L’éditorial de Franclyn B. Geffrard,
MIAMI, dimanche 22 septembre 2024– L’idée d’une conférence nationale n’est pas une nouveauté en Haïti. Elle fait partie des propositions phares d’éminents acteurs politiques depuis près de trois décennies. Parmi ses plus ardents défenseurs, le Dr Turneb Delpé, ancien sénateur et leader du Parti National Démocratique et Progressiste d’Haïti (PNDPH), s’est illustré par son engagement indéfectible pour cette initiative. Décédé en 2016, Delpé voyait dans cette conférence une opportunité unique de réconciliation nationale et de reconstruction de l’État haïtien, en pleine crise systémique. À ses yeux, il n’existait aucune autre voie pour surmonter les fractures sociales et politiques du pays.
Delpé avait une vision claire : une conférence nationale devait rassembler toutes les composantes de la société haïtienne, des partis politiques aux organisations populaires, en passant par la société civile. Seul un dialogue inclusif serait en mesure de répondre aux défis structurels d’Haïti, tout en générant des solutions durables. Dans son esprit, cette concertation n’était pas qu’une simple formalité. Elle constituait une opportunité historique pour refonder les bases de la gouvernance en Haïti.
Dans ses nombreux plaidoyers, il soulignait que la conférence nationale offrait la seule chance de dépasser les divisions partisanes qui ont paralysé le pays, en restaurant un climat de confiance – condition sine qua non pour la stabilité nationale. Jusqu’à son dernier souffle, il a défendu l’idée que la conférence nationale pouvait être le socle du renouveau, une plateforme où la justice sociale et la transparence deviendraient les principes fondateurs des futures politiques publiques en Haïti.
Le regretté Dr Delpé n’aura pas vu se réaliser cette conférence nationale souveraine, pas plus qu’il n’aura assisté aux transformations qu’il souhaitait de toutes ses forces. Cependant, son engagement reste une source d’inspiration pour une nouvelle génération d’acteurs politiques et sociaux qui continuent de porter l’idée de la conférence nationale comme un espoir de refondation pour un État plus juste et équitable.
Le vendredi 23 août 2024, à la Villa d’Accueil, le Conseil Présidentiel de Transition a officiellement installé les membres du comité de pilotage de la Conférence Nationale. Le président du Conseil, Edgard Leblanc Fils, dans un discours marqué par l’urgence et l’importance de cette démarche, a rappelé le rôle central de la conférence dans le processus de stabilisation du pays. Elle est prévue dans l’accord du 3 avril 2024, et ses missions sont vastes : élaborer des résolutions essentielles pour orienter trois grands chantiers, à savoir la révision de la Constitution, la définition d’un projet de société pour refonder Haïti et la refonte des relations entre l’État et la société.
L’ancien Premier ministre Enex Jean-Charles, président du comité de pilotage, a réaffirmé l’engagement de ce comité à œuvrer dans l’intérêt national, promettant de résister aux influences sectorielles qui pourraient entraver le processus. Le comité est composé de membres diversifiés et de compétences reconnues, tels que Joram Vixamar, Amary Joseph Noël, Pierre Antoine Louis, Widline Pierre, et Christine Stephenson. Ce groupe a pour mission d’organiser un forum national où les principaux acteurs sociaux et politiques du pays pourront se rencontrer et débattre des enjeux les plus urgents d’Haïti.
Les conférences nationales ont fait leurs preuves dans d’autres régions du monde. La conférence nationale du Bénin, tenue en 1990, a marqué une étape décisive dans le processus de transition démocratique du pays. Plus de 2 500 délégués ont participé, représentant divers acteurs de la société, y compris des partis politiques, des groupes de la société civile, des femmes et des jeunes. Cette participation massive a symbolisé l’adhésion populaire au processus, aboutissant à des élections libres en 1991 avec un taux de participation de 75 %, illustrant l’engagement des Béninois envers la démocratie.
La CODESA en Afrique du Sud, qui s’est déroulée entre 1991 et 1994, est une autre conférence nationale emblématique, réunissant plus de 20 groupes politiques et civils. Les négociations ont été couronnées de succès, avec 80 % des partis représentés qui ont adhéré aux accords conclus, menant aux premières élections démocratiques en 1994, avec un taux de participation de 86 %.
Au Rwanda, la Conférence Nationale sur la Réconciliation en 2003 a rassemblé plus de 150 000 personnes, illustrant l’ampleur des efforts de réconciliation après le génocide de 1994. Cette conférence a permis la mise en place de mécanismes de justice transitionnelle, avec 80 % des accusés du génocide jugés par des tribunaux locaux, les Gacaca.
En Éthiopie, la Conférence Nationale pour la Transition de 1991 a vu la participation de 27 groupes ethniques et politiques, représentant la diversité du pays. 90 % des acteurs présents ont signé les accords constitutionnels, menant à l’adoption d’une nouvelle constitution en 1995, créant neuf États fédéraux basés sur des divisions ethniques.
Ces expériences africaines montrent l’importance d’une approche structurée et inclusive pour la réussite des conférences nationales. L’engagement des acteurs clés, le soutien international, la médiation efficace, et une volonté de compromis ont été des facteurs déterminants dans la transition vers des systèmes démocratiques.
Les comités organisateurs, essentiels pour la planification et la gestion de ces conférences, doivent être représentatifs de l’ensemble des secteurs de la société, garantissant ainsi une participation large et un processus légitime. La répartition des tâches entre les sous-comités spécialisés dans des domaines tels que la logistique, les finances, le dialogue, et la communication est cruciale pour assurer une coordination efficace et une transparence tout au long du processus.
Ces leçons tirées des conférences nationales en Afrique soulignent l’importance d’un cadre clair, d’une coordination soignée, et d’une gestion rigoureuse des ressources et des dynamiques politiques pour garantir le succès de toute initiative similaire. Les statistiques montrent que sur plus de 20 conférences nationales organisées ces trois dernières décennies, environ 45% ont abouti à des réformes politiques ou sociales majeures, notamment en Afrique, Amérique latine et Asie.
En Haïti, la Conférence Nationale pourrait être l’une des rares opportunités pour rétablir un dialogue entre des acteurs traditionnellement divisés. Mais la réussite de cette démarche dépendra d’un certain nombre de conditions.
Tout d’abord, un consensus politique est indispensable. Les divisions entre les différents partis politiques haïtiens sont profondes, et il faudra un leadership fort pour les rassembler autour d’une table. De plus, le déficit de confiance envers les institutions de l’État, auquel plus de 60% de la population n’accorde pas de crédit selon certaines études, constitue un obstacle majeur.
Ensuite, l’insécurité et la violence des gangs armés posent des défis de taille. Dans certaines parties du territoire, la libre circulation est devenue impossible. Organiser une conférence nationale dans ces conditions exigera des mesures exceptionnelles de sécurité, sous peine de voir des représentants d’importantes régions du pays absents des débats.
Il est impératif de surmonter les contraintes logistiques et financières. La crise économique actuelle pèse lourdement sur les capacités de l’État à organiser une conférence de cette envergure. L’aide internationale sera indispensable pour soutenir la logistique, la sécurité et les infrastructures nécessaires.
Malgré ces défis, plusieurs étapes sont envisageables pour maximiser les chances de succès. La première consiste à lancer un dialogue préliminaire entre les principaux acteurs politiques et sociaux afin de définir un agenda clair et obtenir leur engagement. Un comité organisateur représentatif, incluant toutes les factions politiques, ainsi que des représentants de la société civile et des acteurs internationaux, devra être mis en place. La sécurité des participants, tout comme la transparence du processus, devra être garantie à travers une communication régulière avec la population et les médias.
S’il est bien préparé, ce processus pourrait s’inspirer des succès observés en Afrique ou en Amérique latine. Une telle conférence nationale pourrait alors devenir le pilier du redressement d’Haïti, en rétablissant le lien brisé entre l’État et les citoyens, et en jetant les bases d’un État plus juste, transparent et inclusif. Pour que ce rêve se réalise, il faudra un engagement sans faille des acteurs impliqués et un soutien international substantiel.
Dans un pays marqué par les crises répétées, la Conférence Nationale pourrait être la dernière chance pour éviter le chaos. Haïti n’a jamais été aussi proche de l’abîme, mais cette initiative, si elle est bien menée, pourrait tout changer.