Par Me. Sonet Saint-Louis, Le chaos d’Haïti organisé, entretenu et supporté n’est pas une diversion pour faire main basse sur les ressources économiques et minières dont le pays disposerait. C’est une politique, une stratégie à l’œuvre dont le but final est la désintégration d’Haïti pour la transformer en un territoire transnational où la population n’a plus rien à dire dans les affaires chez elle. Cette déréglementation de l’État dans laquelle nos gouvernants inscrivent leurs actions depuis longtemps, devrait être pointée du doigt par les professeurs de droit en tant que vigiles sociaux ou par une instance étatique, comme par exemple la Cour de cassation. Le rôle fondamental de cette dernière est d’assurer la sauvegarde de la démocratie, la suprématie de la Constitution et la règle de droit. De sa fonction, elle aurait pu nous épargner la catastrophe actuelle. Mais au lieu de dissuader les décideurs politiques de prendre la voie de la déraison, nos hommes et femmes de loi se sont laissés emparer par la peur et ont fait le choix de s’adapter à la corruption régnante. Cette absence de courage et ce manque de sens de la responsabilité ont fait que tout est à plat dans notre république et qu’un pays est en train de mourir à petits feux.
L’année 2021 qui a été celle de la détresse haïtienne n’a pas encore terminé qu’elle est déjà marquée par la bataille entre deux camps pour la mainmise du pouvoir exécutif. Un affrontement qui se fait en dehors de la légitimité démocratique et de la légalité. Le 7 février 2022 ramènera la date « officielle » de la fin du mandat constitutionnel du président défunt Jovenel Moïse, même si beaucoup de juristes s’accordaient à dire que son pouvoir avait pourtant pris fin il y a un an. Il ne faut pas non plus oublier que le Premier ministre Ariel Henry avait inscrit son pouvoir à partir d’une application erronée de l’article 149 de la Constitution qui, dans les circonstances actuelles, est hors d’usage. Cette réalité abracadabrante lui avait été imposée par l’ancien Premier ministre intérimaire Claude Joseph qui se prenait comme le digne héritier du pouvoir du président Moïse. L’actuel occupant de la Primature l’avait accepté peut-être par réalisme et pragmatisme parce qu’il n’avait ni le contrôle ni la gestion du temps politique.
C’est dans ce contexte d’insécurité juridique que le Premier ministre se démêle pour implanter l’Accord du 11 septembre d’un côté et de l’autre, l’équipe de Montana multiplie les initiatives misant sur la date symbolique et officielle consacrant la fin et le début du mandat présidentiel en Haïti pour indiquer au locataire de la Primature la porte de sortie. S’il se réalisera un vide au sein du pouvoir exécutif à partir du 7 février 2022, comment le prévoient certains groupes politiques ? Est-ce qu’il y a lieu de conclure que toutes les agitations qu’avait connues le pays au cours de l’année 2020 n’étaient que de la déstabilisation politique ? Le problème est sérieux : il y va de la sincérité du discours politique et de l’autonomie des acteurs locaux.
L’examen de ces deux documents sous l’angle des principes de la démocratie? représentative, de l’État de droit et de la bonne gouvernance nous pousse à parler d’un dilemme absurde. Un secteur de la communauté internationale réclame l’application de l’un ou de l’autre ou la fusion des deux mais le diagnostic constitutionnel et politique à la base de leur élaboration est irrecevable.
*Une nouvelle échéance*
Pendant que ces deux camps tempêtent, ils ne se rendent pas compte que l’année de 2022 sera donc celle de la fin ultime d’un ordre démocratique et constitutionnel. Le mandat du troisième tiers du Sénat prendra fin à partir du deuxième lundi du mois de janvier 2022. Chacun a contribué à sacrifier l’ordre constitutionnel sur l’autel des intérêts claniques et mesquins. Le Président Jovenel Moïse assassiné le 7 juillet 2021, a succombé au même travers : malgré la fin de son mandat constitutionnel, le 7 février 2021, il a voulu rester au pouvoir pour une année de plus. Il a été soutenu en cela par la communauté internationale représentée par le Core Group. Cette entité politique et diplomatique au sein de laquelle se trouvent de puissants pays, dont les États-Unis, semble avoir le contrôle sur tout en Haïti.
Tout en étant en infraction avec la Constitution pour n’avoir pas organisé les élections pour renouveler l’intégralité de la Chambre des députés aux dates fixées par la loi mère, l’ex Chef d’État avait déclaré celle-ci caduque au deuxième lundi de janvier 2020, alors que sa fonction était justement de s’assurer que les institutions républicaines étaient en vie en vertu de l’article 136 de la Constitution. Comme le Président Préval, il a exploité à son profit politique ce qu’on peut considérer comme une violation constitutionnelle pour laquelle ils étaient tous deux passibles devant la Haute Cour de justice.
Si le coup a réussi sans qu’il y ait eu de sanction, c’est parce que nous sommes une société de désordre. Nos gouvernants peuvent déstabiliser l’État par la systématisation de l’insécurité, la médiocrité et la corruption, ils n’encourent aucune condamnation. Au cours des dix dernières années, nous avons raté quasiment tous les rendez-vous démocratiques. Notre refus en tant que gouvernants et gouvernés d’accepter l’ordre et la loi est une caractéristique d’une société sauvage. Comme tout le monde – acteurs politiques, intellectuels, société civile – admet cet état de fait, le statu quo est maintenu contre vents et marées.
Je le répète souvent que Haïti n’a pas de problème de constitution. L’ennui est que nous avons à faire avec une élite sans éducation qui se révèle incapable d’évoluer dans une société haïtienne dominée par les règles de l’État de droit. La Constitution de 1987, en dépit de ses imprécisions, ses ambiguïtés et même ses contradictions, définit un cadre théorique moderne. Son respect ne dépend pas seulement de sa valeur intrinsèque mais de la volonté des gouvernants et gouvernés de la respecter. Notre Charte est victime d’une mauvaise propagande orchestrée par les secteurs puissants qui ne la connaissent pas. On a vu comment la conjuration de ces hors-la-loi a conduit finalement à ce qu’elle soit carrément mise à l’écart, instaurant du coup le règne du chaos. C’est la haine des normes!
Comment peut-on imaginer la ville de Montréal sans maire pendant un mois? Chez nous, il n’y a pas de parlement, de Cour de Cassation, de maire, de Casec, de Président et la société haïtienne continue de rouler. S’en accommode. Ce schéma habituel de dysfonctionnement montre très clairement l’échec de l’élite haïtienne qui n’est pas arrivée à construire l’État haïtien après deux siècles d’indépendance. C’est aussi une défaite du Bureau intégré des Nations Unies en Haïti (BINUH) dont la mission était d’encadrer les institutions responsables de la mise en œuvre de l’État de droit, notamment la police nationale qui chaque jour perd le contrôle du territoire à cause de la férocité des groupes armés qui imposent leur implacable loi.
La Constitution de 1987 inscrit la fonction législative, judiciaire et exécutive dans la souveraineté nationale. C’est justement pour empêcher à l’un des trois pouvoirs de la confisquer seul. Cette mise en garde est précisée dans l’article 58. De même, notre Charte fondamentale ne prévoit pas qu’une branche de l’État puisse être en vacance alors que l’exercice de la matérialité de l’État à travers les trois pouvoirs laisse aujourd’hui à désirer.
*Deux accords non constitutionnels*
Analysant l’Accord de Montana et celui du 11 septembre en application, je trouve qu’ils sont difficilement compatibles avec le principe de la souveraineté nationale. Par exemple, la mise en place d’une entité appelée Conseil national de transition (CTN) pour élire un Président et choisir un Premier ministre en dehors du suffrage universel, se heurte à un obstacle pratiquement insupportable : le caractère anti-démocratique et anti-constitutionnel de tout le processus. Le CNT, de même que l’organe de contrôle introduit par l’Accord du 11 septembre, ne sauraient remplacer le Parlement haïtien. Ces instances constitutionnelles ont été conçues pour remplir trois missions fondamentales : l’élaboration des lois, le contrôle gouvernemental et le contrôle juridictionnel. Dans les deux accords, les instances de contrôle n’ont investi aucune de ces fonctions. Le droit est aujourd’hui une affaire de contrôle. L’absence de transparence, de reddition de comptes, donc de contrôle, est une caractéristique de dirigeants dépourvus d’éthique gouvernementale. Un gouvernement ne peut pas être responsable que devant lui-même. C’est pourquoi il y a urgence de retourner à la démocratie, à l’État de droit par l’organisation des élections de manière à doter le pays des dirigeants légitimes.
La tendance à faire élire un Président par un Conseil national de transition et à former un gouvernement à partir de ce même mécanisme est une tentative arbitraire et anti-démocratique de confiscation de la souveraineté nationale. Ce procédé remet en cause le principe de l’égalité des citoyens consacré à l’article 18 de la Constitution de 1987. Donner à des organisations professionnelles le droit de désigner un Président revient à remettre entièrement le pouvoir politique entre les mains des groupes dominants de la société. C’est de l’absolutisme qui masque sa nature sous une façade démocratique. Peu importe le nombre d’organisations qui signent tel ou tel accord, ce dernier ne sera jamais légitime et ce, même s’il atteint un seuil élevé de représentativité.
Même s’il est difficile dans les circonstances actuelles de consulter les citoyens pour désigner leurs représentants élus, il est quand même impropre de transférer la souveraineté nationale dont le peuple est le dépositaire exclusif à des groupes d’individus notoirement incapables.
Nous avons choisi le modèle de la démocratie représentative née de la théorie de la souveraineté nationale. De ce fait, nous avons décidé par les élections – donc de plein gré – d’aliéner nos droits en les confiant aux trois instances étatiques, non à des groupes d’individus. Il est clair que la volonté du peuple haïtien ne se reflète pas dans le gouvernement actuel ni dans les organes constitués par les différents accords en circulation.
La Constitution de 1987 institue une gouvernance à deux têtes. Elle comprend un Président de la République et un Premier ministre. Les deux fonctions ne sont pas équivalentes. Dans un tel système, le Président de la République est le personnage central. Mieux placé que tout autre pour influencer l’État et la société, le Chef de l’État a de réels pouvoirs. Il est difficile d’imaginer une gouvernance de l’État sans Président de la République. Il en est de même de l’idée de confier la totalité du pouvoir exécutif à un Premier ministre qui a d’ailleurs reçu son autorité de la seule volonté du Chef de l’État. De plus, l’existence du Premier ministre est liée à celle du pouvoir législatif avec lequel il entretient une relation fonctionnelle et sanctionnée.
Les deux accords ne sont pas conformes à notre idéal de démocratie. Soutenir l’un ou l’autre est d’abord un choix politique et non constitutionnel. La Constitution n’autorise ni l’un ni l’autre. Nous sommes dans la libre disposition politique puisqu’aucun d’entre eux ne peut être réglé par le droit. Il n’existe aucun critère objectif pour évaluer tel choix ou tel autre : c’est le désert constitutionnel, pour répéter Dr Bernard Gousse.
*La solution du consensus*
Pour traverser ces zones de turbulences politiques, il faut un consensus large. S’il n’y a pas de critère objectif d’évaluation, à partir de quel principe démocratique pourrait-on demander à l’actuel Premier ministre de se retirer du pouvoir pour le confier à l’équipe de Montana alors qu’il en détient l’effectivité et est issu aussi d’un accord, même minoritaire ? Personne n’émerge du suffrage universel qui, seul, confère l’autorité et la légitimité nécessaires pour gouverner et décider au nom du peuple. Dans ce cas, le seul principe auquel on peut encore avoir recours est le consensus, en attendant que les citoyens tranchent dans les urnes cette situation de blocage dans laquelle nous sommes.
Ceci dit, nous devons tous sortir de l’abstraction et aborder les problèmes fondamentaux du pays avec le sens du sérieux. Sans une certaine sérénité, le risque existe de rester bloqués dans cette agitation politique qui n’augure rien de bon. Des échéances nous attendent, comme celles de la fin de mandat des dix sénateurs dans deux semaines. On devra aussi en discuter et résoudre le malentendu autour de la fin du mandat de Jovenel Moïse car l’équipe au pouvoir s’était inscrite dans la continuité des actions de l’ancien chef d’État, lors d’une application anachronique de l’article 149 de la Constitution.
Il fallait tout anticiper afin d’éliminer le plus possible l’incertitude inhérente à toute prise de décision. Mais à cause de la mauvaise planification de nos dirigeants, il nous arrive de ne pas accorder le droit, la Constitution avec les réalités politiques pratiques. Le Sénat est un organe de l’État dont la permanence exige l’organisation d’élections tous les deux ans afin de renouveler un tiers des membres. Il était donc impossible que deux tiers du Sénat partent en même temps au deuxième lundi de janvier 2020. La Charte n’a pas prévu la désinvolture de nos dirigeants. La durée du mandat des sénateurs est de six ans et le renouvellement du Sénat par tiers tous les deux ans, indiquent clairement les articles 95 et 95-3 de la Constitution. Le pouvoir actuel doit se résigner à faire face à cette réalité. Cet héritage empoisonné.
On oublie souvent que les élections et la durée du mandat des élus ne dépendent pas de la volonté des gouvernants, ni des acteurs politiques, ni de la société civile mais de la Constitution. Le décret électoral de 2015 et la Constitution ne s’accordent pas. Pour comprendre la situation des acteurs actuels, il faut se référer à ce principe établi par la Charte fondamentale cité plus haut relatif au mandat des sénateurs.
Quoiqu’il en soit, un fait demeure : Ariel Henry détient l’effectivité du pouvoir et prend des décisions au nom de l’État. Il a l’avantage de soumettre les forces de sécurité nationale et l’administration publique à son pouvoir de fait. Cette situation doit contraindre l’équipe de Montana à la réflexion. Elle est aussi dans l’obligation d’admettre que nous sommes tous en dehors du jeu démocratique et tout pouvoir exercé en dehors de l’acceptation populaire est synonyme de force. On doit admettre que nous sommes actuellement dans une situation de rapports de force, comme la politique l’a d’ailleurs été toujours.
Cette difficile et délicate réalité doit intéresser les deux parties et les contraindre à la négociation. L’une n’est pas plus légitime que l’autre. L’accord de Montana et celui du 11 septembre sont deux réalités trompeuses dans la mesure où ils ne s’appuient pas sur la Constitution et sur les règles du droit. Dans une démocratie, les gouvernants sont élus. Munis d’un mandat populaire, ils peuvent exercer la souveraineté nationale. L’Accord de Montana ne prive pas celui du 11 septembre de légitimité, ni de légalité, encore moins de validité.
Le consensus reste la voie à prendre pour aborder avec sérénité les chantiers de la transition ouverte depuis 7 février 2021, date à laquelle l’ordre constitutionnel et démocratique a été totalement rompu, selon notre interprétation de l’article 134-2 de la Constitution. Le débat étant resté ouvert, car l’organe destiné au contrôle de constitutionnalité, la Cour de cassation, en absence du Conseil constitutionnel institué par les amendements de 2011, ne s’y est pas prononcée. Son silence a ouvert la voie à une aggravation du cas haïtien : affrontements sans merci pour la prise et le contrôle du pouvoir en l’absence de la volonté du peuple et en dehors des mécanismes de sanction. Toutes choses qui défient ainsi le système mis en place par la Constitution dont les détenteurs des pouvoirs publics sont pourtant tenus de respecter. Reste la grande espérance de voir les acteurs sociaux et politiques prendre de la hauteur et décider de participer tous, sans exclusive, à une œuvre de rédemption à laquelle les impératifs du moment nous conviennent tous. Pour 2022, les patriotes haïtiens doivent souhaiter que cette année soit celle de l’entente, de la concorde, de la prospérité économique mais surtout de la qualité et de l’excellence, seule option pour mettre fin à la prépondérance de l’imbécillité par la rationalité du discours politique, condition indispensable pour creuser les sentiers de l’avenir axé sur le bien commun.