Par Jude Martinez Claircidor
PORT-AU-PRINCE, dimanche 23 juin 2024– En Haïti, chaque prise de pouvoir par un parti ou une coalition engendre des pressions inévitables des militants pour intégrer l’administration publique, perçue comme un vivier d’emplois où chacun aspire à voir ses proches gravir les échelons de l’État. Ce terrain est ainsi convoité, étant considéré comme une manne précieuse, offrant aux militants politiques une opportunité idéale de réussite tant sociale qu’économique, comme le disent certains : « Moun pa nou an monte, nou resi bon »
Avec la création du Conseil Présidentiel de Transition, fruit d’une alliance complexe entre diverses factions politiques, cette dynamique endémique atteint des sommets inédits. Chaque groupe aspire à une part du gâteau national, incluant Fanmi Lavalas, Pitit Dessalines, le Collectif du 30 janvier, l’Accord du 30 août 2021 (Accord de Montana), la Plateforme Résistance Démocratique (RED/EDE), le regroupement politique Compromis Historique, le Groupe de la Société Civile, le Rassemblement pour une Entente Nationale (Ren)/Inter-Foi, l’Accord du 21 Décembre 2022, ainsi que les associations patronales et les regroupements d’hommes et de femmes d’affaires haïtiens.
Dans ce ballet politique délicat, un premier pari audacieux a été remporté : la formation de ce conseil. Malgré les innombrables difficultés et divergences, un consensus historique a émergé, établissant une présidence tournante. Pour donner suite à ce consensus et redonner espoir à une nation en quête de renouveau, un deuxième pari a été réalisé : la nomination de Garry Conille au poste de Premier Ministre. Une décision, perçue par certains comme le fruit de pressions internationales, marquant un tournant important. Dès son investiture, Garry Conille a fait preuve d’une volonté inébranlable de réformer une administration publique critiquée, marquée par une inefficacité flagrante où plus de 30 % des employés perçoivent des salaires de l’État sans exercer de fonction. Paradoxalement, il a également affirmé avec fermeté cette semaine qu’aucun ministre ne pourra désormais nommer ou révoquer un employé sans son aval, une mesure radicale visant à instaurer discipline et intégrité. En signe de son engagement, il a récemment organisé une retraite de deux jours à l’hôtel Montana.
Cependant, l’histoire nous rappelle que de Papa Doc à Baby Doc, en passant par les régimes militaires ainsi que les gouvernements Lavalas et Tèt Kale, un trait commun persiste : chaque pouvoir cherche à imprimer sa marque sur l’administration publique afin de consolider son emprise économique et de perpétuer sa domination politique. Les gouvernements favorisent la nomination de leurs protégés aux postes de directeurs généraux pour exercer un contrôle sur les affaires publiques. Le résultat en est que aucun régime n’a réussi à mettre en œuvre les réformes tant attendues, notamment celles visant à intégrer des cadres diplômés par le biais de processus méritocratiques et à éviter que les administrations ne soient surchargées de personnel et d’emplois fictifs
Durant les années 90, les pouvoirs Lavalas, sous la direction de Jean-Bertrand Aristide et René Préval, ont tenté, sous l’influence des institutions de Bretton Woods et du Conseil de la Modernisation des Entreprises Publiques (CMEP), de mener des réformes par la privatisation de plusieurs entreprises publiques, telles que la Téléco, la Minoterie d’Haïti et la Cimenterie d’Haïti, ainsi que par le licenciement massif dans diverses institutions publiques. Toutefois, les résultats escomptés ne furent pas au rendez-vous.
Des milliers d’employés licenciés ont éprouvé de sérieuses difficultés à se réinsérer dans la vie socio-économique et, finalement, beaucoup ont réintégré les structures étatiques. Par ailleurs, les entreprises privatisées, autrefois vaches à lait de l’État, n’ont pas atteint un niveau de croissance suffisant dans un contexte de turbulences politiques et économiques. Elles n’ont ni vendu davantage de biens et services à la population ni créé plus d’emplois.
Plus de trente ans après, le Conseil de Modernisation des Entreprises Publiques est pratiquement inexistant, traité en parent pauvre, et n’existe apparemment que de nom, sans aucune action d’éclat.
C’est dans ce contexte de tumultes et d’attentes que le Premier Ministre Garry Conille prend des décisions cruciales pour une saine administration. Parviendra-t-il à prévenir et gérer les mouvements de rue et les agitations sociales des militants pour qui l’administration publique représente la seule opportunité d’emploi ? Pourra-t-il maîtriser les tensions déjà palpables entre les conseillers présidentiels qui lorgnent les postes clés de l’Office National d’Assurance-Vieillesse (ONA), de l’Autorité Aéroportuaire Nationale (AAN), de l’Office d’Assurance-Véhicules Contre-Tiers (OAVCT), de l’Office National de l’Aviation Civile (OFNAC), de la Direction Générale des Impôts (DGI), de l’Administration Générale des Douanes et de l’Autorité Portuaire Nationale (APN)? Ces postes sont perçus comme des leviers pour renforcer leur influence politique et économique, indispensable pour les futures échéances électorales.
Beaucoup de questions se posent sur la pertinence et l’efficacité des actions du Premier Ministre Garry Conille, qui dispose de peu de temps pour exécuter sa feuille de route ambitieuse axée sur la gouvernance, la sécurité et les élections en Haïti. En ces heures décisives, Haïti se tient à la croisée des chemins. Si Garry Conille réussit à instaurer une réforme administrative véritable, il pourrait marquer le début d’une ère nouvelle. Une administration publique libérée des griffes des pressions politiques enverrait un signal fort de changement et de progrès, offrant à Haïti une lueur d’espoir tant attendue. Chaque décision prise par le Premier Ministre sera scrutée par une population avide de stabilité et de renouveau. Les défis sont immenses, mais l’opportunité de transformation est historique. Haïti est suspendue dans l’attente, entre le poids de son passé et la promesse d’un futur meilleur.