Josué Mérilien: “ Manuel scolaire unique; tout le monde doit y participer’’…

Josue Merilien,coordonnateur de l'UNNOH

PORT-AU-PRINCE, vendredi 5 août 2022- « Le manuel scolaire est un vecteur essentiel d’instruction et de socialisation, il est porteur de savoirs, mais également de normes et de valeurs.  Que renferme-t-il d’enjeux politiques, idéologiques et sociologiques ? Il est l’objet d’études et de recherches en histoire et en sociologie.

Il apparait que loin d’être un simple outil pédagogique, il est également un objet politico-social puissant et le véhicule « d’un système de valeurs, d’une idéologie, d’une culture ; [qu’il] participe au processus de socialisation -voire d’endoctrinement- des jeunes générations auxquelles il s’adresse » (Choppin, 1980, 1). C’est pourquoi il est pertinent d’y consacrer des recherches, et d’alimenter sans cesse le débat autour du manuel scolaire. »[1]

Le manuel scolaire, support par excellence de transmission des connaissances, est un outil pédagogique essentiel. Il garantit l’efficacité du processus d’enseignement-apprentissage et l’amélioration de la qualité de l’enseignement. Il participe au processus de socialisation et soulève également un ensemble d’enjeux de type historique, social, politique et culturel. Atfa Memaï et Abla Rouag estiment en ce sens que « Le manuel scolaire est un élément central dans la pratique pédagogique, il est reconnu comme l’un des facteurs les plus efficaces pour améliorer la qualité de l’enseignement, particulièrement dans les Etats où le système éducatif manque de moyens. En effet, des recherches ont montré qu’une amélioration dans la fourniture de manuels scolaires aux écoles avait une influence positive sur le rendement scolaire (Seguin, 1989), ainsi les manuels sont un outil de réussite scolaire »[2]

De l’avis de Gerard et Roegiers les manuels scolaires sont « intentionnellement structurés pour s’inscrire dans un processus d’apprentissage en vue d’en améliorer l’efficacité  (1993, 35) ». Ceci, poursuivent Atfa Memaï et Abla Rouag,  « en offrant à l’élève un recueil de connaissances où il peut découvrir, apprendre et comprendre de nouvelles choses. Et à l’enseignant, une aide à la gestion de ses cours et une banque d’exercices. Tout en permettant aux parents d’élèves, l’accompagnement et le suivi des apprentissages de leurs enfants. »[3]

De plus, le contenu global des manuels particulièrement les textes et les images utilisées  aident à construire la représentation sociale des élèves, leur cadre de référence. Ainsi,  «  par son contenu il participe non seulement à l’instruction mais également à l’éducation « par la transmission, de manière plus ou moins explicite, de modèles de comportement sociaux, de normes et de valeurs. »[4] (UNESCO, 2008, 14). Ainsi, le manuel scolaire « renferme un aspect cognitif et un aspect idéologique, et c’est ce qui donne au manuel scolaire un pouvoir considérable. »[5]

Donc, la question de manuel scolaire renvoie à divers enjeux importants qui exigent qu’elle soit traitée correctement et mise en débat pour être clarifiée afin d’éviter un ensemble d’erreurs fatales et de dégâts irréparables.  A noter que cette question ne concerne pas seulement le Ministère de l’Education Nationale et les éditeurs mais le peuple haïtien en général et en particulier tous  les  partenaires de la communauté éducative.

Ainsi, tout projet y relatif doit être suffisamment mis en débat, discuté et clarifié avant d’être exécuté. Dans cette perspective, le projet de livre scolaire unique dont parle le ministre Nesmy Manigat qui semble, à notre sens, un projet intéressant et prometteur est-il suffisamment mis en débat et clarifié ? Le document titré « Cahier des charges pour l’élaboration du livre scolaire unique… » et qui sert de cadre de référence présente-t-il un argumentaire clair justifiant le bien-fondé d’une telle démarche ? Quels sont les intérêts véritables et les enjeux de cette démarche ?  En quoi alimenter un ensemble de débats publics éclairants  autour du manuel scolaire unique présente-t-il un intérêt pratique, stratégique pour la réussite d’un tel projet ? Quel est le pourcentage de chances de réussite de ce projet en dehors d’une appropriation populaire suffisante ? Comment le peuple pourra t-il s’approprier un tel projet et assurer par-là sa réussite s’il n’est pas suffisamment éclairé sur les objectifs fondamentaux du projet, sur les opportunités offertes, les bénéfices à tirer par la communauté éducative à partir de sa concrétisation ?

Ce projet présente un ensemble d’intérêts et d’enjeux qu’il convient de relever et d’analyser rapidement pour bien se situer et comprendre le sens des différents enjeux suscités.

 Principaux intérêts et enjeux :

L’idée de parvenir enfin à un manuel scolaire unique est très  intéressante  et appréciable car cela permettra de résoudre le problème crucial de la multiplicité de manuels scolaires  sans contenus véritables et qui sont loin d’être des outils pédagogiques mais de préférence des outils de déformation et d’abrutissement ;

– L’idée de rédiger enfin tous les manuels en créole, dans la langue maternelle des élèves est excellente  et remarquable. Désormais, l’enseignement va se faire en Haïti, en créole et nos élèves vont avoir beaucoup moins de difficultés d’assimilation des contenus enseignés et vont pouvoir réussir plus facilement ;

– L’élaboration du manuel scolaire unique impliquera forcement la  révision systématique des programmes scolaires un peu déconcertants en dissonance avec cette nouvelle approche pédagogique prônée pour parvenir à des programmes scolaires conformes à la vision du nouveau type de citoyens/nes à construire ;

–  Le fait de concevoir un manuel scolaire unique  qui va permettre à l’élève de participer dans la construction de ses apprentissages,  de mettre l’accent sur le principe de l’interdisciplinarité et de transférabilité favorisant ainsi l’exploitation de divers champs disciplinaires dans le cadre du processus d’enseignement-apprentissage et de mobiliser de plus une pédagogie transversale, tout cela se révèle consistant ;

– La prise en compte du principe de contextualisation renvoyant aux réalités proches du vécu des élèves est à considérer car cela va susciter un grand intérêt  chez l’élève  et assurer une plus grande participation ;

– Le manuel scolaire unique peut aider à concrétiser l’idée d’une seule école haïtienne diffusant les mêmes contenus de connaissances, visant des compétences identiques. Il permettra  de mettre fin progressivement  à la réalité d’une école haïtienne multiple, à double ou triple vitesse et pourra contribuer  du même coup à haïtianiser  l’école haïtienne pour répéter le professeur  Yves Dorestal.

L’une des plus grandes faiblesses du document titré « Cahier des charges pour l’élaboration du livre scolaire unique… » et qui sert de cadre de référence a trait à sa nature même. En réalité, il est présenté comme un TDR (Termes de référence) soumis aux éditeurs par le Ministère de l’Education Nationale et de la Formation Professionnelle (MENFP) pour la rédaction ou l’élaboration du manuel scolaire unique. Donc, ils peuvent à partir de ce TDR monter des équipes pour élaborer chacun son « manuel scolaire unique », manuel unique qui serait de ce fait multiple ???

–  La démarche est certes opportune, cependant le document ne présente pas un argumentaire clair et solide justifiant son bien-fondé.  A cet égard, le MENFP devrait fournir au public en général et aux partenaires du système éducatif en particulier, une explication claire et nette touchant au projet. Un tel éclairage se révèle fondamental et incontournable pour l’orientation judicieuse du processus d’élaboration du manuel scolaire unique. N’est-ce pas là une faiblesse théorique très grave, dommageable pour la réussite du processus ? ;

-Vu qu’il est envisagé la rédaction du manuel unique en créole, l’AKA (Akademi Kreyòl Ayisyen) est-elle officiellement partie prenante de cette démarche vu que sa contribution se révèle essentielle pour assurer l’usage d’un créole académique dans la production du manuel ? ;

-Est-ce que les titulaires des dix Directions Départementales ont déjà une maitrise suffisante de ce projet de livre unique afin d’être à même de fournir des explications au public et au personnel enseignant de leur département géographique respectif ?

-La formation des enseignants-es, d’une part en matière de pédagogie et des contenus à enseigner, d’autre part en langue créole comme outil linguistique renvoyant à la maitrise par les enseignants-es du lexique et de la syntaxe du créole ou de l’haïtien, est-elle déjà assurée ?;

– Un changement aussi important et vital pour le pays et le secteur éducatif  exige beaucoup  de travail  et renvoie inévitablement à un ensemble de préalables qui ne doivent, en aucun cas, être négligés.  Ce changement majeur ne peut être réalisé à partir d’un travail superficiel mais plutôt à partir du travail de réflexion d’une équipe pluridisciplinaire qui permettra de jeter un regard critique croisé sur la question et un éclairage sur le contenu, les objectifs pédagogiques  du manuel scolaire unique en fonction du projet d’homme, de femme en vue, du modèle de citoyen/ citoyenne  à construire  ou  du projet de société, du projet  politique et économique envisagé. Jusqu’à présent, aucune information sur l’existence ou la composition d’une équipe aussi indispensable n’est encore transmise. Le document communiqué reste muet à ce sujet;

– L’élaboration du manuel scolaire unique exige d’abord un recensement  et une analyse en profondeur de tous les manuels scolaires existants afin de mettre en évidence leurs principales faiblesses et de concevoir ensuite un manuel correct  qui sera un véritable outil pédagogique et où toutes les faiblesses identifiées seront dépassées. C’est ce manuel nouvellement conçu qui serait remis aux éditeurs pour les suites nécessaires.

–  L’étrange impression qui se dégage de ce qui semble se passer c’est l’idée ambigüe et incongrue d’une simple traduction en créole des multiples manuels scolaires existants tels qu’ils sont avec leurs contenus abracadabrants. Et si tel est le cas, il faut, pour le plus grand bien de notre éducation, se battre contre cela. Il serait simplement question de permettre aux différents éditeurs de gagner un peu plus d’argent sans se soucier, comme toujours, des intérêts supérieurs du pays et de l’éducation en particulier ;

-Le manuel scolaire unique en créole implique à coup sûr une nouvelle approche pédagogique mettant l’accent sur la nécessité pour l’élève de participer à la construction de ses apprentissages, faisant appel  aux principes d’interdisciplinarité , de transférabilité  et de contextualisation, renvoyant aux réalités proches du vécu des élèves  et  mobilisant de plus une pédagogie transversale. La question qui interpelle : Les équipes d’élaborateurs-élaboratrices des différentes maisons d’édition sont-elles outillées pour élaborer un manuel scolaire unique en fonction de cette nouvelle approche combien utile et appréciable ?

Nous estimons que le Ministère de l’Education Nationale et de la Formation Professionnelle (MENFP) doit, à juste titre,  pouvoir concevoir l’élaboration de ce manuel scolaire unique et  livrer ainsi aux éditeurs un produit fini pour publication. C’est seulement à cette condition que le livre unique pourra être épargné du risque certain de devenir  un ‘’livre unique multiple’’ et pourra servir adéquatement le système scolaire haïtien.

– Cette décision fondamentale demande pour sa mise en application et sa réussite une très grande concertation avec tous les acteurs concernés, ce qui ne semble pas être encore au rendez-vous ou suffisamment fait afin d’assurer une véritable appropriation populaire du projet, condition sine qua non de son atterrissage réel.

De plus, le moment actuel de trouble, de bouleversement, n’est sans doute pas le moment indiqué pour la réalisation d’un tel projet.  Mais, tenant compte de son importance, des opportunités offertes, des bénéfices qui peuvent en découler, si les préalables sont normalement respectés, il vaut la peine de contourner cet obstacle colossal pour parvenir à sa concrétisation. Il faudra, dans ce cas,  mettre des bouchées doubles  et consentir tous les sacrifices possibles pour favoriser sa réalisation. Il est hors de question de laisser tomber ce projet mais il faut consentir à prendre la voie et les moyens permettant de le réaliser dans l’intérêt du pays en général et du secteur éducatif en particulier. Nous devons nous engager tous et toutes, pour une fois, et dans le cadre de ce projet, à placer l’intérêt du peuple au-dessus des intérêts particuliers.