Éditorial
MIAMI, vendredi 7 février 2025– Le 7 février 1986 marquait la fin d’un régime autoritaire ayant plongé Haïti dans la répression et la corruption pendant 29 ans. François Duvalier, puis son fils Jean-Claude, avaient instauré un État fondé sur la terreur des Tontons Macoutes et une armée entièrement soumise à leurs caprices. Des dizaines de milliers d’Haïtiens ont été assassinés, des milliers d’autres portés disparus sans laisser de traces, et un exode massif a vidé le pays d’une partie de ses forces vives. Ce jour de février 1986 aurait dû ouvrir la voie à une véritable transition démocratique.
Pourtant, 39 ans plus tard, le rêve démocratique du peuple haïtien s’est transformé en cauchemar. Une nouvelle dictature s’est installée, plus insidieuse encore : celle de la terreur criminelle exercée par des gangs armés qui ne sont plus de simples acteurs de violence aveugle, mais des instruments politiques utilisés par certains secteurs pour imposer leur domination. Contrairement aux dictatures classiques, celle-ci ne se présente pas sous le visage d’un régime autoritaire assumé, mais sous une forme fragmentée où le chaos est sciemment entretenu pour affaiblir l’État et garantir la mainmise de certains groupes sur le pouvoir.
Haïti est aujourd’hui sous la coupe de groupes terroristes qui contrôlent plus de 80 % du territoire de la capitale et s’étendent dans l’Artibonite. En 2024 seulement, ces gangs ont massacré plus de 5 600 personnes, incendié des centaines de maisons et provoqué le déplacement forcé de plus d’un million d’Haïtiens. Ils ont attaqué sans retenue des commissariats, des hôpitaux, des universités, des prisons, des lieux de culte, des bibliothèques et des pharmacies, détruisant méthodiquement ce qui restait des infrastructures essentielles.
Mais ces violences ne sont pas le fruit du hasard. Elles ne sont pas seulement l’expression d’un banditisme incontrôlé. Elles servent un projet politique précis. Depuis plusieurs années, des acteurs politiques, en quête de pouvoir ou désireux de s’y maintenir, ont scellé une alliance insidieuse avec ces groupes criminels. Ces alliances ne sont plus dissimulées : des figures politiques entretiennent des liens directs avec les chefs de gangs, négocient avec eux et s’en servent pour affaiblir leurs adversaires, imposer des rapports de force et dicter l’agenda politique du pays.
Les groupes terroristes composés de monstres sanguinaires sont devenus le véritable bras armé de ces secteurs qui refusent toute alternance démocratique et qui sabotent systématiquement toute tentative de rétablissement de l’ordre. Chaque fois qu’une initiative est lancée pour restaurer l’autorité de l’État, une flambée de violence est déclenchée, rendant toute normalisation impossible. L’objectif est clair : transformer Haïti en un terrain de manipulation où la peur et la terreur remplacent les urnes et où seuls ceux qui contrôlent les armes peuvent espérer peser sur l’échiquier politique.
Cette stratégie a mené à un effondrement total des institutions haïtiennes. Aujourd’hui, l’État haïtien est incapable d’assurer les services de base à la population. Les institutions censées garantir l’ordre et la justice sont soit infiltrées, soit paralysées par la peur. La police nationale est en sous-effectif, mal équipée et régulièrement attaquée par des groupes criminels qui agissent en toute impunité. L’appareil judiciaire, gangrené par la corruption et les intimidations, ne parvient plus à fonctionner, laissant le champ libre aux criminels et à leurs protecteurs.
Pendant ce temps, Haïti est devenu un hub pour toutes sortes de trafics : drogue, armes, traite d’êtres humains, trafic d’organes. Le pays est sciemment laissé en faillite pour mieux être exploité par des intérêts obscurs, qu’ils soient internes ou externes. Ceux qui prétendent diriger Haïti n’ont plus aucun projet politique en dehors du maintien d’un statu quo criminel qui leur permet de conserver leur influence.
Tous les pays qui, comme Haïti, ont renversé des dictatures dans les années 1980 ont réussi à établir une démocratie stable. Les Philippines, après la chute de Ferdinand Marcos en 1986, et le Chili, après la fin de l’ère Pinochet en 1990, ont consolidé leurs institutions et assuré des alternances politiques à travers des élections régulières. Pourquoi Haïti en est-elle restée à une instabilité permanente ?
La première raison est l’incapacité des élites politiques haïtiennes à rompre avec les pratiques du passé. Dès les premières années de la transition, elles ont saboté tout processus démocratique qui aurait pu menacer leur contrôle sur le pays. La tentative d’élections en novembre 1987 s’est soldée par un massacre. Depuis, chaque processus électoral a été marqué par des contestations, des fraudes et des violences.
La seconde raison est l’influence étrangère, souvent contradictoire, qui a empêché Haïti de développer une souveraineté politique réelle. Tantôt abandonnée à elle-même, tantôt soumise à des interventions mal calibrées, Haïti a été maintenue dans un état de dépendance qui l’a empêchée de stabiliser ses institutions.
Enfin, la troisième raison est la destruction systématique de l’État par les groupes armés et leurs commanditaires politiques. Un État affaibli est un État qui ne peut ni organiser d’élections crédibles, ni garantir la sécurité de ses citoyens, ni lutter contre la corruption.
Malgré ce tableau sombre, le peuple haïtien n’a jamais renoncé à son aspiration démocratique. Si la dictature des Duvalier a pu être renversée en 1986, c’est grâce à une mobilisation massive de la population. Aujourd’hui encore, la volonté d’un véritable changement existe. Mais cette volonté ne suffira pas sans un sursaut collectif pour briser les alliances criminelles qui étranglent le pays.
Ce 39e anniversaire de la chute de la dictature doit être un moment de réflexion et d’action. Haïti ne peut pas continuer sur cette voie où la terreur remplace la politique et où les armes remplacent les urnes. Il est impératif de restaurer l’État, de mettre fin à l’impunité et de rompre définitivement avec les pratiques du passé.
La démocratie ne se donne pas, elle se conquiert. Et si Haïti veut survivre en tant que nation, elle n’a d’autre choix que de mener cette lutte, sans compromis ni hésitation. A ce stade, les démocrates, les patriotes et les progressistes doivent s’illustrer par leur esprit d’engagement et de sacrifice. Haïti ne peut compter que sur eux, véritables réserves de la République.