Paris, 24 juillet 2021- Lors des échanges interministériels à la Primature en 2017, j’ai eu le privilège d’interpeler un Conseiller de la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif (CSC/CA) sur le manque d’évolution de la politique de la justice administrative par la « mise au placard » de sa compétence en matière de contentieux mettant en cause les institutions indépendantes ou autonomes ayant une mission de service public ( intérêt général), comme les Fédérations sportives ou le Conseil Électoral Provisoire(CEP).
Au cours de nos échanges, j’ai attiré son attention sur deux anecdotes.
En premier lieu, je lui ai révélé avoir refusé d’apposer ma signature sur un acte du CEP, dont j’étais le chef de service juridique, relatif à une action d’un président de BED devant la Cour Supérieure des comptes et du Contentieux Administratif à la suite de sa révocation.
Même si la motivation de l’acte de saisine était peu convaincante, j’ai refusé de mentir au Président de l’époque du CEP juste pour lui faire plaisir. Pour cela, je lui ai dit respectueusement la vérité juridique et ai refusé de signer le contenu de l’acte responsif du CEP.
En second lieu, je lui ai souligné avoir gagné un procès historique au « Tribunal Arbitral du Sport » (TAS) en Suisse en janvier 2016 au bénéfice de Victory Sportif Club. Historique parce que les quatre autres clubs ne croyaient pas en moi à cause de ma jeunesse à l’époque (je devais être l’avocat de cinq clubs au départ).
Mais Dr Emmanuel Menard du Raicing Club haïtien et Dr Gérard Janvier du Victory misaient sur ma compétence. Et j’ai gagné le procès particulièrement sur la base de la nature administrative des actes adoptés par la Fédération haïtienne de Football en tant qu’une « institution indépendante et autonome ayant une mission de service public ».
D’une aptitude intellectuelle fournie et inouïe, ce Conseiller m’a répondu : « Cher Maître, vos remarques sont pertinentes, mais je dois vous avouer que la Cour ne nie pas son champ de compétence en la matière. Elle ne peut pas s’autosaisir. Elle n’est tout simplement pas sollicitée par les avocats. On n’est pas « responsables » de cette inertie ».
À ce jour, ce Conseiller fait partie d’une des deux compositions dans le cadre de ces affaires .
Au vrai, les affaires relatives à ces juges révoqués par Jovenel Moïse et à ce CEP offrent désormais l’opportunité aux Conseillers d’illustrer leur aptitude intellectuelle pour valoriser la justice administrative haïtienne au même titre que le Conseil d’État en France.
À la lumière de la combinaison des articles 2 et 8 du Décret du 23 novembre 2005 établissant l’organisation et le fonctionnement de la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif, ainsi que l’article 200 de la Constitution en vigueur, il va donc sans dire que la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif( CSC/CA) doit annuler le décret du 14 septembre 2020 relatif à la Constitution du Conseil Électoral Provisoire ( CEP) pour être entaché d’inconstitutionnalité au regard des articles 194-2 et 289 combinés de la Constitution de 1987, ainsi que l’arrêté du 8 février 2021 relatif à la mise à la retraite de ces trois juges pour être contraire à l’article 177 de la Constitution en vigueur, étant entendu que la discipline des magistrats relève de l’autorité du Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire (CSPJ) ( portée des articles 184, 184-1, 184-2 de la Constitution et la combinaison des articles 3, 65 et 67 de la loi du 20 Décembre 2007 portant sur le statut de la magistrature, étant précisé que les modalités de saisine du CSPJ énoncées à l’article 22 de la loi du 20 Décembre 2007 créant le CSPJ doivent être complétées en ce qui concerne les juges de la Cour de cassation).
Encore une fois, le ministre de la justice, Rockfeller Vincent, n’a pas eu malheureusement de lucidité et d’intelligence pour bien conseiller le feu Président Jovenel Moïse et assurer la survie de ces textes inconstitutionnels par l’interférence d’une loi entre ces actes administratifs réglementaires (décret et arrêté) et la Constitution de 1987. Une telle stratégie serait inspirée. Cette loi ferait « écran » entre l’acte administratif réglementaire (décret, arrêté) et la disposition constitutionnelle évoquée (c’est la théorie de la loi-écran dans le contentieux administratif). Dans ce cadre, l’illégalité de l’acte administratif serait tributaire de l’inconstitutionnalité de la loi dont le pouvoir d’appréciation relève dans ce cas de la compétence de la Cour de cassation (art. 141 du Décret du 22 août 1995 sur l’organisation judiciaire) en raison de l’inexistence fonctionnelle et matérielle du Conseil constitutionnel ( art. 190. ter 10 de la Constitution de 1987 amendée). Ainsi, l’arrêté de révocation de ces juges et le décret du CEP pourraient survivre puisque la Cour de cassation est dysfonctionnelle.
Honnêtement, les prédécesseurs de Rockfeller Vincent n’ont pas eu la chance de trouver ces opportunités. Ce dernier rate malheureusement l’occasion d’être l’un des plus grands ministres de la justice d’Haïti.
À sa place, il n’est pas hésitant de croire que ses prédécesseurs épargneraient ces bévues au feu Jovenel Moïse.
Dans ce contexte, le pourvoi en cassation à l’initiative de la DGI traduira la renonciation du Premier ministre Ariel Henry à son engagement pour le respect de l’État de droit et l’octroi de justice à Jovenel Moïse. Bien entendu, cette justice doit s’étendre à toutes les victimes de différents massacres que connaît le pays.
Car cette action influerait sur la bonne administration de la justice eu égard au dysfonctionnement de la Cour de cassation, qui pourrait être amenée simultanément à connaître de probables actions en dessaisissement du juge d’instruction dans le cadre de l’affaire Moïse (art. 429 CIC) et à autoriser la poursuite et la validité des opérations du CEP.
Le dilemme pourrait être de taille pour Ariel Henry dont la légitimité souffre à ce jour de politique consensuelle (mais il est juridiquement Premier ministre).
En tout de cause, les Conseillers de la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif disposent de l’opportunité pour se faire une bonne réputation et marquer l’histoire de notre République. Désormais, la justice administrative haïtienne est mise à l’épreuve dans le domaine d’exception d’inconstitutionnalité des actes administratifs réglementaires.
Me Guerby BLAISE
Avocat et Doctorant finissant
en Droit pénal et Procédure pénale
Centre de droit pénal et de criminologie
École doctorale de Paris Nanterre