Troisième partie
Par Guerby Blaise, docteur en droit,
Paris, jeudi 30 décembre 2021– L’idée de l’insertion de la justice de proximité n’est pas nouvelle dans le système judiciaire haïtien. En effet, la justice de proximité fit partie de l’organisation judiciaire française depuis le XVIe siècle sous l’appellation de justice de paix. Ainsi, elle a été créée par la loi des 16 et 24 août 1790 sur l’organisation judiciaire dans le but de mettre à la disposition des citoyens une justice plus rapide et plus proche. Ainsi, chaque Canton était sous l’autorité d’un juge de paix, siégé dans un tribunal de paix, pour résoudre les « petits litiges » de la vie quotidienne entre les citoyens. Toutefois, cette juridiction fit l’objet d’une navette dans le système judiciaire française, en ce qu’elle fut supprimée avec l’apparition de la Ve République, plus précisément en 1958 avant de la réintégrer en 2002 (Loi du 9 septembre 2002 (dite Loi Perben I) dite loi d’orientation et de programmation, modifiée par la loi du 26 février 2003.)
Cette politique de justice de proximité est héritée par le système judiciaire haïtien depuis plus de deux décennies dans le but de résoudre les litiges de la vie quotidienne (Art. 81 à 91, décret du 22 août 1995 relatif à l’organisation judiciaire instituant les tribunaux de paix dans les communes.). Toutefois, la représentation juridictionnelle diffère dans les deux systèmes. Car en France, la justice de proximité est représentée à la fois par la juridiction de proximité et du juge de proximité, tandis qu’en Haïti elle est représentée par le juge de paix, équivalent du juge de proximité en France.
Si la conception du « juge citoyen » (M. Marque, la réforme des juges de proximité, Dalloz. Actualité. Le quotidien du droit, 16 sept. 2016) reste instable en Haïti depuis sa création en 1995, il a connu une autre transformation dans l’organisation judiciaire française en moins de deux décennies. Celui-ci a été supprimé par le législateur français en transférant ses compétences aux tribunaux de grande instance, devenus tribunaux judiciaires depuis le 1er janvier 2020 (Loi n° 2016-1090 du 8 août 2016 relative aux garanties statutaires, aux obligations déontologiques et au recrutement des magistrats ainsi qu’au Conseil supérieur de la magistrature, qui supprime les juges de proximité à compter du 1er juillet 2017).
Quatre ans plus, l’on se rend peut-être compte qu’il était illusoire de penser que le « juge citoyen » était définitivement enterré, puisque le Premier ministre et le garde des sceaux français souhaitent vraisemblablement le ressusciter après avoir, disent-ils, pris conscience des conséquences de l’éloignement « géographique et temporel » de la justice aux citoyens. En dépit de cette disparité sur l’évolution juridique, les deux législations criminelles présentent des similitudes.
Dans ces deux systèmes juridiques, la justice de proximité dispose des compétences similaires tant en matière civile qu’en pénale. Mais, nous privilégierons la compétence pénale de la justice de proximité dans notre étude. Par ailleurs, ils connaissent d’une dissemblance dans la hiérarchie de l’organisation judiciaire, en ce que le tribunal de paix en Haïti est rattaché au tribunal de première instance, équivalent de l’ancien tribunal de grande instance en France, tandis que la juridiction et le juge de proximité ont été conçus pour désengorger le tribunal d’instance en France. Aussi, à la différence du législateur français qui complète la compétence de conciliation du juge de proximité par d’autres acteurs dénommés conciliateurs, l’exécutif haïtien confère une double compétence au juge de paix en permettant à ce dernier de jouer à la fois le rôle de conciliateur et d’autorité judiciaire. Pourtant, il n’était pas permis à l’ancien juge de proximité français de recourir à la privation de liberté, tandis qu’outre la mission de conciliation prévue au décret du 22 août 1995 relatif à l’organisation judiciaire, le législateur haïtien permet au juge de paix de garder sous son autorité un individu suspecté d’avoir commis un crime, un délit ou une contravention (Art. 12, CIC).
Or, en France, l’ancien juge de proximité ne disposait pas de compétences pour rechercher des crimes et des délits, et conséquemment ne pouvait donc priver une personne de liberté. De toute façon, leur mission similaire consiste à solutionner le problème de lenteur de la justice et de désengorger le système judiciaire, soit par la conciliation des parties, soit par la célérité des réponses judiciaires face à la petite délinquance ou aux « incivilités » pour citer Jean Castex. Pour reprendre le garde des sceaux français, Éric Dupond-Moretti., la justice est parfois « pesante », elle doit aller vers les citoyens pour ne pas laisser impunies les infractions peu importantes mais qui ne respectent pas la vie collective ». D’où l’utilité de la juridiction pénale de proximité dans la sécurité publique.
La vengeance privée est l’une des causes de l’accroissement de la criminalité dans une société. Les actes arbitraires des autorités ou l’absence d’assistance sociale aux individus sont des facteurs déterminants dans la profusion de la délinquance dans la vie collective. Dans cette perspective, l’idée du rapprochement du couple judiciaire-citoyen pourrait contribuer à une meilleure compréhension du phénomène criminel dans la société. C’est un mécanisme de contrôle judiciaire en amont complémentaire de la prévention sociale à la lutte contre la délinquance et la criminalité. Non seulement, ce mécanisme peut favoriser un dialogue social participatif plus au moins objectif, mais également une collaboration citoyenne en vue d’éviter la dissémination des actes criminels par des réponses judiciaires rapides. Néanmoins, cette finalité devrait être comprise avec prudence dans le système judiciaire haïtien. De fait, la fonction de juge de proximité conférée au juge de paix dans le domaine pénal semble ne pas apporter une grande avancée dans la lutte contre l’accroissement de la délinquance et la criminalité. Car les statistiques des acteurs judiciaires et de la société civile démontrent que les juges de paix, aux côtés des commissaires du Gouvernement, jouent un rôle considérable dans la surpopulation carcérale et l’accroissement de la détention préventive dans le système judiciaire haïtien. C’est d’ailleurs pourquoi les pouvoirs publics haïtiens sont conscients de l’inefficacité de ce rapprochement géographique par le juge de paix en raison de sa compétence pénale punitive, puisqu’au lieu de désengorger la justice, ce dernier contribue considérablement à la situation inhumaine des prisons en raison des détentions arbitraires. Par exemple, pour une simple contravention de simple police, le juge de paix peut décider de placer un individu en garde à vue, qui pourrait par la suite être transformée en détention provisoire par le commissaire du Gouvernement. Ce sentiment d’injustice peut développer chez l’individu et ses proches l’orgueil et la vengeance privée, ce qui pourrait augmenter considérablement le taux de la délinquance et la criminalité.
Dans l’esprit de l’adage « mieux vaut prévenir que guérir » la prévention peut être tenue pour un substitut pénal pertinent face à la carence du devoir d’accompagnement de l’État aux citoyens. Néanmoins, cette politique préventive ne devrait traduire l’institutionnalisation de l’impunité en marge de l’obligation de l’État pour garantir le droit à la sécurité de ses citoyens.