines. Des crime ou délits, aussi graves qu’ils soient, ne peuvent pas supprimer les émotions chez l’être humain. C’est d’ailleurs le sens même de l’aveu ou du repentir actif. C’est dire que l’intime regret humain peut pousser un individu à se livrer lui-même aux autorités compétentes après son passage à l’acte criminel. Dans ce cadre, il paraît nécessaire d’exercer un contrôle en amont pour sensibiliser les citoyens sur l’importance de leur contribution individuelle à la paix publique. Ce mécanisme de contrôle s’aligne sur la conception participative qui fonde l’organisation de l’État sur l’idée de la fraternité républicaine. Cette politique préventive incombe d’autant plus à l’État, qui a la responsabilité de civiliser le comportement de son peuple par le civisme.
En revanche, il serait illusoire de concevoir que cette démarche citoyenne peut constituer une entrave au droit de punir de l’État en cas de non-respect de la vie collective. Pour paraphraser le Premier ministre français, Jean Castex, les « incivilités » à la conduite sociale peuvent ou doivent conduire aux « réponses judiciaires » adaptées dans le cadre d’une politique criminelle de « proximité ». L’ancien garde des sceaux haïtien, Lucmane Délile, a abondé dans le même sens face à l’aggravation de l’insécurité dans le pays en affirmant que « la peur doit changer de camp et la peur va changer de camp ». Sur la base de la philosophie pénale, l’actuel garde des sceaux français, Éric Dupond-Moretti, a déclaré le 19 juillet 2020 sur France 2 lors du journal de 20h : « je ne serai ni le ministre du laxisme ni de l’ultra-répression. Je serai le ministre du bon sens ». Cette déclaration répond exactement à l’esprit de la philosophie pénale moderne, qui consiste à muter autant que faire se peut les réponses pénales sans contrevenir aux principes fondamentaux de la justice, à concéder la nécessité de l’accompagnement des délinquants par la société et l’importance de l’équilibre des droits dans l’organisation sociale. Ces mécanismes de contrôle social préventif furent déjà proposés par certains auteurs au cours du XVIIIe siècle sous l’appellation de « discours pénal » (C. Beccaria, Traité des délits et des peines) pour précéder les réponses judiciaires.
- Les mesures préventives sont-elles l’instrument essentiel pour éradiquer la délinquance ou sont-elles indispensables pour réduire le taux de la criminalité ? C’est à ces questions que nous allons tenter de répondre pour éclairer les modalités de contrôle pouvant optimiser autant que possible le respect de la vie collective.
En effet, l’expérience des attentats de 2001 aux États-Unis a démontré que l’usage de la force publique ne constitue pas fondamentalement la meilleure réponse apportée à la criminalité. Dans la mission républicaine de sécuriser les citoyens, la priorité du législateur devrait porter sur la baisse du taux de la délinquance dans le cadre de la politique criminelle appliquée. Puisque le risque de délinquance zéro est purement utopique, la prévention constitue l’un des outils efficaces pouvant permettre à imposer une conduite sociale acceptable et plus au moins respectée par les citoyens. Ce mécanisme de contrôle préventif rejoint la théorie de la substitution pénale de Ferri (E. Ferri, Le remplacement criminel, Roux e Favale, 1866.), qui considéra la prévention comme l’outil indispensable pour lutter contre la criminalité. Ferri affirma : « pour rendre moins pernicieuse l’explosion des passions, il vaut mieux les aborder de côté, à leur source même, que les attaquer de front ». Selon l’auteur, les circonstances sociales sont à la base de la criminalité, et il faut d’abord se pencher sur la solution aux problèmes personnelles des individus avant d’envisager la punition infligée à leurs actes. C’est ainsi que ce dernier justifie ses propos par un exemple métaphorique : « voici une rue obscure qui est, la nuit, le théâtre de quantité d’infractions ; on y détrousse les passants, on y complote des rencontres pédérastiques… Les adeptes du droit pénal classique y feront circuler des rondes de policiers qui arrêtent les malfaiteurs ; cela coûtera de l’argent et ne supprimera pas les infractions. Éclairez violemment la rue, et vous résoudrez le problème à moindre frais. Démolissez les taudis, réglementez la vente de l’alcool, supprimez la prostitution, construisez des écoles, surveillez la moralité des spectacles, favorisez la recherche scientifique … et tout ira mieux ».
En réalité, le criminologue ne fit pas l’apologie du laxisme dans le cadre du contrôle des pouvoirs publics en matière de criminalité. Il démontra tout simplement que les réponses pénales peuvent s’avérer insuffisantes sans la mise en place préalable d’un accompagnement social pouvant mieux conscientiser les individus sur l’importance de leur contribution individuelle dans l’organisation de la vie collective. C’est dans ce sens que nous avons réprouvé les discours excessifs tenus par l’ancien garde des sceaux haïtien, Lucmane Délile, face à l’expansion des crimes commis par les groupes armés identifiés au Village de dieu à Port-au-Prince. Pour rappel, dans un discours tenu le 24 avril 2020, Lucmane Délile a annoncé des opérations policières meurtrières au Village de dieu en invitant les riverains à abandonner leur domicile sous peine de se faire tuer par la police (Haiti Standard, Port-au-Prince : Les citoyens du village de Dieu ont 72h pour quitter les lieux, selon le ministre de la Justice, 24 avr. 2020.). Une telle déclaration va à l’encontre de la finalité de la justice pénale consistant à l’humanisation et non à l’exclusion, encore moins l’élimination d’une catégorie des individus dans l’organisation sociale. Cette démonstration a prouvé clairement que le pouvoir exécutif haïtien a conçu l’usage de la puissance publique comme ultime solution pour combattre la délinquance et la criminalité.
En tout état de cause, au sein de toute société démocratique, la prévention doit se doubler de la justice pénale de proximité avant de recourir aux mesures coercitives sévères en matière de sécurité publique.