Par Me Guerby Blaise,
PORT-AU-PRINCE, dimanche 14 aout 2022- J’ai l’honneur de vous adresser cette lettre concernant l’avenir de la tenue du « Forum sur la création de pôles judiciaires spécialisés » au Karibe du 9 au 11 août 2022 à l’initiative du Ministère de la Justice et de la Sécurité Publique.
J’en profite pour saluer l’initiative du Ministère de la Justice et de la Sécurité publique d’avoir organisé cette manifestation de concert avec le Réseau National des magistrats haïtiens (RENAMAH). Ainsi, je renouvelle mes remerciements au ministre Berto DORCE et aux membres du RENAMAH de l’honneur qu’ils m’ont porté pour m’avoir invité à cette MANIFESTATION à laquelle je n’ai pas pu participer malheureusement par respect de la coopération de la profession d’avocat à la suite d’une note de la Fédération des Barreaux D’Haïti ( FBH).
- La thématique de cette MANIFESTATION SCIENTIFIQUE m’a interpellé à triple niveau. D’abord, elle m’intéresse en tant que défenseur des droits dans l’exercice de ma profession d’avocat. Ensuite, cette thématique entre dans le champ de mes travaux de Recherche doctorale effectués à l’Université Paris Nanterre pendant six longues années, qui aboutissent à la publication de mon LIVRE comportant plus de 600 pages D’ÉCRITURE et dont le sujet est : « Les mesures privatives de liberté avant jugement. Regard porté sur le droit haïtien à la lumière du droit français ». J’espère que vous aurez le temps de lire votre EXEMPLAIRE.
Enfin, je porte un intérêt particulier sur l’avenir de cet événement eu égard à mon engagement, en tant que Docteur en Droit pénal et Politique criminelle en Europe, de pousser les pouvoirs publics à opérer la RÉFORME DE LA JUSTICE PÉNALE HAÎTIENNE.
Monsieur le Premier ministre,
- Je me permets de rendre publique cette lettre dans le but de faciliter les consultations de vos conseillers juridiques.
En effet, je suis un affirmé (partisan) et non un refusé de l’insertion des magistrats spécialisés dans le système judiciaire haïtien, particulièrement dans la justice pénale. D’ailleurs, je suis le premier à faciliter une expérience académique sur le plan international en matière de délinquance financière et criminalité organisée à des magistrats haïtiens, dont certains dirigeants du Réseau National des Magistrats Haïtiens (RENAMAH), qui ont emprunté à la Justice pénale française l’idée de l’adaptation de la Justice haïtienne à « la montée en puissance de la criminalité organisée et à l’ordre public économique et financier ».
- Pour rappel, à mon initiative personnelle, le ministère français de la Justice a organisé en janvier 2020 une visite d’étude en accueillant une délégation composée des cadres de la fonction publique haïtienne (magistrats, cadre de l’ULCC, cadre du Ministère de la Justice et de la Sécurité Publique, cadre de la Chambre des Députés etc.). Je fus le chef de cette délégation.
Lors de cette visite d’étude, ces cadres de la fonction publique haïtienne a eu la chance de bénéficier des séances de travail avec : a °) l’Ecole nationale de la magistrature française (ENM), b°) le Traitement du Renseignement et Action contre les Circuits Financiers (Tracfin), c°) l’Agence Française Anti-Corruption ( AFA) qui est l’équivalente de L’ULCC, d°) l’Office Central de lutte contre la Corruption et les infractions financières et fiscales ( OCLCIFF : institution qui est sous la tutelle du Ministère de l’Intérieur et dirigée par la Gendarmerie en regroupant des gendarmes et spécialistes douaniers), e°) la Haute Autorité pour la Transparence de la vie Publique, f°) le Parquet national Financier et g°) l’Association Espoir dirigée par l’éminent magistrat Jean-Pierre ROSENCZVEIG, qui fut mon ancien professeur de droit pénal des mineurs en Master II Recherche en Droit pénal et Procédure pénale à l’Université Paris Nanterre et est le spécialiste par excellence du droit pénal des mineurs en Europe et au niveau des Nations Unies.
- La délégation haïtienne, composée majoritairement de magistrats judiciaires, a expérimenté l’héritage de l’ancien garde des sceaux français, Dominique Perben, qui a influencé l’adoption de la loi du 9 mars 2004 dite Loi Perben II portant sur l’adaptation de la Justice française aux évolutions de la criminalité. C’est cette loi qui a institué les juridictions interrégionales spécialisées en France, qui regroupent des magistrats du parquet et de l’instruction en matière de lutte contre la criminalité organisée et de la délinquance financière (ordre public économique et financier).
La loi Perben II a été expérimentée pour la première fois en France dans 8 juridictions pilotes où des dossiers portant sur ces deux aspects se faisaient de plus en plus présents : Paris, Marseille, Lyon, Nancy, Bordeaux, Rennes, Lille et la Martinique.
- Permettez-moi d’attirer votre attention, Monsieur le Premier ministre, que j’ai effectué des raisonnements analytiques sur cette loi dans mon livre issu de ma Thèse Doctorale au sens comparatif avec les lois du 11 novembre 2013 et du 13 octobre 2016 sanctionnant le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme en Haïti.
Pour cela, la question de « de la criminalité organisée et l’ordre public économique et financier (délinquance financière » me préoccupe considérablement. Cette préoccupation remonte à l’époque où je fus conseiller juridique de l’ancien Premier ministre Jean-Henry CEANT, en ce sens que j’ai eu le privilège de rencontrer à plusieurs reprises deux procureures de deux parquets financiers à l’époque : celle du Brésil qui traitait l’affaire Petrobas ( équivalente de Petrocaribe) et celle de la France, Madame Eliane Houlette qui menait l’enquête sur la gestion financière de l’ancien Premier François FILLON et sur les Écoutes dans l’affaire Sarkozy.
Monsieur le Premier ministre,
- L’intérêt que portent le Ministère de la Justice et de la Sécurité Publique et le RENAMAH à la transposition des mécanismes français de traitement judiciaire de la délinquance financière et de la montée en puissance de la criminalité est audacieux et louable, mais il faut être prudent car cette modernisation ne peut s’opérer en l’absence de la réglementation ou de l’encadrement institutionnel de l’émotion.
- La notion de prudence que j’évoque appelle une précision.
En vérité, « l’émotion » est un facteur déterminant et universel qui caractérise l’évolution du droit et la modernisation de la Justice. Néanmoins, l’adaptation de la Justice à « l’émotion » doit faire l’objet de l’encadrement du législateur. J’en ai parlé d’ailleurs dans mon LIVRE ISSU DE MA THÈSE DOCTORALE.
Monsieur le Premier ministre,
- À l’occasion de cet événement, j’ai entendu des intervenants qui ont affirmé que « l’Exécutif, par le biais du Premier ministre, est habilité à créer des pôles judiciaires spécialisés ».
D’emblée, j’ai un problème avec l’appellation « de pôles judiciaires spécialisés ». Les organisateurs ont lié la notion de « pôles judiciaires aux crimes financiers, infractions urbaines et sexuelles ». Or, le mot judiciaire renvoie à la fois à la justice civile et pénale.
- Qu’est-ce qu’un pôle judiciaire spécialisé ?
Une juridiction spécialisée est compétente pour connaître les seules affaires qui lui sont attribuées par un texte de loi particulier. Dans ce cadre, le tribunal du travail, les tribunaux pour enfants, le tribunal de commerce etc. sont des juges judiciaires spécialisés.
Il en résulte que la question de la spécialisation des magistrats n’est pas une chose nouvelle dans le système judiciaire haïtien.
- De mon point de vue, les organisateurs auraient dû préférer l’appellation de « pôles de juridictions économiques et financières et anti-terroristes à celle de « pôles judiciaires spécialisés », d’autant qu’il existe les lois de 2013 et 2016 sur le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme dans notre justice pénale, et les infractions sexuelles relèvent classiquement du droit commun et non à la justice pénale spécialisée.
Monsieur le Premier ministre,
- À un moment donné, il faut être courageux pour dire la vérité aux autorités politiques.
En toute humilité, je pense que les organisateurs de l’événement se sont trompés de bonne foi, et cela appelle trois (3) précisions.
D’abord, ils ont évoqué l’absence du Parlement pour vous faire croire être compétent pour « créer des autorités publiques que ne comporte pas l’institution judiciaire et qui ne sont pas non plus consacrées par la Constitution et prévues par la loi ».
Il est vrai que ces derniers n’ont pas évoqué l’expression juridique « Théorie des fonctionnaires de fait », qui renvoie au « principe de continuité de l’État ». Mais cela va de soi, car leur idée est claire, en ce que votre gouvernement peut se substituer au législateur (Parlement) pour créer des « acteurs judiciaires répressifs ».
- Le Ministère de la Justice et de la Sécurité publique et le RENAMAH se sont trompés, puisque la « Théorie des fonctionnaires de fait » offre la possibilité ou des prérogatives au Pouvoir Exécutif de prendre effectivement des mesures qui sont déjà prévues par des textes normatifs (Constitution ou lois) et dont les autorités compétences sont absentes de fait. Dans ce cadre, la décision de l’Exécutif est réputée légale jusqu’à son annulation par l’autorité compétente. Par exemple, à ce jour, je ne m’opposerais pas à la nomination des juges de la Cour de cassation à votre initiative, même si politiquement il serait préférable d’inscrire votre démarche dans un consensus et dialogue institutionnel avec les autres autorités politiques constituées.
En revanche, la création de « pôles judiciaires spécialisés », c’est-à-dire création des autorités publiques n’étant pas prévues par un texte normatif, n’entre pas dans le champ d’application de la « Théorie des fonctionnaires de fait ».
Ensuite, la magistrature haïtienne est régie par la combinaison de trois (3) textes : le code d’instruction criminelle qui institue dans la justice pénale les magistrats du parquet, c’est-à-dire commissaires du Gouvernement (art. 13 à 43) et les magistrats du siège dont ceux de l’instruction (art. 44 et suivants), le décret du 22 août 1995 sur l’organisation judiciaire ( art. 3 et suivants) et la loi du 20 décembre 2007 portant statut de la magistrature ( art. 7 à 11), étant entendu que le législateur pose un tempérament à l’article 68 du texte.
Enfin, il faut bien avoir à l’esprit que ces pôles judiciaires spécialisés seront appelés à recourir à des mesures coercitives (privation et restriction de liberté, mesures conservatoires au niveau pénal (gel des avoirs etc.) à l’encontre de l’individu. Dans ce contexte, il s’agit des droits et libertés fondamentaux des personnes qui seront mis en cause.
Dans ce cadre, les pouvoirs de ces autorités publiques doivent encadrés par le législateur (la loi) au sens de la séparation des pouvoirs et de l’indépendance de la Justice.
- C’est dans ce sens qu’il est énoncé à l’article 24.1 de la Constitution que « nul ne peut poursuivi, arrêté ou détenu que dans le cas déterminé par la loi et selon les formes qu’elle prescrit ». Cette disposition constitutionnelle emprunte à Cesare Beccaria le principe universel en matière pénale qui est le principe de la légalité des délits et des peines, ce que j’appelle dans ma thèse de Doctorat : le principe de la légalité criminelle.
Donc, toutes les mesures que ces magistrats spécialisés auront prononcées se heurteront au principe de légalité criminelle au sens de l’article 24.1 de la Constitution, voire l’article 173-2 de la Constitution au sens plus large de la création de juridiction spécialisée.
Partant, ces mesures ou décisions seront entachées d’illégalité et devraient être toutes annulées dans notre procédure pénale.
- En revanche, l’on ne peut pas nier la nécessité de l’inspiration de la justice financière française par les autorités politiques haïtiennes pour adapter la justice pénale haïtienne à réalité actuelle concernant la montée en puissance de la criminalité en Haïti et la nécessité de l’efficience de l’ordre économique et financier.
- Donc, quel avenir pour ce Forum ?
D’emblée, j’ai un problème avec l’appellation de la restitution.
Les organisateurs emploient l’expression « feuille de route au Premier ministre ». En effet, une feuille de route est un document qui comporte des indications permettant la réalisation des objectifs visés.
En toute humilité, je pense que la démarche n’est pas académique et scientifique.
Pourquoi ?
Le motif s’explique par le fait que la tenue d’un événement scientifique entraîne différents points de vue : conférenciers et participants. À cet égard, il faudrait élaborer des travaux issus de l’événement, et c’est la restitution de ces travaux qui devrait être soumise au Premier ministre. Donc, remettre un document le 3ème jour de cette manifestation au Premier ministre sous l’appellation de « feuille de route » s’entend comme un document pré-rédigé.
Donc, c’est la mise au placard des points de vue des participants et d’autres professionnels.
Monsieur le Premier ministre,
- En tout état de cause, l’Exécutif peut prendre en compte les travaux issus de ce Forum pour les faire entrer dans le champ de formation continue des magistrats conférée à l’Ecole de la magistrature (EMA) au sens de la loi de 2007 portant statut de la magistrature.
En outre, l’Exécutif peut élaborer un texte relatif à la création de ces « pôles de juridictions économiques, financières et anti-terroriste » sous forme de projet de loi pour présenter et défendre devant le prochain Parlement.
Enfin, les connaissances acquises par les magistrats à l’issue des séances de formation peuvent faciliter l’efficacité des traitements judiciaires des dossiers relatifs à la délinquance financière et la criminalité organisée. C’est dire que les chefs des juridictions seront en mesure de distribuer des dossiers en matière de l’ordre public économique et financier ou d’anti-terrorisme à des magistrats du ministère public et de l’instruction formés dans ces domaines.
Monsieur le Premier ministre,
- En conséquence, je vous prie de ne pas faire suite favorable au document qui vous est soumis à l’issue de cet événement portant sur la création des autorités publiques non consacrées par la Constitution ni prévues par la loi afin d’épargner au peuple haïtien l’aggravation du DÉSORDRE JUDICIAIRE que je suis en train de réparer au travers de mon LIVRE ISSU de ma RECHERCHE DOCTORALE.
Avec tout mon respect,
Cordialement,
Me Guerby BLAISE
Docteur en droit pénal et sciences criminelles de l’Université Paris Nanterre,
et Politique criminelle en Europe
Professeur à l’Université d’État D’Haïti