Par Me. Sonet Saint-Louis,
La nation ne peut se fixer nulle part à cause de l’absence de repères et de modèles. Elle ne supporte ni l’Accord du 11 septembre 2021 avec lequel le gouvernement actuel justifie son existence ni l’Accord de Montana qui promet une nouvelle transition baptisée « de rupture ». Dans l’un comme dans l’autre, il n’y a ni légalité ni légitimité. Le premier réclame la continuité d’un pouvoir hors-normes, le second veut en établir un autre. Ces deux groupes qui ont la prétention de gérer le pays ont quelque chose en commun : la peur du suffrage universel, c’est-à-dire l’intervention du souverain qui est pourtant le seul habilité par la Constitution à décider de ceux qui doivent le gouverner.
Pourquoi au lieu de conjuguer nos forces pour résoudre le problème de l’insécurité, condition indispensable pour la tenue des élections en Haïti, certains groupes cherchent plutôt à avoir le contrôle de la transition à travers la mise en place de sa propre équipe gouvernementale ? Certains estiment qu’ils sont plus représentatifs de la population que d’autres. Pourtant, en l’absence de sondage, on ne peut savoir quel groupe a la confiance du peuple pour mettre en place un gouvernement de transition capable d’organiser des élections crédibles. D’ailleurs quand il s’agit d’un gouvernement de transition, la confiance du citoyen ne saurait exister puisque celle-ci découle uniquement des élections. Faire l’éloge de la transition qui est un état d’impunité est tout simplement absurde.
L’enjeu de cette bataille politique est le contrôle des élections à venir. Pour y arriver, il faut avoir la mainmise sur l’État et les ressources dont il dispose et en même temps mettre en place des institutions hors norme pour la prise totale du pouvoir. Dans cette stratégie, le peuple n’y est pas : il est ignoré, voire méprisé. Pareil pour la démocratie : elle est bafouée. C’est un jeu de tromperie pour le triomphe d’intérêts claniques. Haïti est donc prise en otage par des insensés, des magouilleurs. La destruction lente à laquelle on assiste en est le fruit.
Mais comment retourner à la démocratie et à l’État de droit dans une situation caractérisée par la fin de l’État, où tout est chaos, désordre, violence ? Difficile ! La raison de cette catastrophe est que le débat politique est confisqué par des déraisonnables, avec la complicité de la presse nationale. Celle-ci ne cesse de seriner que si un accord intervient entre les fabricateurs des deux accords, la crise sera résolue et si rien n’est conclu entre eux, le blocage persistera. Ces hommes et femmes qui se croient supérieurs sont en train de conduire toute une nation à la défaite. Les pouvoirs médiatique, économique et politique sont responsables de la catastrophe dans laquelle végète toute une nation.
La société haïtienne vit une situation de débâcle totale. Elle est déjà proche du gouffre. Le point critique est atteint. Tout est en train de s’écrouler. C’est la fin de la fin d’un temps, d’un système qui ne peut plus durer. Et depuis environ deux semaines, un vent d’une insurrection générale souffle sur tous les points du territoire. La colère est nationale. C’est tout un peuple qui désire mettre un fin à un système de gouvernance incapable de résoudre les problèmes fondamentaux du pays. Comme le Dr Patrick Chrispin l’a affirmé dans son intervention du mercredi 31 août 2022 à « Haïti débat » sur la radio Scoop FM, j’ai aussi la crainte de voir le mécontentement populaire et la violence s’installer car il n’existe pas de voies de sortie de la crise multidimensionnelle et la pression sur chacun de trouver le pain quotidien en ce moment de pénurie va empirer. Si on était sûr que ces manifestations sont le prélude à la délivrance, l’angoisse serait moins forte.
*Haïti doit être sauvé*
On ne peut pas aller plus loin dans la catastrophe : Haïti doit être sauvé. Mais il nous manque des voix fortes et légitimes. Des leaders dignes de ce nom. Les élites qui auraient dû se constituer en une muraille de protection pour le peuple et la nation se transforment en agents du mal. Frappées d’une crise de confiance, elles se révèlent donc incapables de porter un discours qui rassure. Dans le contexte actuel, toute démarche politique devrait avoir pour objectif de rétablir la confiance et celle-ci passe par la crédibilité des acteurs qui interviennent dans le champs politique.
L’univers politique haïtien depuis environ deux décennies est marqué par le même discours politique. Le même langage du vide. Nos leaders ne présentent jamais un projet ou un programme pour le peuple. Mais vouloir exercer le pouvoir, c’est présenter des solutions viables et fiables aux problèmes fondamentaux de la société. L’absence de solutions explique la tension permanente entre les gouvernants et les citoyens. La crise de légitimité et de crédibilité engendre une situation de rupture entre eux. L’éthique gouvernementale – définie comme un appel à la vertu dans la gestion de la chose publique – s’effondre. L’élite politique et économique ainsi que les tenants de l’appareil d’État doivent ressentir la plus grande inquiétude de voir tout chambarder dans un contexte où l’absence d’une parole forte et légitime fait défaut dans notre république en chute libre.
C’est pourquoi, il est indispensable que les êtres raisonnables surgissent pour imposer une parole sensée en vue de trouver une porte de sortie pour la nation.
Le pays connaît un désert constitutionnel et social. La société dans sa globalité est désemparée et confrontée à un problème d’éthique. Depuis des lustres, elle s’enlise dans des actions et méthodes criminelles au plus somment de l’État. Un État défaillant, qui vit pour lui-même et non pour les citoyens. C’est le « chaos absolu », pour répéter Aduel Joachim, docteur en éthique et père de l’Église. Nous devons mettre fin à ce système qui opprime pour implanter définitivement le règne de l’espérance.
Dans le cadre d’un changement de perspective qui suppose une vision dynamique et innovante fondée sur la vertu, j’invite donc les intellectuels, les universitaires, les entrepreneurs et industriels, la jeunesse consciente, – donc les modernistes – à s’impliquer de manière dynamique dans cette Haïti que nous habitons. Nous devons cesser de côtoyer et toiser chaque jour sur notre passage des morts, des victimes innocentes comme si nous étions leurs bourreaux. La crise actuelle est celle des élites politiques et économiques traditionnelles qui ont inventé des formes de barbarie pour contenir dans l’arriération un peuple revendicatif et dans le désespoir une jeunesse qui aspire à la beauté, à la qualité et à l’excellence. Elles ne savent pas que l’avenir appartient aux jeunes et si on ne leur offre rien, l’avenir du pays même est obstrué. On veut le pouvoir et l’argent mais on ne donne rien en échange à la collectivité à laquelle nous appartenons. Une telle attitude schizophrène pose un problème éthique très grave. En l’espace de trois décennies de violence de toutes sortes, les fossoyeurs ont triomphé : ils ont réussi à mettre la nation à genoux. Cela a trop duré. Mettons fin à cette complaisance!