Première partie
Par Me Evens Flis, bâtonnier de Fort-Liberté
FORT-LIBERTE, mercredi 12 octobre 2022– Haïti, 6 octobre 2022, le Conseil des Ministres a pris la décision d’autoriser le Premier Ministre (PM) Dr Ariel Henry à solliciter le déploiement d’une force spécialisée armée pour aider à résoudre la crise humanitaire à laquelle le pays fait face. Trois (3) jours plus tard, le PM a formulé ladite demande auprès de l’ONU. Le Secrétaire Général de l’ONU, António Guterres, a exhorté la communauté internationale et le Conseil de sécurité à examiner d’urgence la demande du Gouvernement haïtien paralysé par une situation sécuritaire dramatique et sous la menace du choléra tout en encourageant les acteurs haïtiens à un dialogue inclusif en vue de baliser l’avenir.
- Perplexe et interpellé par la démarche du Gouvernement, je me suis penché sur la question. Après avoir scruté les documents juridiques y relatifs et l’argumentaire du Gouvernement, je suis parvenu à l’irréductible conclusion que la résolution du Gouvernement haïtien est inconsidérée, inadéquate et intéressée. Au regard des circonstances, l’intervention militaire a été vraisemblablement provoquée. Cette mesure passera outre aux véritables causes des malheurs récurrents du pays. Sept (7) raisons majeures peuvent expliquer cet engagement gouvernemental disproportionné :
- Un Gouvernement de fait n’a pas la compétence pour engager le destin d’une nation. Gérer les affaires courantes par l’accomplissement des formalités non substantielles est son attribution.
- Le Conseil des Ministres n’a aucune compétence pour mandater le Premier Ministre de fait à engager une force étrangère armée en Haïti. La sécurité nationale est une question régalienne et un corollaire de la souveraineté nationale. Elle implique parfois la suspension de certains droits fondamentaux des citoyens allant jusqu’à des mesures vraisemblablement liberticides. D’où les prescriptions de l’article 263.1 de la Constitution interdisant la présence d’un autre Corps Armé sur le Territoire national. Si la sécurité nationale d’un pays (la première mission de l’État) dépend inconditionnellement d’une force armée étrangère, en conséquence, l’existence de tout le pays et de tous ses concitoyens sont exclusivement à la merci de l’étranger. Si ce Gouvernement peut en décider ainsi, son pouvoir devient absolu. Qui peut le plus peut le moins. Donc, ce Gouvernement pourra arrêter quand il veut, emprisonner qui il veut, extrader, exproprier sans qu’il y ait jugement. Le Pouvoir judiciaire et les magistrats ne seront qu’un mirage. Après avoir accepté le pire sans condition, quand le moindre surgira, nous ne devrons pas nous en plaindre.
- Les affaires courantes et les formalités non substantielles constituent le domaine de définition, le champ de compétence d’un Gouvernement de fait. Du point de vue du droit, il est illégal ; du point de vue de fait, il est illégitime. Cette décision ne compète qu’au consentement populaire représentatif ou direct. La théorie des fonctionnaires de fait ne s’étend pas aux incompétences des fonctionnaires, mais à ce qu’ils auraient pu faire s’ils avaient été réguliers. Quand des institutions qui représentent l’État ne sont plus, la souveraineté revient au peuple. Quand le mandataire n’est plus, le pouvoir du mandataire revient au mandant et non à ceux qui souhaitent s’en attribuer l’exercice. Tel est le fondement de la démocratie. Seul le peuple peut s’exprimer par des accords légitimes, responsables et La Constitution, non-applicable à bien des égards, étant le premier des accords.
- Le Gouvernement actuel n’est point dépositaire de la souveraineté nationale. Les Citoyens délèguent concomitamment l’exercice de la souveraineté nationale à trois (3) Pouvoirs. (Art. 59 de la Const.) Si la théorie du droit ne peut expliciter cette notion, les mouvements sporadiques des rues sont la démonstration du concept de souveraineté. L’actuel Gouvernement est constitué que de fonctionnaires nommés et non d’élus par le peuple. Ce Gouvernement est, de fait, le représentant d’une branche de l’Exécutif. (Art.133 de la Const.) En revanche, c’est le Président de la République qui négocie et signe tous Traités, Conventions et Accords Internationaux et les soumet à la ratification de l’Assemblée Nationale. (Art. 139 de la Const.) Lors même qu’Haïti avait un Président en fonction élu constitutionnellement, celuici ne saurait faire exécuter un traité/accord sans le consentement de la majorité des élus du peuple siégeant au Parlement. Et aucune habitude déloyale ne saurait supplanter le Droit.
- Il en résulte donc, si un sujet de droit international accepte de contracter avec l’actuel Gouvernement de fait haïtien sur des objets relatifs à la souveraineté nationale, en dehors de l’expression de la volonté populaire expresse, c’est une violation scandaleuse visant à décrédibiliser le processus de maintien de paix dans le monde.
- Les prescriptions de la Charte de l’OEA sont laconiques et tranchantes : « Chaque État a pour devoir de ne pas intervenir dans les affaires des autres États. Sous réserve des dispositions précédentes, les États américains coopèrent largement entre eux, indépendamment de la nature de leurs systèmes politiques, économiques et sociaux. » Art. 3 Charte de l’OEA. Mais qui peut engager l’État en Haïti aujourd’hui ?
- « Aucun État ou groupe d’États n’a le droit d’intervenir directement ou indirectement, pour quelque motif que ce soit, dans les affaires intérieures ou extérieures d’un autre État. Le principe précédent exclut l’emploi, non seulement de la force armée, mais aussi de toute autre forme d’ingérence ou de tendance attentatoire à la personnalité de l’État et aux éléments politiques, économiques et culturels qui la constituent. » 19 Charte de l’OEA.
- « Le territoire d’un État est inviolable, il ne peut être l’objet d’occupation militaire ni d’autres mesures de force de la part d’un autre État, directement ou indirectement, pour quelque motif que ce soit et même de manière temporaire. »Art. 21.
- Recourir incessamment aux pays étrangers est une pratique répugnante du culte de l’irresponsabilité.
- Les Gouvernements haïtiens s’abusent des demandes d’intervention militaire. Surtout, quand ils sont les artisans des troubles sociaux et politiques. En seulement un quart de siècle, nous avons connu presque toutes les missions onusiennes et tous les acronymes : MINUHA (1993-1996), MANUH (1996-1997), MITNUH (1997)1, MIPONUH (1997-2000), MINUSTAH (2004-2017), MINUJUSTH (2017-2019) ; et enfin BINUH qui contemple actuellement l’insécurité. La MINUSTAH était venue pour stopper les gangs, les « rat pa kaka » qu’on surnommait « chimè ». Après 15 ans, la MINUSTAH est partie. Mais les gangs sont encore là en « bandi legal ». Quelle est la différence ? Simulacre de paix non durable et instable, dette de la République créatrice d’autres interventions.
- Dans une relation dominant-dominé, le dominé a une propension à aduler passionnément la solution du dominant, comme l’esclave à l’égard du colon, la victime vis-à-vis du bourreau. Certains ressortissants des pays en voie de développement ont conçu l’image d’un « blanc sauveur » qui apporte la solution à ses problèmes. Il faut nous défaire de cet imaginaire servile et déconstruire cette mentalité. C’est un prérequis nécessaire pour nous apprendre à nous responsabiliser dans la sphère publique. Personne ne fera à notre place la tâche qui nous est assignée. Dès notre entrée en fonction dans l’administration publique, chacun s’apprête à lapider la République dans l’espoir de faire appel aux étrangers en vue de s’affranchir des conséquences de son passif. Et les créances d’Haïti n’en finiront jamais !
- Dans la sphère publique, um mandat ne peut être illimité, ad vitam aeternam.
- Dans le mandat contresigné des Ministres du Gouvernement, nous lisons expressis verbis: « Solliciter et obtenir des partenaires internationaux d’Haïti un support effectif par le déploiement immédiat d’une force spéciale armée, en quantité suffisante, pour stopper, sur toute l’étendue du territoire, la crise humanitaire causée, entre autres, par l’insécurité résultant des actions criminelles des gangs armés et de leurs commanditaires… » N’importe quel partenaire international ? Quantité illimitée ? Durée/délai ? Quelle est le compétence juridictionnelle de cette force ? Militaire, policière, paramilitaire, civile ? Elle dirigera les forces de Police ou l’assistera? Elle sera subordonnée au Pouvoir Judiciaire ? Par devant quelle instance les membres de cette force sont-ils justiciables ? La commission ministérielle sera opérationnelle avant ou après la demande agréée? Quelle négociation ou discussion sur les éventuelles modalités de la demande a précédé ce mandat ? De qui émanent les modalités ? Les conditions succèdent l’action ?
- L’intervention militaire doit rester une mesure extrême saisie uniquement lorsque toutes les autres mesures ont été préalablement épuisées. A-t-on déjà tenté de geler les comptes des commanditaires des gangs ? A-t-on déjà le contrôle des ports, des marchandises importées et des bateaux accostés à la douane? Pour ne pas compromettre le pouvoir public sous prétexte qu’il y a urgence, la création d’un traité ou accord international passe d’abord par la négociation, et les autres voies suivantes sont des conditions cumulatives : l’adoption du texte, l’authentification, la signature (À ce niveau, l’État n’est toujours pas engagé sauf s’il s’agit d’un traité en forme simplifiée.) ; la ratification, l’entrée en vigueur. Même s’il s’agissait d’un accord ou d’une convention dérogeant à l’une de ces voies, comme la ratification, avec la sécurité nationale comme objet, le consentement populaire est requis avant son application.
- Les interventions militaires se sont révélées presque partout inefficaces.
Pour notre gouverne :
- Cette année, après dix (10) ans de collaboration, la junte militaire du Mali a mis fin à la coopération et rompu les accords militaires avec la France. Les militaires au pouvoir lui reprochent notamment des “atteintes flagrantes” à la souveraineté nationale et la violation des accords.
- L’échec des Américains en Afghanistan est incontestable. Cet échec s’explique par une stratégie, entamée par le président Bush, mais ensuite poursuivie par le président Obama, basée sur l’usage de la force. Le soutien au développement a été très peu important au regard des sommes colossales affectées aux opérations militaires.2
- Après les attaques de 2001 sur les États-Unis, le Canada se joint à la coalition internationale mise en place pour détruire le réseau terroriste Al-Qaïda et le régime des talibans qui l’abrite en Afghanistan. Mais le Canada et ses alliés ne sont pas parvenus à les détruire, ni à sécuriser ou à stabiliser l’Afghanistan. Cette guerre a coûté la vie à 165 Canadiens.
- Le choléra importé par une mission de l’ONU, la MINUSTAH : environ un million de victimes. Le jeudi 1e décembre 2016, le secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon a reconnu avoir ravagé Haïti avec l’épidémie de choléra et a déclaré : « Nous nous excusons auprès du peuple haïtien. Nous sommes profondément désolés pour notre rôle. » Des victimes n’ont pas été réparées. Corruption, pauvreté, pénurie de produits essentiels, élections frauduleuses, insécurité est le bilan que la MINUSTAH a laissé au pays. Le mardi 15 octobre 2019, le Conseil de sécurité de l’ONU a mis fin à quinze (15) années d’opération en Haïti. Les deux missions, MINUSTAH et MINUJUSTH, avaient pour mandat d’assurer la stabilité et la paix. Pourtant, elles quittent le pays ravagé par des crises d’instabilité.
- Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique). Dans cet arrêt de droit international, le 27 juin 1986, la Cour Internationale de Justice a condamné les Etats-Unis. Elle a indiqué que le droit à la souveraineté et à l’indépendance politique que possède le Nicaragua, comme tout autre État, devait être pleinement respecté, sans être compromis par des activités contraires au principe du non-recours à la menace ou à l’emploi de la force et au principe de non-intervention dans les affaires relevant de la compétence nationale d’un État. La Cour a en outre dit que les Etats-Unis avaient violé certaines obligations d’un traité bilatéral d’amitié, de commerce et de navigation de 1956 et commis des actes de nature à priver celui-ci de son but et de son objet.
Le Nouvelliste, L’ONU en Haïti : synopsis, par Jean Ledan Fils, Haïti, publiée le 6 octobre 2017, https://lenouvelliste.com/article/177436/lonu-en-haiti-synopsis
GROUPE DE RECHERCHE ET D’INFORMATION SUR LA PAIX ET LA SÉCURITÉ, Bernard Adam, L’échec des Américains en Afghanistan, 3 septembre 2021
- Les révélations fracassantes d’un représentant de l’OEA en Haïti sont encore d’actualité : « Haïti est l’échec de l’aide internationale…. Quand le taux de chômage atteint 80%, il est insupportable de déployer une mission de stabilisation.
Il n’y a rien à stabiliser et tout à bâtir. »
- Ricardo Seitenfus est un envoyé spécial du Brésil en Haïti et ex-chef de bureau de l’OEA à Port-au-Prince, professeur de relations internationales. En 2015, dans son ouvrage intitulé : « L’échec de l’aide internationale à Haïti. Dilemmes et égarements », il a livré ses confessions sur Haïti et a mis à nu les magouilles de l’International.
- « Ces messieurs se comportent en terrain conquis. Il leur arrive parfois d’être irrévérencieux à l’égard des autorités constituées. En fait, ils prospèrent de cette manière parce qu’ils tombent souvent aussi sur les lâchetés de nos dirigeants. Certains d’entre eux n’hésitent pas à monter sur les ondes pour commenter, critiquer, …multiplier des remarques sur la politique du gouvernement ».
- « Avant une réunion du palais national pour traiter du problème prétendument insoluble de la composition du Conseil Electoral Provisoire (CEP), une rencontre préalable a eu lieu en présence de représentants de l’Union européenne, des États-Unis, Cherry Mills, de l’ONU Edmond Mulet, de la France le BRET, de L’OEA moi-même. Sur la suggestion de l’ambassadeur Canadien Gilles Rivard, il fut décidé d’acculer Préval…
- Le représentant des États-Unis a laissé entendre qu’il pourrait éventuellement accepter la présence de la République dominicaine, mais en aucun cas de Cuba. Le représentant du Canada avait une attitude encore plus radicale et dépourvue de toute considération : il refusait la présence des deux États (Cuba et Venezuela avec Hugo Chavez».
- « L’incapacité technique et humaine et matérielle qui caractérise la police nationale haïtienne et l’embargo sur les armes auquel est soumis Haïti expliquent les défaillances en termes de lutte contre le crime organisé ». Quant à la MINUSTAH, elle n’est non plus à la hauteur du défi à cause de son profil majoritairement militaire. La police des Nations unies a présenté de faibles résultats malgré l’engagement de plus de 2600 professionnels.
- « Le système de prévention des litiges dans le cadre du système onusien n’est pas adapté au contexte haïtien. Haïti n’est pas une menace internationale. Nous ne sommes pas en situation de guerre civile. Haïti n’est ni l’Irak, ni l’Afghanistan. »
- « L’ONU échoue à tenir compte des traits culturels. Résumer Haïti à une opération de paix, c’est faire l’économie des véritables défis qui se présentent au pays. Le problème est socio-économique. Quand le taux de chômage atteint 80%, il est insupportable de déployer une mission de stabilisation. Il n’y a rien à stabiliser et tout à bâtir. »
- « Haïti est un des pays les plus aidés du monde et pourtant la situation n’a fait que se détériorer depuis vingtcinq ans. Pourquoi ? (Après 12 janvier 2010). Malheureusement, on a renforcé la même politique. Au lieu de faire un bilan, on a envoyé davantage de soldats. Il faut construire des routes, élever des barrages, participer à l’organisation de l’Etat, au système judiciaire. »
- « Certaines ONG n’existent qu’à cause du malheur haïtien. L’âge des coopérants qui sont arrivés après le séisme est très bas; ils débarquent en Haïti sans aucune expérience. Et Haïti, je peux vous le dire, ne convient pas aux amateurs. »