Les hauts fonctionnaires de l’État sont-ils intouchables sous le régime de la démocratie et de l’État. La saga judiciaire mettant en conflit le commissaire du gouvernement de Port-au-Prince et son supérieur hiérarchique, le Premier ministre Ariel Henry; les actions de défiance du secrétaire général du Conseil des ministres à chaque initiative de l’actuel chef de gouvernement ; et la question de l’habeas corpus préventif comme moyen de recours utilisé par les avocats pour protéger leurs clients contre les menaces d’arrestation et de détention illégale. Voici les trois grands sujets qui occupent l’actualité ces derniers jours.
Dans le cadre du dossier d’assassinat du Président Jovenel Moïse, le Commissaire du gouvernement a, dans une correspondance, invité le Premier ministre à se présenter à son parquet suite à une plainte déposée contre lui. D’après des informations dont il dispose, le chef du gouvernement aurait eu des conversations téléphoniques avec l’un des présumés meurtriers avant et après son exécution.
De nombreuses questions juridiques à résoudre dans cette affaire sont les suivantes : que devrait faire le Commissaire avec cette plainte et ces informations nouvelles dans le traitement de cette affaire d’assassinat du Président de la République? Un haut fonctionnaire peut-il comparaître devant son juge naturel sans l’autorisation du Président de la République ? Cette autorisation est-elle nécessaire aujourd’hui au regard de la Constitution de 1987 et des principes de l’État de droit érigés en principes généraux du droit, autrement dit cette procédure tient-elle encore la route au regard des exigences du procès pénal moderne ?
Certains juristes évoquent l’article 90 du Code pénal pour expliquer que le Chef du parquet a outrepassé ses prérogatives. Que dit cette clause ? Elle indique que « seront punis de la destitution, tous officiers de police judiciaire tous officiers du Ministère public, tous juges qui auront provoqué, donné ou signé un jugement, une ordonnance ou un mandat, tendant à la poursuite personnelle ou accusation, soit d’un grand fonctionnaire, sans l’autorisation du Chef de l’État, soit d’un membre du Corps législatif, contre les dispositions de la Constitution, ou qui, hors les cas de flagrant délit ou de clameur publique, auront, sans ladite autorisation, ou contre lesdites dispositions donné ou signé l’ordre ou le mandat de saisir, ou arrêter un ou plusieurs grands fonctionnaires, ou membres du Corps législatif ».
Pour montrer que cette disposition n’est pas conforme à la réalité actuelle du droit positif haïtien, il faut procéder d’abord à une analyse de contexte. Une telle démarche nous conduit à faire une incursion dans le droit au 19e siècle et la conception de la France de la justice. Un juriste de renom ou l’avocat plaideur doit savoir que l’interprétation juridique tant par les tribunaux que par la doctrine reconnaissent que le sens d’une loi ou d’une disposition est lié au contexte dans lequel elle a été adoptée, c’est-à-dire le problème qu’elle a voulu résoudre, la vision qui la traverse, mais aussi le contexte dans lequel elle trouve son application. En réalité, l’explication de la loi, donc du droit, est extérieure à la loi même. Cette réalité est multiple et ne peut être saisie que par la multidisciplinarité pour sa compréhension.
Un rappel historique
Dans cet ordre d’idées, pour les besoins de la démarche, l’histoire du droit est importante. Car la méconnaissance de celle-ci est un obstacle à la connaissance du droit et à la connaissance tout court.
À l’initiative de Napoléon Bonaparte, la monarchie française avait adopté le 12 février 1810 un code pénal qui entrera en vigueur le 1er janvier 1811. Après la proclamation de l’Indépendance haïtienne, une Commission avait été mise sur pied pour doter la nouvelle république d’un corps de lois. Mais le président Jean-Pierre Boyer renonça à cette initiative et préféra adopter les codes français qu’il jugeait impeccables et suffisamment bien écrits pour en fabriquer d’autres. À son avis, ce serait une perte de temps. Dès lors, notre droit est séparé de sa réalité concrète et de ses références culturelles. Depuis lors, la fraude académique continue sans gêne au sein de l’élite intellectuelle haïtienne. On copie sans comprendre, ce qui rend confus et incohérent notre système juridique national. Tout savoir a une dimension culturelle, affirme la post- modernité.
Après ce rappel historique, deux questions majeures surgissent : qu’est-ce que la justice dans un empire ou une monarchie et dans une république démocratique ? Si elle est la même, l’équivalente, ou répond à la même vision, ne faudrait-il pas revoir les concepts de république et de monarchie, l’État de droit démocratique ou encore tout ce qui caractérise le droit moderne ?
Dans un système monarchique, c’est l’absolutisme qui domine. Il garantit le privilège des groupes dominants. Dans ce type de régime, tous les citoyens ne sont pas égaux devant la loi. Il existe même des citoyens sans droit. Cette vision du pouvoir et de la société est aussi celle de la justice. Notre code pénal qui consacre la justice du Roi est dépassée et ne cadre pas avec les exigences d’une justice légitime et démocratique encadrée par les principes de l’État telle que nous la convenons dans le texte de 1987.
La Constitution de 1987 établit un cadre théorique moderne. « Un tournant », pour répéter l’éminent juriste Me Camille Leblanc, ancien ministre de la justice. Ne pas comprendre ce virage, c’est se perdre dans des absurdités ou dans l’anachronisme.
Notre texte constitutionnel propose un autre mode d’organisation de l’État. Contrairement à la vision autocratique qui avait dominé la vie politique haïtienne pendant deux siècles, l’État chez nous est constitué de trois pouvoirs auxquels le peuple a délégué sa souveraineté. Cela change tout et exige un autre enseignement de cette discipline dans nos facultés. Aujourd’hui, le droit constitutionnel, comme ce fut le cas pour le droit administratif à une époque, est le véritable droit. Car pour être valides, toutes les autres branches du droit doivent avoir une base constitutionnelle. C’est le cas de dire que rater le droit constitutionnel, c’est rater le droit tout court.
La justice en Haïti, un pouvoir en Haïti
Selon la Constitution de 1987, la Justice est un pouvoir des trois pouvoirs légitimes de la démocratie. Ils constituent la mise en œuvre de la souveraineté nationale par le peuple. Les juges décident au nom de la République parce qu’ils sont munis d’un mandat populaire. (art 175 de la Const). En accord au principe démocratique, aucun pouvoir ne peut se déclarer pouvoir s’il n’est pas soumis au suffrage universel. Et, les constituants de 1987 l’avaient bien compris.
En Haïti, la souveraineté nationale réside dans l’universalité des citoyens, selon l’article 58 de la Constitution en vigueur. Cela sous-tend que, dans notre république démocratique, chaque citoyen détient une parcelle de souveraineté au nom du principe de l’égalité dont le peuple est le dépositaire exclusif. L’égalité des citoyens devant la loi, ce principe témoin de l’État de droit, est consacré à l’article 18 de la Constitution. Dès lors, il n’y a pas une procédure pour les grands fonctionnaires et une pour le citoyen ordinaire, l’application de la loi étant la même pour tous. En vertu de ce principe, personne ne peut être juge ou interprète de sa propre cause. C’est la fin de l’absolutisme.
Au contact du droit international, à travers les conventions et traités ratifiés par Haïti, certaines dispositions du Code d’instruction criminelle et pénale constituant l’univers brut de la procédure pénale, tombent en désuétude en raison des grands principes juridiques développés dans le système juridique moderne.
L’article 90 du code pénal qui fait injonction au juge de demander l’autorisation du Président en ce qui concerne la comparution des hauts fonctionnaires de l’État devant la justice ordinaire, n’a pas sa place puisque nous sommes dans une nouvelle perspective : on est passé de la justice du Président à celle encadrée par l’État de droit. Autrement dit, la force du Président ou celle du Roi a été substituée par celle de l’État de droit démocratique. Les hauts fonctionnaires de l’État ne sont plus responsables devant le Roi mais leur sort relève de la Constitution et la loi. Le Premier ministre et les membres de son cabinet ministériel sont responsables devant le parlement (Art. 158 de la Constitution). La Constitution a établi un mécanisme par lequel les membres du pouvoir exécutif et les autres grands commis de l’État sont justiciables (Art 185 et suivants). La Haute Cour de justice n’efface pas le tribunal de droit commun : elle ne prononce que la sanction politique et administrative à l’encontre des hauts fonctionnaires de l’État. Elle est la mise œuvre de la fonction juridictionnelle du Parlement, destinée à sanctionner les Hauts fonctionnaires de l’État coupables de délits et de crimes dans l’exercice de leurs fonctions. Les actes personnels ou extérieurs à leur fonction relèvent de la justice ordinaire. C’est la nouvelle réalité dont on doit tenir compte.
En fin de compte, l’article 18 de la Constitution de 1987 consacrant l’égalité des citoyens devant la loi veut dire que l’application de la loi doit être la même pour tous. Ce principe exclut l’absolutisme. L’article 90 du code pénal répond à une vision de l’absolutisme du pouvoir, de l’État et de la justice en France. Cette vision de la justice sous l’ancien régime n’est pas celle en cours sous la Ve République. La France a réformé son droit pour l’adapter à la modernité. La Justice est une autorité en France mais chez nous, elle est un pouvoir légitime et démocratique. Deux conceptions différentes de la justice et du rôle des juges, notamment ceux de notre Cour suprême.
Le commissaire du gouvernement n’est pas neutre
Le commissaire du gouvernement peut-il inviter son supérieur hiérarchique à comparaître devant lui dans le cadre de sa mission de poursuite ? La question est difficile et touche en même temps la question de l’indépendance du parquet vis-à-vis du pouvoir exécutif. Mais avant tout, ne faudrait-il pas établir la différence entre le chef de la poursuite qui est lié par la procédure pénale et le fonctionnaire public sur qui le ministre de la justice exerce un pouvoir hiérarchique et de discipline? Dans notre système judiciaire, on doit le souligner que le Parquet n’est pas indépendant. C’est pourquoi on ne peut pas attribuer le titre de magistrats au commissaire du gouvernement et ses substituts parce qu’ils manquent d’indépendance vis-à-vis de leur supérieur, le Garde des sceaux de la République, le Ministre de la justice. Selon la Cour européenne des droits de l’homme, le commissaire du gouvernement n’est pas neutre. Compte tenu de son statut de subordonné, il ne saurait être considéré comme un magistrat. La justice est hiérarchisée mais le juge n’a pas de chef hiérarchique. Le pouvoir n’a pas de supérieur, seul le pouvoir arrête le pouvoir.
Ce qui caractérise un tribunal, c’est son indépendance, sa neutralité et son impartialité. Dans les affaires pénales, le ministère public est partie principale au procès. Sa position privilégiée constitue un accroc au principe de l’égalité des armes. En matière de procès juste et équitable, aucune partie ne doit se trouver dans une situation avantageuse par rapport à une autre. Donc, la fonction du commissaire du gouvernement en Haïti se trouve en dehors des frontières de l’État de droit.
Le commissaire du gouvernement en réalité est un avocat public. Au procès, sa situation n’est pas différente de celle de l’avocat privé. Les deux sont à la fois demandeurs et défenseurs.
Revenons-en à la question de départ : le Commissaire Bed-Ford Claude a-t-il l’autorité de convoquer le Premier ministre Ariel Henry, ou encore peut-il apprécier une plainte ou une dénonciation faite contre son chef hiérarchique ? Cette question nous porte à nous interroger sur la frontière entre le rôle administratif du chef hiérarchique (le Premier ministre) et la fonction judiciaire (de poursuite) du Commissaire du gouvernement.
Rappelons toutefois que le Commissaire du gouvernement intervient dans la procédure pénale de trois manières : en cas de flagrant délit, de plainte des citoyens et de dénonciation. En tant qu’officier de police judiciaire (OPJ) supérieur, son rôle est de rechercher les infractions, rassembler les preuves, identifier les auteurs de délits ou de crimes, procéder à des arrestations en cas de flagrance et déférer les auteurs par-devant qui de droit.
En cas de plainte avec constitution de partie civile, le commissaire du gouvernement n’a qu’à saisir le cabinet d’instruction avec son réquisitoire d’informer. Il ne peut pas apprécier la plainte. Car la personne qui porte plainte se sent lésée dans sa chair exige justice et réparation. Car toute violation d’un droit implique nécessairement réparation. C’est un principe témoin de l’État de droit. Ce pouvoir d’appréciation du commissaire du gouvernement existe seulement dans le cas d’une dénonciation. Cependant, rien n’est absolu, il y a des limites à tout. Le Commissaire du gouvernement est le chef de la poursuite mais peut-il poursuivre dans toutes les circonstances ? Poursuivre ou ne pas poursuivre relève certaines fois de la raison d’État et celle-ci est contraire à l’État de droit. Dans ce cas, le droit pénal est-il d’interprétation stricte, comme on se plaît à répéter chez nous, s’interroge Me Guerilus Fanfan, Docteur en droit ?
En effet, s’il existe un domaine juridique où l’État exerce sa pleine souveraineté, c’est le droit pénal. Pour des raisons de sécurité nationale liées à la paix sociale, l’État peut décider de ne pas poursuivre. « Gagner la paix est toujours plus importante que rendre justice », dit-on en pareil cas. La justice est aussi une question de politique publique. Toute décision de justice doit contribuer à la restauration de la paix, c’est d’ailleurs sa finalité. Le principe de la sécurité nationale évoquée ici n’est pas définie en droit. C’est un concept flou. Il constitue pour l’État une marge de manœuvre pour opérer dans des situations complexes. (Mireille Delmas-Marty, professeur au collège de France). Dans un contexte où l’État est presque totalement effondré, la situation d’Ariel Henry ne pourrait-il pas être rangé dans le lot des cas complexes?
Que doit faire le Commissaire du gouvernement qui reçoit des informations nouvelles sur une affaire qui est déjà au cabinet d’instruction ? Doit-il les apprécier ou les classer sans suite ? Les deux possibilités existent. Dans son mode opératoire, il doit les acheminer au cabinet d’instruction avec son réquisitoire d’informer, tout comme il peut décider de ne pas en faire cas. C’est le pouvoir d’appréciation. Dans sa fonction judiciaire, il peut contraindre n’importe qui dans le cas prévu par la loi, tout en évitant de commettre des excès de pouvoir. Car selon les articles 27 et 27-1 de la Constitution, les fonctionnaires sont responsables de leurs actes posés en violation de la loi et les personnes lésées peuvent poursuivre les auteurs. En raison du risque de voir l’État s’exposer à des dommages et intérêts, le Commissaire du gouvernement doit informer son supérieur hiérarchique de toute poursuite qui engagerait la responsabilité de l’État ou le mettrait en péril.
Relevant du contrôle administratif du ministre de la justice, le Commissaire du gouvernement commet-il un abus de pouvoir voire une entorse en invitant le chef de son supérieur hiérarchique, Dr Ariel Henry, à se présenter devant lui ? À mon humble avis, seul le juge d’instruction peut décider d’une telle action puisque le dossier est déjà en traitement au cabinet d’instruction en vertu du principe de la séparation des institutions de poursuite, de l’instruction et du jugement ; le législateur ayant décidé ainsi afin d’assurer l’équité du procès à toutes les phases de la procédure.
Si le Premier ministre estime que le Commissaire du gouvernement commet un excès de pouvoir, il devra le démettre de sa fonction. Une telle décision serait une garantie pour le citoyen ordinaire qui doit être à l’abri des actes arbitraires des fonctionnaires publics. Car, dans notre système juridique national, c’est à l’État qu’il revient les prérogatives d’assurer et garantir les droits des citoyens.
À propos de l’habeas corpus
En cas de violation, comment s’y prendre? Dans notre Charte fondamentale, il est précisé qu’en cas de violation des libertés individuelles, la personne qui s’estime lésée fasse un recours devant le Doyen du Tribunal civil. Celui-ci jugera s’il y a bel et bien eu violation d’une ou des libertés garanties par notre Constitution. Si l’arrestation ou la détention sont faites en violation de la loi, il revient au juge des libertés d’en apprécier la légalité. C’est une attribution constitutionnelle attachée à la personne du Doyen du Tribunal civil et elle n’est pas transférable. Cette action porte le nom d’habeas corpus. En principe, et à mon humble avis, tout recours contre la décision du Doyen en matière d’habeas corpus devrait être fait devant la Cour de cassation et non devant la Cour d’appel. En effet, en pareille matière, peut-on demander à la Cour d’appel dont la fonction est de rejuger, de se prononcer sur un droit constitutionnel dévolu au Doyen du Tribunal civil en tant que garant des libertés individuelles pour lequel les constituants appellent à l’urgence (art 26-1) ? Je pense que c’est un pourvoi qu’on devrait exercer. Car, à côté de sa fonction juridictionnelle, l’une des attributions de la Cour de cassation est de sauvegarder la démocratie et l’État de droit, protéger la Constitution et garantir l’égalité et les droits fondamentaux de la personne humaine. Soulignons en outre que ce qui fait de la Justice un pouvoir c’est que les juges sont investis d’une autorité légitime, démocratique, consacrée par suffrage universel, d’une part, et de l’autre parce que la Cour de cassation, dans son rôle de pouvoir d’équilibre, est investie de la puissance de corriger les actes des deux autres instances politiques. Elle intervient dans la gouvernance publique de différentes manières, ce qui fait que le véritable pouvoir institué par la Constitution de 1987 n’est pas le parlement, mais la Cour de cassation, le véritable gouvernement des juges. C’est pourquoi il faut se demander quelle est la place d’un Conseil constitutionnel en Haïti à côté de ce pouvoir judiciaire indépendant taillé sur le modèle américain? Donc, une autre relecture du texte de 1987 s’impose.
L’habeas corpus est une notion juridique qui consacre une liberté fondamentale selon laquelle personne ne peut être dépossédée de son corps sans une décision de justice. Aucune action en habeas corpus devant le juge des libertés n’est possible si la personne n’a pas été préalablement dépossédée de son corps, c’est-à-dire arrêtée, emprisonnée ou détenue illégalement.
Notre justice de procédure ne reconnaît pas d’habeas corpuspréventif. De même, on ne peut pas faire une action en habeas corpus pour demander l’annulation d’un mandat d’amener émis par le Commissaire du gouvernement. Car le mandat d’amener ne contient pas un ordre de dépôt. Le destinataire de celui-ci demande seulement qu’on amène la personne de force devant lui. En matière d’habeas corpus, la victime – ou son avocat – doit prouver devant le jugement des libertés individuelles qu’elle a été privée illégalement de sa liberté et que sa détention est illégale. C’est la raison pour laquelle la Cour suprême du Canada comme celle des États-Unis conclut que toute action en habeas corpusexige que la personne lésée soit présente devant le juge pour demander la « restitution de son corps ».
En ce sens, le tribunal des référés n’est pas compétent pour entendre une action en habeas corpus, contrairement aux arguments avancés par l’éminent avocat Me Samuel Madistin. Le tribunal des référés demeure une institution civile et administrative. Le référé pénal n’existe pas dans notre système pénal. L’un des problèmes à signaler dans cette affaire de référé pénal, c’est que le Commissaire du gouvernement n’a pas son entrée à la juridiction des référés. En matière d’habeas corpus, il faut la conclusion du ministère public, le destinataire de la décision (art 26-1 de la Constitution). Les constituants ont décidé ainsi dans le but de respecter le principe du débat contradictoire et celui de l’égalité des armes qui sont les exigences du procès pénal moderne.
En effet, si le commissaire ne peut pas intervenir dans la phase de l’instruction, comment se fait-il qu’un juge puisse annuler un mandat d’amener émis par le Commissaire dans sa fonction de poursuite hors des cas de flagrant délit ? La durée de la flagrance est-elle le délai de 48 heures, fixé par l’article 26 de la Constitution, cet intervalle de temps au cours duquel la personne arrêtée devra comparaître devant le juge pour statuer sur la légalité de l’arrestation et pour confirmer la détention ? C’est une question importante sur laquelle les législateurs doivent prendre position. La flagrance ne peut s’étendre sur une période infinie. Un temps de la flagrance continu et successif est source d’abus et de corruption. Elle demande une intervention du législateur puisque, avec la Constitution de 1987, c’est toute la conception de la justice haïtienne sous les régimes antérieurs qui est remise en question, y compris les prérogatives du pouvoir exécutif dans le champ de la justice, notamment celles du Président de la République, en ce qui concerne le mandat des juges d’instruction.
Sur la base de ces considérations, toute réforme sérieuse de la justice devrait passer par une réforme du droit et la manière d’enseigner cette discipline dans nos universités et notamment dans les facultés de droit en Haïti. Malheureusement, peu imbus de leurs fonctions, nos législateurs sont passés, pendant ces trois décennies, à côté de leur mission.
La République est aujourd’hui par terre
Tout ceci traduit la destruction de l’État. La République est à terre. Rien n’est debout. Ce qui explique que l’actuel secrétaire général du Conseil des ministres défiait constamment le Premier ministre dans ses moindres initiatives. Mais quel est le bien-fondé du poste de secrétaire général du Conseil des ministres élevé au rang de ministre en absence d’un chef de l’Exécutif ? Alors, si Renald Luberice admet qu’Ariel Henry est investi de son poste en vertu de l’article 149 de la Constitution – en fonction d’une interprétation erronée – qui met le Conseil des ministres sous l’autorité du Premier ministre, il reconnaît du même coup que celui-ci est son supérieur hiérarchique. En tant que haut fonctionnaire de l’État, Luberice est astreint aux obligations de réserve. S’il continue à tempêter, le Premier ministre devra décider de son renvoi. Mais une question se pose: pourra-t-il le faire sans le consentement du conseil des ministres qui n’est pas son supérieur hiérarchique certes mais un organe collégial? Et en tant qu’organe collégial, l’invitation adressée au Premier ministre par le chef du parquet a-t-elle été débattue au niveau du Conseil des ministres?
Les jovenelistes trop incohérents sont en train d’être confondus dans leur raisonnement fou. Le Premier ministre et les membres de son gouvernement sont responsables devant le Parlement selon l’article 158 de la Constitution. En cas de vacance présidentielle, le Conseil des ministres assure la totalité du pouvoir exécutif pendant une période qui se situe entre 60 jours au moins et 120 au plus. Ce premier cas de figure énuméré à l’article 149 n’existe pas, puisque, selon eux, le mandat de Jovenel devait prendre fin le 7 février 2022. Cela voudrait dire que depuis le 7 février 2021, Jovenel avait entamé sa cinquième année de son mandat présidentiel. Dans ce cas, c’est l’Assemblée nationale qui devrait se réunir pour élire un nouveau président. Or, l’Assemblée nationale n’existe pas.
Des deux côtés de la barricade, des politiciens se livrent à une guerre sans merci pour le contrôle et la recherche du pouvoir. Le Premier ministre en poste a été installé par un gouvernement démissionnaire dont le lien avait été rompu avec l’administration publique haïtienne. Ce fut un cas d’avortement de la primature. Comment expliquer aux citoyens le droit dans tout cela? Pourtant, les héritiers du royaume avaient trouvé une formule abracadabrante totalement en rupture avec notre système administratif pour installer ce nouveau Premier ministre et par la suite lui permettre de prendre un arrêté pour nommer un cabinet ministériel en l’absence de la signature du Président Jovenel Moïse de qui il a tiré son autorité. Ainsi, la république va de magouilles en manigances, de machinations en palinodies.
Le droit n’y est pas dans cette lutte fratricide, pour répéter Docteur Mirlande Manigat, professeur de droit constitutionnel. C’est finalement le rapport de forces qui, malheureusement, finit toujours par primer. Tout cela s’apparente à un combat sans merci entre des clans opposés pour leur survie. Dans ce contexte, la justice pour la famille Moïse n’est pas pour demain, comme c’est le cas pour toutes celles victimes sous le règne du président défunt. La justice qu’il a laissée est incapable de donner la parole à sa famille.
En conclusion, le droit est détourné, d’un côté comme de l’autre, au profit d’intérêts égoïstes. Les avocats d’Ariel Henry vous diront qu’il est un haut fonctionnaire de l’État et qu’il faut l’autorisation d’un Président pour que ce dernier puisse répondre à une éventuelle invitation du juge d’instruction. La justice du Roi va continuer sous le règne de la démocratie et de l’État de droit. Malheureusement, ce sont les partisans du gouvernement monocéphale et les jovenelistes qui soutiennent cette position.
Le cas de Monsieur Ariel Henry est compliqué. Selon l’article 158 de la Constitution, le gouvernement est responsable devant le parlement mais celui-ci est à la tête d’un gouvernement dont la déclaration de politique générale n’a pas été ratifiée par les Assemblées parlementaires. Il en résulte qu’aucun lien n’a été établi entre les deux instances étatiques entre lesquelles existe une relation fonctionnelle et sanctionnée (Art. 129-2 et suivants et 158 de la Constitution). En clair, contrairement à ce que pense Dr Guerdy Blaise, expert en droit pénal, Ariel Henry, compte tenu de sa position de Premier ministre de fait, n’est pas justiciable devant la Haute cour de justice en raison de l’absence de lien institutionnel qui l’aurait rendu responsable devant les Chambres. C’est le désert constitutionnel, pour répéter Dr Bernard Gousse, professeur de droit, car la Constitution ne prévoit pas qu’une branche de l’État puisse être en vacance.
Mais le juge peut-il s’abstenir de juger même en absence de la loi ? Le juge est créateur de droit. Certains avocats affirmeront que le juge est esclave de la loi et n’est pas investi d’un tel pouvoir. Or, la réalité est tout autre aujourd’hui. Les systèmes de droit les plus dominants ont tous perdu leur virginité. Le système civiliste auquel nous appartenons emprunte au common law et vice versa. En sorte que la common law n’est pas un droit totalement jurisprudentiel, il y a un peu du législatif. Cette nouvelle réalité démontre que le droit moderne évolue vers une sorte de mixité. Cela devrait constituer une source d’inspiration pour nos juges dans leur fonction de juger. Tenant compte de la situation du Premier ministre actuel, au-delà de tout jugement de valeur, de sa culpabilité ou non, de toutes les tractations en cours, sommes-nous dans une situation où les centaines de hauts fonctionnaires – dont certains d’entre eux ne sont pas pointés par l’article 90 du Code pénal -, peuvent assassiner, voler et piller en toute impunité parce qu’il n’y a pas de Président de la République? Le juge n’est pas esclave de la loi, mais il doit en être fidèle. Il n’est pas maître des circonstances. C’est à lui d’apprécier chaque situation! Au-delà du conjoncturel tout évolutif, des imperfections du texte, des pistes de réflexions sont proposées, des chantiers ouverts, c’est dans ce champ que je vous y convie tous.