Par Francklyn B. Geffrard,
Miami, 20 septembre 2020– Haïti a la grande particularité d’être un pays particulier et de paradoxes. Haïti est si particulier que c’est le pays où ce dont on est vraiment certain, c’est qu’en réalité, rien n’est certain. C’est le pays où tout est possible ; même l’impossible et l’inimaginable. C’est le pays où on accepte tout et tout est accepté, même l’inacceptable. On s’excuse de tout et tout est excusé, même l’inexcusable. Mais on ne fait pas toujours ce qui doit être fait, c’est-à-dire, ce qui est bien. On ne répare pas ce qui est réparable. On ne corrige pas ce qui est corrigible. C’est aussi le pays où tout ce qui est prévisible, c’est l’imprévisible. Ce qui arrive le plus souvent, c’est justement l’imprévisible. Il est difficile de planifier quoique ce soit. Tout peut déraper à n’importe quel moment. On s’appuie sur le hasard du temps plus que sur la science et toute approche rationnelle. C’est, en vérité, une dynamique délirante où tout se fait à l’envers.
C’est aussi et surtout le pays des paradoxes. Le pays où les paradoxes sont normaux, dirait-on. En fait, Haïti est le pays où l’extrême opulence et l’extrême pauvreté se côtoient au quotidien comme si ces deux extrêmes pouvaient raisonnablement cohabiter pacifiquement et harmonieusement sans heurts. En effet, c’est le pays où, selon la Banque Mondiale, près de 80% de la population vit dans la pauvreté extrême avec moins de deux dollars par jour, pendant que la minorité riche ne se gêne pas d’exhiber, de manière arrogante et agaçante, sa richesse mal acquise pour la plupart.
C’est aussi le pays où le chômage est endémique et chronique. Ceux qui travaillent soutiennent en général une famille d’au moins dix (10) personnes. Ce qui condamne la majorité de la population à vivre dans la misère et/ou de la débrouille dans l’indifférence absolue des élites qui ne se soucient que de leurs intérêts propres. Pris dans l’engrenage de cette misère programmée, la population est condamnée à reproduire la misère et les conditions abjectes d’une existence exceptionnellement difficile qui ne suscite aucune sympathie des gouvernants.
C’est le pays où on exerce toutes sortes de violence structurelle et socio-économique sur une population majoritairement appauvrie et à laquelle on refuse le droit légitime de réagir. Chaque fois qu’elle tente d’exprimer son ras-le-bol, on l’accuse de barbarie et de sauvagerie. Quoique victime, on la fait passer pour le bourreau. Et ça passe, puisque le système en place dispose de son appareil idéologique (églises, médias et autres canaux de communication de masse puissants) pour faire accepter aux faibles, la coupe amère. A part quelques rares exceptions, les médias servent à calmer les esprits et à éviter toute tension sociale qui remet en question le statu quo et qui viserait à changer l’ordre des choses. N’est-ce pas paradoxal ?
C’est le pays où l’Etat est banditisé et le banditisme prend une forme légale. Ça passe comme une banalité, au point que les bandits (grands et petits) déferlent sur le pays et le transforment en un véritable abattoir. Ils tuent comme bon leur semble et répandent le sang d’innocents et d’honnêtes citoyens sans véritablement s’inquiéter. Ils ne se cachent ni se voilent plus. Ils opèrent à visière levée. Au contraire, ils jouissent de toutes sortes de protection et de soutien tant au plus haut niveau de l’Etat que dans les milieux d’affaires. Autrement dit, ils ont des complices partout si bien que certains sont considérés comme des leaders communautaires faisant du social dans leurs communautés-lesquelles communautés sont leurs premières victimes.
C’est le pays où des gens sont massacrés en plein jour et leurs corps dévorés par des chiens et des cochons affamés sans que cela n’attire véritablement l’attention des plus hautes autorités. Au contraire, certaines autorités, en plus de banaliser ces crimes infâmes, s’en moquent. Ils tournent les victimes en dérision. Qui pis est, ces massacres abominables ne font débat que dans quelques rares médias du pays. Autrement dit, c’est le pays où la vie et la mort sont banalisées au plus haut point. Des armes mises au service de sécurité du palais national sont retrouvées en possession de bandits qui commettent des crimes à travers le pays. Paradoxalement, le palais ne réagit même pas.
C’est le pays où l’injustice et l’impunité remplacent la justice, sont érigées en système et deviennent la norme. La justice est donc réservée à ceux qui détiennent les pouvoirs politique et de l’argent-de l’argent provenant de toutes sortes de trafic illicite. De l’argent sale qu’ils blanchissent aisément puisqu’ils disposent d’associés partout, notamment au niveau du système judiciaire réputé corrompu pour les blanchir. Un chef d’Etat a même révélé avoir été contraint de nommer des juges corrompus dans le système judiciaire. Évidemment, ça avait provoqué de l’indignation chez les magistrats et suscité des débats au niveau de certains médias, d’autant que ces déclarations ont été faites dans un pays étranger. Le Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire (CSPJ) avait publié une note de protestation-une note molle qui n’exprimait pas nécessairement la position d’un pouvoir réel qui a été outragé par un novice politique qui effectue son stage présidentiel et ne maîtrisant pas la communication politique. Après cette note laconique du CSPJ, ça s’arrêtait là.
C’est le pays où ceux qui commettent des crimes (crimes de sang et crimes financiers) courent les rues impunément sans s’inquiéter. Ils s’organisent pour être aux timons des affaires pour mieux commettre leurs forfaits sous une couverture légale. Ils sont arrogants et menaçants. Ils font fi des lois. En fait, ils se croient au-dessus de la loi et intouchables. Ceux qui détiennent les pouvoirs publics, la force et la puissance publique sont à leurs pieds. Et c’est peut-être le pire des paradoxes.
C’est le pays où il est plus facile d’obtenir une arme à feu, peu importe son calibre, qu’un plat de nourriture. Haïti ne fabrique pas d’arme à feu et est l’objet d’un embargo sur les armes depuis 1991 suite au coup d’Etat militaire du général Raoul Cédras, pourtant, aussi bien que les gangs, les armes prolifèrent dans le pays. De 1994 à nos jours, plusieurs programmes de désarmement ont été conduits, mais toujours sans succès. Des armes de poing et des armes de guerre continuent d’endeuiller les familles haïtiennes. De temps en temps, des containers d’armes de gros calibre disparaissent dans les ports publics et dans certains ports privés. Tout passe généralement comme une lettre à la poste.
Ainsi, la délinquance a atteint son apogée dans la société haïtienne. Tous les verrous sont sautés. L’éthique et la morale ont fait place à la débauche. Le désordre remplace l’ordre républicain. L’Etat devient un repère de bandits s’arrogeant le droit de s’attaquer impunément aux honnêtes citoyens. Même après s’être servi de l’Etat pour se donner une couverture légale, certains de ces bandits ne parviennent toujours pas à se recycler. Au contraire, ils deviennent plus arrogants et plus agaçants. En fait, Haïti est le pays où ceux qui sont impliqués dans toutes sortes de trafic illicite (drogue, armes, humain etc.) se servent de la politique pour avoir de l’impunité. Or dans d’autres pays, quand on a quelque chose à se reprocher, on n’entre pas en politique ; sinon on se fait avoir facilement.
Haïti a cette grande particularité d’être le pays où tout se fait à l’envers. La politique devient la chasse gardée de ceux qui s’opposent diamétralement à la pensée. Or la politique sans la pensée, c’est comme un ordinateur sans logiciel ou un véhicule sans moteur. Aussi longtemps que la pensée et l’intelligentsia sont tenues hors du champs politique, nous continuerons à essuyer des échecs. La pensée doit inévitablement guider la politique. En d’autres termes, la politique cesse d’être une science qui se pratique en fonction des normes et des principes ; du moins en Haïti où au parlement, par exemple, il y a très peu de gens formés qui comprennent leur rôle et leur mission dans cette prestigieuse institution. On y trouve des gens qualifiés à faire tout, sauf à exercer la fonction parlementaire. On y trouve aussi des analphabètes fonctionnels appelés pourtant à faire des lois pour toute une nation. Une véritable tragédie.
La fonction politique est dénaturée, pervertie et perd toute son essence. Les politiciens, la plupart d’entre eux en tout cas, ont donc décrédibilisé et dévalorisé la fonction politique au point de dégoûter la majorité des citoyens de la politique. Finalement, la politique est vue et perçue comme une sale activité, comme s’il n’y existait aucune morale. Ce qui est faux évidemment, même si malheureusement, chez nous, la politique est souvent pratiquée par des escrocs, des assassins, des idiots ‘’chevronnés.’’ Car la politique est l’achèvement de la morale. C’est-à-dire, la politique perfectionne la morale. Après tout, la morale ne concerne que les humains et ce sont les êtres humains qui font de la politique.
C’est le pays où on accède au pouvoir et dirige à partir de slogans creux et parfois insensés. On promet tout pour ne rien réaliser. On dit une chose et on en fait le contraire. Les formules proposées pour résoudre certains problèmes relèvent plutôt de la magie que de la science. En fait, ce sont des formules irréalistes et irrationnelles. Tout ce que nos dirigeants veulent, c’est de pouvoir faire du hit. C’est pourquoi, ils sont constamment en représentation. Ce sont des acteurs de théâtre de mauvais goût…
Haïti a aussi la particularité d’être un pays dont la stratégie économique et politique se décide dans les capitales occidentales. C’est le pays où ceux qui veulent prendre le pouvoir ou s’y maintenir se tournent inévitablement vers ces mêmes capitales occidentales alors que le pouvoir doit s’exercer en Haïti au nom des Haïtiens et pour eux.
C’est le pays où on peut accéder à la magistrature suprême de l’Etat sans aucune expérience et y effectuer son stage durant tout un mandat. C’est le pays où n’importe qui peut exercer n’importe quelle haute fonction sans aucune préparation. On s’accommode de la médiocrité et de l’ignorance comme s’il s’agissait de vertus. Or on sait très bien qu’il s’agit, en fait, d’un défaut.
Haïti est le pays où on peut être responsable de quelque chose sans en être coupable. C’est jamais nous, mais toujours la faute des autres. Les dirigeants, au lieu d’agir et répondre aux préoccupations fondamentales des citoyens, se plaignent aussi bien que le commun des mortels et dénoncent comme s’ils n’étaient pas en charge. Il en résulte que nous sommes dans une maison qui brûle pourtant nos regards sont portés ailleurs comme si tout allait bien.
C’est le pays où tout ou presque tout est improvisé. On s’improvise professeur, musicien, journaliste, politicien, pasteur, avocat, médecin, agronome, ingénieur, hougan (prêtre vaudou) etc. C’est le pays des tricheurs- des mauvais tricheurs. C’est aussi le pays de la contrefaçon- de la contrefaçon dans tous les domaines. C’est aussi le pays du plagiat où on copie mal ce qui est mal.
Quand on dit Haïti, on voit un pays où les pouvoirs judiciaires et législatifs se fondent dans l’exécutif. La justice est vassalisée. Le parlement ne joue pas véritablement son rôle n’exerce pas ses attributions constitutionnelles de légiférer et de contrôler l’exécutif. C’est donc le pays où ceux qui font les lois, les violent impunément comme bon leur semble. C’est également le pays où ceux qui prétendent représenter le peuple, travaillent, sans se gêner contre les intérêts du peuple. Mais le pire, c’est que ce même peuple se montre indulgent, docile et tolérant vis-à-vis de ces représentants malhonnêtes.
De tout temps, Haïti a toujours été considéré comme un pays essentiellement agricole. L’agriculture n’est pas organisée ni modernisée et elle est confiée aux petits planteurs non préparés à cette tâche et dépourvus de terre. Les grands propriétaires terriens sont dans l’importation, le secteur bancaire, les assurances etc.
A l’opposé, ceux qui produisaient tant bien que mal ont abandonné la terre pour devenir des chauffeurs de taxi moto ou réfugiés économiques en fuyant massivement le pays. Ils émigrent par centaine de milliers en Amérique du Sud (Chili, Brésil etc.). Ceux qui persistent à faire de l’agriculture sont confrontés à une concurrence déloyale de l’Etat qui, loin d’encourager la production nationale, importe du riz du Vietnam pour alimenter le marcher haïtien.
Nos gouvernements, loin d’améliorer le sort de la majorité des citoyens marginalisés, se contentent de fabriquer la misère, la précarité et l’insécurité sociale. La situation économique du pays se dégrade à un point tel que l’Etat d’urgence économique a même été décrété. De 15 millions d’haïtiens vivant dans l’insécurité alimentaire en 2017, nous sommes passés à 4 millions en 2020. Ceux qui nous ont conduit à une telle catastrophe sont tellement heureux de leur bilan de gestion du pays qu’ils veulent, avec l’appui des blancs, pérenniser un pouvoir rejeté par la majorité des haïtiens.
Bizarrement, ceux qui ont conduit le pays à la faillite et à la catastrophe économique et sociale, continuent de se la couler douce sans véritablement s’inquiéter.
Souvent, soumis aux diktats des institutions financières internationales, ils se désengagent du social. Il en résulte que les besoins sociaux de base des citoyens ne sont pas satisfaits ; ce qui ouvre grand la porte à l’invasion des fameuses Organisations Non Gouvernementales (ONG) remplaçant littéralement l’Etat dans bien des domaines. Est-ce normal ou paradoxal ?
La production nationale est en constante baisse et ne figure pas parmi les priorités des gouvernements. Ils optent pour l’importation à outrance pendant que les tarifs douaniers appliqués en Haïti sont au plus bas et les importateurs exonérés de taxes. Nous importons pour environ cinq milliards de dollars alors que nos exportations n’excèdent pas un milliard dollars par an. La fuite massive de nos jeunes et de nos cadres formés constitue notre principale denrée d’exportation.
Parallèlement, la contrebande bat son plein et les recettes douanières en souffrent. L’Etat perd au moins 450 à 500 millions de dollars par an à cause de la contrebande- contrebande dans laquelle sont impliqués des éléments du secteur privé et des officiels de l’Etat. Des parlementaires et des hommes d’affaires l’ont souvent dénoncé publiquement. Pourtant, aucune mesure n’est prise pour endiguer ce phénomène récurrent.
La corruption est identifiée comme un frein au développement du pays. Les principales autorités la décrivent comme le plus grand problème auquel le pays est confronté. Accusées elles-mêmes de corruption, elles se contentent de la dénoncer. Rien n’a été fait, aucune politique n’a été mise en œuvre pour combattre le phénomène de la corruption. Elles font tout pour se protéger et protéger leurs complices de toute poursuite judiciaire. En réalité, on ne saurait raisonnablement demander à des corrompus d’agir contre la corruption. On ne questionne pas une prostituée sur sa virginité.
C’est le pays où l’éducation, pilier fondamental du développement, est négligée par l’Etat et que plus de 80% des écoles appartiennent au privé. Plus de 500.000 jeunes haïtiens sont privés d’éducation. Contrairement à ce que dit notre Constitution, ils ne sont pas scolarisés. Au pays qui a renversé le système barbare coloniale et esclavagiste et qui a donné l’exemple de la liberté et du respect de la dignité humaine et des droits humains, entre 300.000 à 500.000 jeunes haïtiens vivent encore en domesticité. La domesticité, disons-le, en plus d’être une forme d’esclavage moderne, elle est l’une des pires violations des droits humains. C’est une atteinte à la dignité humaine.
Avoir accès à la santé, au travail, à la nourriture, à la sécurité et à la protection sociale, est un luxe dans un pays qui se veut démocratique. Les centres de santé deviennent des crématoires où les patients vont pour mourir. Ces centres sont sous-équipés ou pas équipés du tout. Le personnel est traité en parent pauvre. Son salaire est parmi les plus bas et il ne le reçoit que parfois.
Au lieu d’agir, on invite les citoyens à prendre leur mal en patience et à prier. Autrement dit, on se résigne à vivoter dans la misère et la crasse comme si tout cela était normal.
Nous avons tellement perfectionné la misère que nous finissons par l’accepter comme si elle était normale au point de nous y adapter formidablement. Nous nous accommodons de toutes les souffrances et de toutes les bêtises du monde au lieu d’unir nos forces pour renverser la situation, autrement dit le système inhumain qui ne considère que ceux qui s’enrichissent au détriment des plus faibles.
La misère s’insère profondément et durablement en nous, dans nos âmes et notre conscience collective. Elle devient une seconde nature, autrement dit, elle est devenue un vice chez nous. Nous avons appris à vivre dans la misère et, pire encore, à la cultiver jusqu’à la transmettre à d’autres générations en héritage. On nous l’a imposé, certes, mais nous l’avons accepté et nous en avons fait nôtre. Malheureusement ! Cette culture de misère qui nous encourage à nous résigner ne fait que détruire notre dignité et tout ce qui constitue l’essence de notre humanité.
Cette culture de misère nous rend carrément insensibles à nos propres malheurs. Nous nous culpabilisions de la faute des autres, notamment ceux qui nous privent de l’exercice et de la jouissance de nos droits fondamentaux. Nous renonçons à nous-mêmes, à notre humanité et à nos valeurs pour singer ceux qui nous détestent le plus. Nous cessons d’être nous-mêmes et vivons une vie de procuration. Des nègres qui vivent dans la peau de blancs et qui imitent et reproduisent les vices de ceux-ci. C’est ça l’Haïti qui se cherche et c’est aussi ça le paradoxe. Haïti est un pays où même les paradoxes sont normaux.