Être évalué est le dernier devoir du juge. Celui qui examine doit être examiné !
Evens Fils, avocat, Bâtonnier du Barreau de Fort-Liberté,
Fort-Liberté, lundi 21 mars 2022- Détenir de suffisantes informations de tout un système est la condition essentielle pour prendre de bonnes et cohérentes décisions.
Un juge non-évalué court un risque d’injustice énorme. Il peut en être victime. La collecte d’information individuelle des activités des magistrats est un préalable à l’évaluation dans tous les pays du monde. L’absence de données sur l’ensemble de ses œuvres rend sa carrière hypothétique. Elle est assimilable, au regard du droit, à l’absence de fonction. Par la collecte régulière de données, le juge non-présent est distingué de l’honnête prêtre prosterné devant l’arche de la justice.
Aujourd’hui, nous vivons dans une société en lambeaux où tout fait l’objet d’un débat. Tout est absolument relatif en Haïti. Disons mieux que le relatif devient un principe absolu. Certains sociologues diraient que cela est dû au niveau absolu de la misère qui attaque inlassablement les esprits et tourmente relativement la raison. Au milieu du chaos social, presque tout le monde devient philosophe jusqu’à vouloir remettre en question l’inexistence de l’existence humaine. Là où il faut agir, les commentaires irresponsables abondent ; là où la loi est tranchante, les opinions farfelues prédominent. La désorientation règne. La confusion gouverne. Cette situation ne doit plus continuer à prévaloir dans le domaine de la justice. Le monde n’est pas un BIG BANG où chacun peut redessiner son monde. Le faux supplante le vrai ; le vrai s’apparente au faux. Dorénavant, que chaque chose soit remise à sa place pour que l’absolu et le relatif cohabitent.
Dans cette perspective, nous admettons qu’il est absolument vrai que la justice est un service public, c’est-à-dire, une activité dont l’objectif est de satisfaire un besoin d’intérêt général. Le juge est désigné par le peuple pour travailler pour le peuple. Aussi controversé que cela puisse résonner dans l’entendement de certains lecteurs, la justice est l’affaire du peuple, soutient la théorie du droit à la justice que le législateur a exprimé dans l’article 175 de la Constitution. Si dans une zone X, toute une population se soulève contre un juge, celui-ci n’est plus juge. Il n’y aura donc plus personne à juger.
De nos jours, le citoyen doit pouvoir consulter l’avancée de son dossier au tribunal, et accéder à toutes les pièces en ligne. Une fois que le tribunal a rédigé et publié un jugement, tout citoyen doit pouvoir obtenir la copie du jugement auprès du greffe du tribunal qui a prononcé la décision, même au-delà de vingt-ans.
Fort de tout cela, le juge doit être évalué par celui qui l’a désigné ou ses représentants. Si le premier devoir du juge est d’examiner sa compétence, le dernier devoir du juge est qu’il doit exiger que sa compétence soit examinée. Même si le mot compétence ici revêt deux connotations différentes, celles-ci sont liées par le devoir d’examen. D’une part, l’un examine ; d’autre part, l’autre est examiné.
Il est une vérité que celui qui juge n’aime pas être jugé. Qu’il s’agisse de lui-même ou de son œuvre. Être examiné n’est jamais amusant. Car, au fait, juger n’est pas un privilège, mais un sort dont on doit se décharger avec parcimonie et tremblement. Rationnellement, celui qui juge doit en être parfaitement digne. S’il ne l’est pas, il doit au moins le paraitre parfaitement ou en faire l’application de sa charge complètement. C’est pourquoi l’autre a crié résolument : la fonction de juger est sacerdotale. Juger est la plus haute responsabilité de l’homme. C’est pourquoi dans l’antiquité, seule la mort était le sort d’un juge qui se détourne de son sacerdoce. Si ce dernier échappait sournoisement au verdict populaire, les châtiments naturels s’abattaient sur lui.
En effet, la carrière d’un juge non évalué est hypothétique. De même, un juge non-certifié est provisoire dans le système judiciaire. L’évaluation du juge permet de mesurer la qualité de la justice au moyen des données collectées périodiquement à partir des systèmes de mesure statistique. Ces données permettent de connaître la durée des procédures, les flux et la charge de travail, ainsi que de nombreux autres aspects relatifs à la performance. C’est un mécanisme qui permet également de veiller au respect des règles et obligations applicables à l’institution judiciaire. Du reste, l’on admettra en vue de procéder à l’évaluation d’un magistrat, aucun évaluateur ne part de rien. L’inspection, poumon du système judiciaire, est avant tout un exercice de comparaison entre les données recueillies et la réalité. Ainsi, les données doivent précéder l’inspection.
Dans les pays où la justice tend à être dématérialisée par l’usage de certains logiciels, les statistiques sont disponibles à la seconde. Plus près de nous, en Haïti, le programme GICAJ (Gestion Informatisée des Cas Judiciaires) financé par USAID est un effort pour que chaque acte du juge soit immédiatement enregistré dans le système. Un juge pour lequel on ne dispose aucune donnée statistique est exposé aux plus grandes injustices. Les plaintes infondées et les décisions injustifiées s’abattront sur lui, sans pouvoir défendre sa dignité.
Au fait, le principal travail du juge consiste à juger. Si le juge ne dispose pas suffisamment de données relatives à ses œuvres, comment peut-il être évalué ? La première fonction de la collecte, de l’analyse et de la diffusion des données statistiques porte sur la transparence de l’action administrative. Au fait, on évaluera quoi ? N’est-ce pas les œuvres du juge sur le plan qualitatif ou quantitatif ? L’article 58 de la loi sur la magistrature ne prescrit pas l’évaluation des Cours et des Tribunaux, mais l’évaluation du juge. C’est le juge qui sera évalué et non la composition du tribunal ou une section d’une Cour. La responsabilité est strictement personnelle.
Évidemment, le Doyen d’un Tribunal ou le Président d’une Cour est le chef de la juridiction, mais il n’est pas le chef du juge. Le juge qui souhaite obtenir une promotion ou le renouvellement de son mandat adresse sa requête au CSPJ et non au chef de sa juridiction.
Par ailleurs, il est évident que le travail de certains juges réponde au principe de la collégialité. En revanche, lorsque les articles 69 et 72 du décret du 22 aout 1995 exigent la signature de chaque juge, puis la soumission du registre de pointe à qui de droit, c’est dans le but d’examiner minutieusement et indistinctement leur signature au regard de la ponctualité et de l’assiduité. La ponctualité et l’assiduité sont personnelles et non collégiales. Les honorables juges de la Cour de Cassation n’en sont pas dispensés.
Somme toute, il est un principe que tout ce qui n’est pas constaté n’est pas accompli. Toutes les données individuelles de l’œuvre du juge non-disponibles, non constatées sont réputées inexistantes. Dans ce cas, même le juge le plus intègre peut en être victime. En attendant la réorganisation d’un système d’archivage et du greffe des Cours et Tribunaux, l’effort individuel peut prévaloir. Si les acteurs ne constituent pas promptement une base de données, les valeureux, dynamiques et honnêtes juges peuvent se fusionner dans un collectif désordonné. Sans un système de données individuelles, les envolées médiatiques, les accusations farfelues et les plaintes infondées prendront racine.
Ainsi, par des décisions inéquitables, revanchardes, hâtives et non documentées, des juges peuvent être sanctionnés en absence de collecte de données individuelles suffisantes. L’opinion d’un homme ne suffit pas pour saper toute la carrière d’un magistrat. C’est pourquoi le contradictoire a été institué afin d’éviter l’arbitraire et les présuppositions préjudiciables à l’exercice de la magistrature. Il est absurde, impropre et injuste qu’une décision soit prise contre quelqu’un sans que celui-ci ait été préalablement entendu sur la base de données formellement à lui communiquées. D’où la nécessité que chacun se soucie des données dont on dispose sur lui.
La non-évaluation ne profitera qu’aux absentéistes et à ceux qui sont étrangers au concept de justice. Encourageons donc la collecte de données sur les œuvres des magistrats pour le bien de tous. Encourageons le projet de GICAJ qui fournit en temps réel toutes les informations disponibles sur l’œuvre du juge. Et que cette évaluation s’étende également, sans réserve, au personnel administratif du pouvoir de contrôle. Le pouvoir, n’est-il pas avant tout de l’information ?