Par Me. Sonet Saint-Louis,
« Je n’arrêterai pas de demander justice pour mon mari jusqu’à ce que justice soit rendue », a déclaré l’épouse du Président Jovenel Moïse, assassiné par des mercenaires présumés au domicile du couple le 7 juillet 2021.
Madame Moïse, qui aspire à une carrière politique et le PHTK, parti politique politique sous la bannière de laquelle son mari avait pris le pouvoir, vont-ils aussi demander justice pour toutes les personnes assassinées sous ce régime de 2011 à 2021 ? Tout le monde veut que justice soit rendue à Jovenel Moïse et les auteurs, poursuivis partout où ils iraient se cacher. Mais comment rendre la justice quand le pouvoir judiciaire, une institution républicaine et démocratique, est à terre alors que le rôle de l’ancien Président était justement de travailler à son bon fonctionnement, comme le prévoit l’article 136 de la Constitution ?
On crie justice quand on est directement concerné. Mais personne ne veut travailler à son indépendance et à son efficacité. Plus que le citoyen ordinaire, ceux qui ont intérêt à la construction d’un État de droit en Haïti et à une justice indépendante, sont les détenteurs du pouvoir, du savoir et de l’avoir. Que font-ils pour que la justice haïtienne existe ? La base de la confiance des citoyens dans la justice demeure son indépendance. Celle-ci passe d’abord par le mode de désignation des juges à tous les échelons, qui ne peut être révoqué arbitrairement mais seulement dans les cas prévus par la loi. Les conditions générales de travail du juge sont importantes. Il ne peut être indépendant que si son salaire est prévu par la loi. C’est la meilleure manière de le mettre hors des tractations du pouvoir exécutif. Seuls des juges indépendants sont capables de rendre une décision de justice équitable. Or, cette institution souffre d’une véritable crise de légitimité. Ce constat est une source de préoccupation intellectuelle.
La légitimité répond à une seule question : qui vous a donné cette autorité ? Donc, qui vous a fait député ? Qui vous a fait juge des conflits d’autrui?
Les rédacteurs de la Constitution de 1987 avaient bien compris que l’exercice du pouvoir en démocratie est lié à la légitimité issue du suffrage universel. C’est pourquoi ils ont consacré ce principe aux articles 58 et 59 de la Constitution. En liaison avec ce principe, une anomalie est à souligner : les détenteurs des instances exécutives et législatives sont issus de l’exercice du suffrage universel, soit directement, soit indirectement, alors que les représentants du pouvoir judiciaire sont désignés et nommés par l’Exécutif, certaines fois sur recommandation des parlementaires.
Pourtant, la Constitution de 1987 a posé les bases de la fondation d’une justice moderne, en hissant la justice au rang de pouvoir démocratique, à l’instar des deux autres. Malheureusement, ces deux autres instances politiques et les juges eux-mêmes qui exercent ce pouvoir aux termes de l’article 173 de la Constitution, se sont révélés incapables de penser la justice haïtienne comme un pouvoir indépendant. Les premiers concernés, les juges, sont aussi responsables de la défaillance du système judiciaire à cause de problèmes liés à l’administration de la justice et son manque d’affranchissement auquel ils contribuent de façon substantielle, par divers moyens, notamment à travers la mise en place du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire.
Un système judiciaire « privatisé
Par exemple, comment peut-on admettre que des juges créent des syndicats au sein la justice, un pouvoir d’État ? Comment accepter une Cour de cassation fonctionnant en dehors de ses principales fonctions que lui attribue la Constitution, c’est-à-dire une Cour suprême dont la mission est avant tout de protéger la Constitution, d’assurer la suprématie de la règle de droit, l’égalité de droits et la sauvegarde de la démocratie ? Comment concevoir un Conseil constitutionnel à côté d’un pouvoir judiciaire indépendant ? Ce sont autant de questions scientifiques pertinentes pour lesquelles nous n’avons pas encore de réponse.
Le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire (CSPJ) créé par la loi de 2007 dont les associations de magistrats réclament son installation, est un cas d’aggravation de l’indépendance de la justice. Cet organe créé en violation de l’article 173 de la Constitution en vigueur remet en cause la justice en tant que pouvoir légitime pour privilégier un partenariat public-privé au sein d’un pouvoir d’État. Sa composition en tant qu’organe étatique traduit un amalgame et recule les frontières entre l’État et la société civile. Dès lors, on peut parler d’une gouvernance mixte au sein du système judiciaire haïtien. Dans ce cas, ne faudrait-il pas revoir les concepts de démocratie représentative, de souveraineté, de pouvoir et de légitimité ? La justice en tant qu’institution hiérarchisée, sa gouvernance devrait être assurée par la Cour de Cassation, l’instance suprême et non par cette bureaucratie hybride inutile, source de corruption.
Au-delà des erreurs théoriques ou d’ordre conceptuel à la base de ce brouillard, force est de constater que le fonctionnement des pouvoirs publics au cours de ces trente dernières montre bien que ce n’est pas la Constitution de 1987 qui s’est révélée un petit monstre à abattre pour ses problèmes d’application mais plutôt ce sont ces hommes au pouvoir inaptes et non préparés qui sont incapables de fonctionner dans une société haïtienne dominée par les règles de droit. On décèle une inaptitude manifeste, de toutes parts, à comprendre le régime politique de 1987 dans lequel nous évoluons.
J’ai souvent entendu et lu que la Constitution de 1987 n’est pas parfaite. Mais aucune œuvre humaine ne saurait l’être. En effet, de nombreux travaux réalisés par les chercheurs de la chaire Louis-Joseph Janvier de l’Université Quisqueya ont révélé que la Constitution de 1987 que la Constitution contient des imprécisions, des confusions, des ambiguïtés et même des contradictions. Malgré ces manquements, elle est une œuvre qui appartient à la post-modernité parce qu’elle crée une rationalité qui va à l’encontre de la rationalité dominante de type occidental avec ses propres critères de mesure de la science et d’évaluation de la démarche scientifique. Si on admet que le droit est une donnée de la culture, la réalité du droit est donc locale. Donc la dimension culturelle du savoir est inséparable de sa recherche, de sa production et de son utilité pratique.
Si toute loi a une base ou une réalité factuelle, aucune ne peut être déclarée irrationnelle. Une constitution irrationnelle est celle qui est dépourvue de base factuelle. La Constitution de 1987 n’est pas irrationnelle. Donc, contrairement à ce que soutenait feu Me Monferrier Dorval, il est juridiquement impropre de dire que le texte de 1987 est irrationnel en référence à la Constitution française de 1958, laquelle reconnaissait au président de la République le droit de dissolution. Cette caractéristique à la base du régime parlementaire est aujourd’hui remise en question au nom du principe de l’égalité politique. Elle se trouve donc hors des frontières de l’État de droit.
En raison des problèmes constatés dans le fonctionnement de la justice haïtienne, il me semble que l’heure n’est pas propice à un procès juste et équitable sur la question de l’assassinat de Jovenel Moise. Il ne s’agit pas d’un crime ayant rapport avec la raison d’État, principe au nom duquel un État s’autorise à violer le droit et la loi au nom d’un critère d’intérêt supérieur. Il paraît plutôt lié à une politique globale marquant un tournant géopolitique où des puissances veulent à moyen terme transformer Haïti en un territoire transnational. Nous sommes à une époque où l’on assiste à un changement dans la doctrine internationale, qui s’impose de moins en moins avec des interventions militaires mais par d’autres moyens afin de recréer d’autres types de territoires.
Failles dans l’enquête
Bref, il est à souligner que l’enquête menée par la police accuse de nombreuses failles qui conduiront à coup sûr à un procès bâclé. Des rapports accablants des organisations de défense des droits ont pointé du doigt les insuffisances de l’enquête. De là naît un doute véritable quand à l’aboutissement de ce dossier. Sans l’identification des auteurs intellectuels et leur poursuite, ce crime risque de demeurer l’un des secrets les plus gardés tant au niveau national qu’international. En quoi Jovenel Moïse était-il un problème ou un homme qui dérangeait ? Ce crime est-il lié à d’autres causes, comme la drogue ou des intérêts géopolitiques complexes? Tout est à examiner. Aucune piste n’est à écarter dans le cadre de cette enquête, tout comme la géopolitique, phase obscure de la mondialisation, est une question d’affaire, de pouvoirs, de rapports de forces, d’affrontements entre les acteurs concurrents et dominants dans la défense des intérêts divergents dont l’usage est le contrôle des territoires. Dans ce contexte où Haïti est devenue un micro territoire contrôlé par un pouvoir global transnational, la démarche politique consistant à demander l’établissement d’un tribunal spécial en Haïti pour poursuivre les auteurs du crime crapuleux sur la personne de Jovenel Moïse ne pourra voir le jour que si le Conseil de sécurité de l’ONU le décidera, en tant qu’Exécutif global en substitution au pouvoir exécutif local défaillant.
Haïti a signé le statut de Rome rentre en vigueur en 2012 mais ne l’a pas encore ratifié. La Cour pénale internationale n’a de juridiction que sur les crimes internationaux. Or, il difficile de considérer l’assassinat de Jovenel Moïse comme un crime international. Ce qui fait que cette démarche porte en elle des doutes. Par contre, les atrocités commises dans les quartiers populaires de Port-au-Prince et l’assassinat du bâtonnier Monferrier Dorval, en raison du contexte politique dans lequel ces différents crimes ont été commis, peuvent être poursuivis dans l’ordre interne aussi bien que dans l’ordre international.
Même si Haïti n’a pas ratifié le statut de Rome créant la Cour pénale internationale, notre pays ne peut cependant pas faire obstacle à sa mise en œuvre. La signature crée l’obligation de s’abstenir de bonne foi d’actes contraires à l’objet et au but du traité, comme le stipulent les articles 10 et 18 de la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités.
Selon la Convention de Vienne en vigueur, la signature ne devient définitive que si elle est confirmée par l’organe responsable. (Article 12, paragraphe 2, alinéa b, Convention de vienne de 1969 sur le droit des traités)
Les évidences de l’inefficacité et de l’incapacité de la justice haïtienne à répondre aux demandes de justice du peuple haïtien ne doivent pas nous contraindre à opter pour un néo-colonialisme judiciaire derrière lequel existe toujours une logique de pouvoir, de domination et de continuité post coloniale. Car, la création d’une justice pénale internationale doit être analysée et comprise à travers un processus d’universalisation des droits de l’homme, cheval de bataille des pays occidentaux qui ne souhaitent que leurs ressortissants soient traduits devant cette Cour. La création de cette instance reste un instrument pour punir les dirigeants des pays du sud accusés de violations graves du droit international humanitaire. Sur cet aspect, l’hégémonie et l’impérialisme de la justice pénale internationale se révèlent palpables.
Au-delà des principes et des théories, la justice est une affaire d’administration dans laquelle les individus, pris dans leur subjectivité, jouent un rôle important. La justice suppose procédure, procès juste, équitable, tribunal indépendant, impartial et compétent etc. Notre justice est avant tout une affaire de procédure dans laquelle le citoyen accorde sa confiance. Il y a ce que les lois et la Constitution prévoient d’un côté et de l’autre, la réalité matérielle de notre justice.
Fonder un système de justice qui garantit l’égalité des droits, capable de donner la parole aux victimes autant qu’aux prévenus, voilà la mission qui a été confiée aux détenteurs du pouvoir d’État, notamment au Président de la République. Si on veut la justice, le sentier qui s’ouvre à nous est la transformation de la vision refondatrice de la justice consacrée par la Constitution de 1987 en réalité quotidienne. Comme notre justice est incapable de protéger chacun de nous, la famille Moïse, comme d’autres victimes connues ou inconnues, en sera elle aussi dépourvue. Elle est dans le lot. Elle rejoint les autres du fait que la justice, une institution élevée, est à terre, à l’instar de la république.