Par Me.Sonet Saint-Louis,
L’importance du message évangélique et la dignité de la justice dans la recherche du bien commun en Haïti.
Haïti fait face à l’une des crises les plus graves de son histoire. Dans le contexte actuel marqué par l’urgence, quel message communiquer aux citoyens, citoyennes, fidèles de l’église, membres de la collectivité nationale ?
Prêcher l’évangile dans cette Haïti à bout de souffle et à bout de tout, où il n’y a aucune parole décisive à communiquer au peuple de Dieu, n’a pas de sens si, parallèlement, on n’inculque pas des valeurs ayant rapport avec leur vécu terrestre. Dans notre vraie vie, nous voulons mettre nos enfants hors du danger, être à l’abri de l’insécurité, du chômage. À cause de l’inexistence d’opportunités dans notre pays, les jeunes se sentent perdus et perdent même l’espoir dans la vie et la confiance en eux-mêmes. Dans ce contexte difficile, comment repenser l’espoir au-delà même du désespoir ?
Les événements que nous vivons aujourd’hui rendent inefficace la manière de communiquer l’Évangile aux Haïtiens. La dérive morale à laquelle nous assistons montre qu’il y a échec. Nous vivons une période où les valeurs chrétiennes, civiques et patriotiques sont en retrait dans notre société. Dans cette crise morale généralisée, l’Église est à la fois victime et responsable.
Victime parce qu’elle est depuis quelque temps la cible constante des attaques de groupes armés qui mettent l’État en déroute, celui-ci étant dans l’impossibilité de réaliser sa fonction première qui est celle de garantir la sécurité des citoyens et paix dans les rues. Responsable parce qu’elle n’a pas su servir de modèle aux Chrétiens, comme on l’a vu avec ces sordides histoires de mœurs à l’intérieur des temples.
En dehors de ces cas de relâchements au sein de l’église, tous les jours, des citoyens sont enlevés, tués, violés. Les auteurs de ces atrocités agissent en toute impunité. La société est désemparée et ne sait pas à quel saint se vouer. Devant une telle situation, la vie n’est pas seulement banalisée : elle est simplement bafouée. Nous vivons une situation de naufrage éthique.
Pourquoi cette course vertigineuse vers le fond ? Qu’est-ce qui n’a pas été fait, quand on se rappelle qu’à la base de la fondation de cette nation, la dignité de la personne humaine avait la prééminence ?
De toutes manières, il ne fait pas de doute que le message de l’Évangile n’a pas été bien communiqué au peuple haïtien. En séparant la Parole de Dieu de l’Homme, de la vérité divine, de la justice et des droits inaliénables dont dispose chaque individu, on a fait fausse route. C’est précisément parce que la communication évangélique n’est pas traduite dans la réalité que sa promesse reste sans effet. Car, le but du Créateur est que l’homme puisse vivre dans un environnement où il est à l’abri de toute forme de vulnérabilité dont il pourrait être victime tant sur le plan politique, économique, social qu’environnemental. Dieu a créé l’homme avec des droits. C’est en les réalisant et en les garantissant qu’on construit le bien commun et la dignité de la justice. Par cette affirmation, j’en appelle au respect de l’exigence du bien commun dans la vérité de Dieu et de l’Homme pour que notre pays qui végète dans cette catastrophe trouve le chemin de la prospérité dans la pratique de la justice et de l’équité.
Quel est donc l’impact de l’Évangile si la société haïtienne devient de plus en plus corrompue, si l’idée du bien commun et de justice s’éloigne de notre communauté ? Cette absence de performance de la société, de nos dirigeants et des citoyens, cette situation calamiteuse qui est la nôtre poussent plus d’un à mettre en question l’utilité du message évangélique et même nier les objectifs de Dieu pour son peuple. L’enlèvement des pasteurs, la fusillade de fidèles en pleine adoration montrent à quel point l’Église est ridiculisée ainsi que la vérité de l’évangile. Mais l’Église ne se fait-elle pas ridiculiser avant ? Son état et son message désarticulé constituent une source de ridicule. L’Évangile doit tenir compte de la culture, de l’histoire et de la réalité politique et économique. Le message doit être transmis dans la langue du fidèle car une communication décontextualisée ne peut conduire qu’au pessimisme et au déracinement. Nous sommes dans une situation où l’Église doit être porteuse d’une parole légitime et décisive afin de pouvoir recréer l’espoir. Dans ce sens, il ne doit pas y avoir de compromis dans la manière de dire la vérité et de communiquer l’Évangile tout en restant sensible aux exigences de notre société. Il faut parvenir à ce que ce message prenne corps dans une société en pleine mutation sociale et économique. Autrement dit concilier la prédication évangélique avec la pensée postmoderne, notre conception de la foi dans la perspective du devenir de l’Homme ?
Décontextualiser le message de l’Évangile veut dire qu’on est dans un ailleurs. Une communication qui nous pousse à voir ailleurs, conduit à l’affaiblissement et à la destruction de l’intérieur. Un message divin qui nous fait croire que notre seule espérance est dans le ciel contamine notre environnement immédiat puisque ce dernier est nié. Un bon chrétien est aussi un patriote. C’est quelqu’un qui est attaché à sa terre, sa patrie, son histoire et sa culture. Le monde que Dieu a créé est le nôtre. Nous y vivons avec des êtres vivants qu’il a créés à son image dont il faut reconnaître la dignité et qui ne doivent pas subir notre indifférence ni être privés de notre respect et notre solidarité. Aujourd’hui les citoyens et les citoyennes d’Haïti sont en train de mesurer le degré d’inefficacité de notre Église et de notre État.
*Un réveil chrétien et citoyen*
Alors que devons-nous faire pour changer les choses et développer une nouvelle communication à l’endroit de la communauté chrétienne ? Quel est donc le message évangélique qui correspond à la situation actuelle d’Haïti ? Quelle devrait être l’activité de l’Église à cette heure cruciale ? Quand les fondements et les valeurs de la société sont renversés, que doivent faire ceux qui luttent pour la justice ?
Il faut un réveil chrétien et un réveil citoyen pour changer la société.
Le fait haïtien n’est pas unique dans l’histoire de l’humanité et plus précisément dans celle de l’Église. Le christianisme en tant que doctrine est basé sur un rapport privilégié entre le Dieu créateur et son peuple. Dans cette incessante communication, l’objectif principal de Dieu est de permettre à l’Homme de vivre la vie dans toute sa plénitude. Le but de l’Évangile est de contribuer à rendre possible la vie. C’est en faisant croître la vie que son message remplit sa vraie mission. Quand la vie n’est pas privilégiée, respectée et le bien commun non envisagé, c’est l’individualisme et l’égoïsme s’étalent. Or l’égoïsme est un obstacle à la réalisation du bien commun et contribue au même titre que la corruption au gâchis des potentialités. C’est pour cela qu’il faut dénoncer la mauvaise gouvernance qui favorise une minorité au détriment de la majorité et assure la défaite de la collectivité. Lutter contre la corruption, les monopoles et les injustices de toutes sortes constitue la seule façon de libérer le pays de la pauvreté, de la violence et de la terreur.
Ce sont les inégalités criantes, aggravées au cours de ces décennies, qui sont à la source des violences quotidiennes auxquelles la société est en proie. C’est la mauvaise gouvernance, le refus de l’ordre et de la loi qui empêchent le pays de créer la richesse et la croissance économique. L’absence d’ordre dans une société ne peut engendrer que le chaos. C’est notre volonté de vivre en rupture avec la loi qui est la cause de cette anarchie galopante et incontrôlable. Le pays atteint les tréfonds de l’abîme et ne peut descendre plus bas. Il faut donc un sursaut national. Dans le combat pour le renouveau d’Haïti, les églises protestantes doivent s’engager dans une nouvelle forme de communication afin de pouvoir accéder à la justice, à la vérité et à l’équité, principe permettant de corriger les injustices parmi les hommes.
Haïti a une Constitution, considérée comme la plus généreuse en matière des droits. Les autorités publiques, financières et religieuses, les hommes et les femmes de valeur des différentes élites ont le devoir de créer les conditions permettant à chaque Haïtien d’avoir accès aux droits proclamés et consacrés par notre Charte fondamentale. Dans leur engagement pour faire respecter les droits des pauvres, des humiliés, des rabaissés, les organisations ecclésiastiques doivent évoquer constamment les textes pour contraindre l’État et les institutions destinées à les mettre en œuvre.
Le message évangélique basé sur le respect de la dignité de la personne humaine est notre objectif suprême. Le bien commun national par lequel l’homme accède à la dignité doit y être au rendez-vous. En ce sens, à côté de sa mission fondamentale de rapprocher l’Homme avec son Dieu, l’Église doit être un haut lieu du civisme, d’éducation chrétienne et citoyenne, d’entente et de solidarité entre les membres d’une même collectivité. Ce vivre ensemble en harmonie auquel nous devons faire la promotion est nécessaire afin de concevoir des solutions durables aux problèmes de gouvernance auxquels le pays est confronté. En ce sens, les églises évangéliques ne peuvent pas manquer à leurs responsabilités. Elles doivent dénoncer les gouvernements corrompus qui contrarient les objectifs de Dieu pour son peuple et franchissent les interdits du Tout-Puissant. Et combattre tous les courants opposés à la réalisation des objectifs divins pour son peuple.
Le message évangélique doit être en opposition avec toutes les politiques qui oppressent les citoyens et désorganisent la société. En agissant ainsi, les ecclésiastiques prennent position pour la vie, ce qui garantit son maintien contre ce qui la détruit. La promotion de la vie est contraire aux pratiques du favoritisme, du clientélisme. La transparence, l’équité dans notre décision et l’éthique sont des éléments qui permettront d’arriver à une plus grande justice dans la recherche constante du bien commun national.
Les hommes, les femmes et les enfants naissent inégaux, c’est-à-dire qu’ils ne viennent pas au monde avec les mêmes avantages et les mêmes chances. Mais il revient aux autorités politiques, économiques et religieuses de corriger les inégalités de fait et de les transformer en égalité des chances, en assurant à tous un mieux être par l’éducation, la santé et le travail décent. C’est la seule manière de réduire les violences dans la société et de rendre le vivre ensemble, harmonieux et la coexistence, solidaire.
La société haïtienne ne peut se développer sans un consensus moral de base. En accord avec avec la doctrine chrétienne, au-delà des besoins de chacun, des convictions politiques, des catégories sociales, nous pouvons construire la paix, favoriser les valeurs de tolérance, la démocratie, les droits de l’homme et les principes de l’État de droit fondé sur le libre accès aux activités économiques. Pour une justice économique, il est indispensable de favoriser la démocratisation du crédit et non la concentration de l’économie nationale entre les mains d’un petit groupe.
Haïti est un pays libre. Cela signifie aussi que ses citoyens doivent avoir accès aux ressources financières et économiques pour pouvoir acheter les biens et les services. Combattre la pauvreté, c’est permettre aux citoyens d’y avoir accès. Pour cela, il faut que l’argent circule. Ce sont des conditions indispensables à la réalisation du bien commun. Les droits de chaque Haïtien sont à respecter. Notre texte constitutionnel, consensus que nous avons établi, demeure l’instrument par lequel pour y arriver. Le bien commun est la fin pour laquelle le monde a été créé. C’est pourquoi Dieu est la source du bien commun. La confiscation de la richesse par une minorité ne peut nous conduire qu’à la ruine sociale et aux déchirements.
Réaliser le bien commun est une forme concrète de rencontre avec Dieu dans son amour pour son peuple. Cette attitude correspond à la vision du créateur à laquelle nous, tous, devons contribuer. Sans la solidarité, sans la compassion, sans la pratique du bien, nous sommes coupés de Dieu. Face à ces idées forces qui doivent devenir des actions concrètes, l’Église ne peut se déresponsabiliser. C’est pourquoi il est urgent que les églises chrétiennes se mobilisent dans une nouvelle Croisade pour le respect de la vie dans la perspective de la réalisation du bien commun national.
Notre message est une prise de conscience que notre pays ne peut descendre plus bas. Il faut un sursaut patriotique pour sortir du pire et consolider l’unicité du peuple haïtien et son héritage historique basé sur l’universalité des droits et la solidarité entre les peuples face aux enjeux internes et externes et les luttes de pouvoir qui menacent notre existence, notre humanité.
L’emprise criminelle à laquelle est assujettie toute nation signifie-t-elle que nous vivons la fin des temps ? Il est évident que depuis un certain temps des monstres sont à l’œuvre chez nous : dans la gouvernance, l’élite intellectuelle, le secteur économique, la société civile, la classe politique. Devenus chaque jour plus menaçants et plus arrogants, ils travaillent jour et nuit pour achever leur œuvre de destruction d’Haïti. Mais n’ayez pas peur, car le temps des montres s’accélère et en même temps s’annonce l’aurore d’un renouveau spirituel, politique et intellectuel. Au désastre qui nous affecte tous, l’Église ne saurait se réfugier dans le refuge spirituel, ni dans la contemplation en voyant la porte de l’espérance fermée. Elle doit agir maintenant afin de contribuer au triomphe de la justice et du bien commun national.