Réflexions autour du débat entre Robert Malval et Lyonel Trouillot sur la question de couleur!

Me Sonet Saint-Louis

Par Me Sonet Saint-Louis,

Je ne pense pas que Lyonel Trouillot, cet immense intellectuel, cette lumière dans notre cathédrale culturelle, ait pu dénier à l’ancien Premier ministre Robert Malval, une autre fierté de la République, un esprit brillant et libre, sa qualité d’Haïtien et même son droit de participer au débat sur des questions d’intérêt collectif à cause de la couleur de sa peau ou encore de rester étranger aux problèmes pratiques et récurrents auxquels notre pays est confronté.

Qui est investi d’une telle autorité en Haïti ? Personne ! Le père fondateur Jean Jacques Dessalines, une figure emblématique de la création d’Haïti, avait lancé cet avertissement lorsque certains avaient voulu faire main basse sur les biens vacants laissés par les anciens maîtres : « Noirs et mulâtres, nous avons tous combattu contre les blancs et les biens que nous avons acquis en versant notre sang appartiennent à nous tous et j’entends qu’ils soient partagés avec équité. » Cette phrase fait de lui une source d’inspiration. Associer la justice fondamentale au principe de l’équité pour combattre l’injustice parmi les hommes, c’est impensable qu’une telle philosophie de la justice soit celle d’un ancien esclave qui n’avait pas de titre universitaire mais qui fut habité par une telle lumière. Il avait compris bien avant les marxistes, les tenants de Critical Legal Studies et de la critique féministe du droit que les lois des hommes sont le résultat d’un processus politique hautement truqué et manipulé par les groupes dominants. J’ai appris très tard aux études doctorales en droit dans les enseignements de mes professeurs que la justice s’incarne dans l’équité. Alors qui copie qui ?

Dans l’esprit du père fondateur, la loi et l’équité sont deux choses qui devraient unir les Haïtiens Mais nous les avons mises de côté pour pratiquer l’exclusion, au lieu de traiter chaque citoyen haïtien dans le respect absolu de ce qui lui est dû et d’instaurer une égalité de droit pour réduire les inégalités de départ.

J’ai suivi Lyonel Trouillot qui, par moment, reproduit le discours noiriste et Robert Malval qui s’accroche bien à son statut social de bourgeois. Entre intellectuels, il y a des moments d’affrontements où chacun cherche à faire triompher la raison ou sa propre vérité. Dans le contexte fragile d’Haïti, je dis « attention aux débordements ! ». J’espère qu’avec leur réflexion, Lyonel Trouillot et Robert Malval continueront à nous élever dans l’échelle des activités de l’esprit dans un souci du débat honnête, fondé sur une confrontation pacifiée et des arguments sensés au lieu de renforcer une situation de polarisation obligeant les deux camps à s’ignorer, ce qui détruira tout effort de solidarité entre les citoyens.

La notion de couleur partout sur la planète est génératrice de préjugés. Chez nous, pour diverses raisons, le problème des classes associé à la question de couleur est à l’origine des conflits. Elle est source de tensions entre les noirs et les mulâtres et la cause de leurs affrontements. La couleur de la peau est politisée et constitue aussi un moyen de distinction sociale. Elle constitue l’opium des politiciens fanatiques, effondrés et sans bilan qui tentent de reprendre un discours sans aucune base scientifique. La couleur de la peau, l’appartenance à une classe ou à une caste ne saurait être une forme d’exclusion, une cause de bannissement ou de domination. La république doit primer sur les différences épidermiques.

Mulatrisme et noirisme, un échec partagé
Cessons de faire de l’amalgame ! Le mulatrisme avant et ensuite le noirisme à partir de 1946 ont une part de responsabilité dans ce bilan globalement négatif qui est le nôtre. Les noirs et mulâtres haïtiens au pouvoir ont anéanti les valeurs et n’ont pas su adopter des solutions qui, partout ailleurs, ont contribué à un plus grand respect des individus et une amélioration de leurs conditions de vie. C’est un constat négatif. Et cela oblige à nous soustraire des préjugés, à garder une certaine objectivité et à ne jeter la responsabilité de notre échec sur un groupe social. Restons dans le monde des faits ! De nombreuses exemples et actions politiques ayant jalonné notre histoire montrent que les élites noires et mulâtres n’ont pas été à la hauteur de leurs responsabilités envers le peuple, les institutions, les constitutions et les lois qu’elles se sont pourtant données. Une élite, c’est d’abord la création, la production, la responsabilité, la rigueur affirmée, le centre de la moralisation de la vie sociale et politique.

À cause de l’absence de ces valeurs-clés, Haïti est dominée. Ses élites ne sont pas développées, et par conséquent subordonnées à la domination brutale de nations plus fortes. Pourtant, nos pères fondateurs nous ont légué une patrie mais n’avons pas pu jouer le rôle de sauvegarde de celle-ci. Il est à souhaiter que ces noirs et mulâtres constituant l’oligarchie locale fassent une introspection et demandent solennellement pardon aux masses rurales et urbaines pour les avoir réduites au désespoir et qui, par absence de patriotisme, ont soumis leur pays à la domination étrangère. Deux occupations militaires étrangères du territoire national en moins de dix ans, trois en moins d’un siècle, c’est le comble de l’incompétence. Des élites totalement insignifiantes, inopérantes, auxquelles on dicte des règles de la gouvernance d’Haïti pour le malheur du pays. Des élites « répugnantes », eut à dire un ancien président américain. L’historien Leslie F. Manigat a de son côté déclaré que celles-ci, à travers l’histoire, ont fait tout ce qui était dans leur pouvoir pour détruire Haïti. Mais si ce pays est encore debout, c’est grâce aux résistances des masses indomptables.

Dès qu’il y a crise, la question de couleur de la peau revient toujours sur le tapis. Mais elle ne répond aucun problème mais au contraire renforce l’incapacité des élites à trouver un terrain d’entente pour le bien collectif. Devant la détresse haïtienne, à côté de ce fait historique constant qui est la question épidermique, n’y a-t-il pas de place pour introduire d’autres sujets, des problématiques de société dans une perspective de changer la vie en Haïti ? Je veux parler de la solidarité, de l’éminence de la dignité humaine, le respect des droits, l’égalité devant la loi, la tolérance, donc des valeurs républicaines et démocratiques constituant le socle sur lequel repose notre société ?

La couleur de la peau est un problème récurrent depuis la naissance de la nation, mais il n’est pas le plus grave. Le pire, ce sont les écarts sociaux entre les have et les have not. Le problème, c’est la majorité de nos compatriotes condamnés au désespoir, faute d’opportunités. Un drame existentiel qui menace notre survie collective. Dans la classe des nantis, il y a bien sûr les noirs et les mulâtres. Ils sont les privilégiés du système traditionnel, basé sur des inégalités sociales inacceptables, lesquelles se sont aggravées au fil des ans à cause de l’absence des politiques publiques responsables et de justice sociale favorisant l’égalité des chances.

Réduisons plutôt la pauvreté !
Il n’y a pas de fatalité : nous pouvons résoudre ce problème de pauvreté qui attise les tensions sociales. Le moment est venu de porter une sérieuse attention à ce drame social et à l’ampleur des inégalités au sein de la société haïtienne.

Au lieu de se perdre dans des accusations et des rhétoriques inutiles, nous devrions plutôt mettre sur pied des politiques publiques audacieuses pour attaquer les bases de l’inégalité et une justice fonctionnelle basée sur l’équité, le seul principe susceptible de corriger les injustices parmi les citoyens. Pour y arriver, il faut concevoir la question politique autrement et avec des hommes et des femmes nouveaux, modernes, capables de hisser les citoyens noirs et mulâtres, donc la nation, vers des buts supérieurs.

On peut partir avec des chances supérieures en raison de son origine sociale, comme l’a reconnu Robert Malval en comparant son cas avec celui de la majorité. C’est vrai que les hommes naissent inégaux. Cette inégalité n’est pas biologique mais sociale. Car nous sommes tous venus dans le monde nu comme des vers. Nos origines diverses sont cause des inégalités sociales criantes. Mais celles-ci peuvent être tempérées par une politique basée sur l’égalité des chances au sein de notre société. Les mulâtres et noirs riches ne sont en rien responsables de leur position privilégiée. C’est le rôle de l’État, à défaut d’éliminer les inégalités sociales de les réduire, en assurant à tous les citoyens de la République un mieux-être par l’éducation, la santé et le travail valorisant et décent. Cette possibilité existe et est étroitement liée aux politiques que nous décidons de mettre en œuvre.

Il me semble que c’est dans cette direction que noirs et mulâtres haïtiens doivent regarder pour diminuer les inégalités et les structures qui maintiennent celles-ci. L’égalité des droits doit être une priorité politique. Elle suppose des stratégies et des politiques de bonne gouvernance, c’est-à-dire celles qui excluent la corruption, cette gangrène qui gâche les potentialités des générations futures. Car construire des écoles dignes de ce nom, des universités, des routes, des hôpitaux, donner du travail aux masses rurales et urbaines dans un environnement adéquat et sécuritaire, ce sont des responsabilités qui reviennent à des élites haïtiennes, noires et mulâtres. Elles ne peuvent pas les laisser aux organisations de charité ni aux ambassades étrangères. Les étrangers, même bien intentionnés, ne peuvent pas exécuter ces taches républicaines à leur place. Se libérer de ses responsabilités et se mettre en position pour jouir ailleurs ce que d’autres élites responsables dans d’autres pays ont construit pour leurs populations locales, est une absence de scrupule et de dignité.

Aucun pays ne peut avancer sans l’accès aux savoirs et à la science. Il ne fait qu’aucun doute que nous avons tout un peuple à éduquer, à mettre à l’école tout court, ce qu’on désigne généralement par le terme de démocratisation. Mais, il y a aussi une élite à éduquer, à rééduquer sur la base de la solidarité, de la démocratie, de l’État de droit, du patriotisme et de l’intégrité. C’est une nécessité parce que notre monde haïtien est encore celui de la réalité coloniale dominée par le non droit. Nous devons déconstruire cette réalité par la reconversion des élites locales et les opérateurs de la scène économique dans une perspective d’intégration d’Haïti dans le marché global. C’est techniquement possible.

Noirs et mulâtres, tous deux légitimes
Robert Malval et Antoine Lyonel Trouillot ont un rôle à jouer maintenant, aujourd’hui plus que jamais. Ni l’un ni l’autre n’a pas le droit de veto dans les questions haïtiennes. Ils sont tous deux légitimes pour parler d’Haïti, leur pays, régler l’injustice historique, briser l’héritage colonial et faire entrer Haïti dans la modernité. Autrement dit, il faut que nous redéfinissions nos intérêts dans ce monde globalisé afin d’offrir enfin aux populations locales un nouveau futur.

Certains estiment qu’il faut prendre des mesures pour dépouiller les riches de leurs biens. C’est une hérésie. On ne peut pas priver cette minorité de ses biens, peu importe l’origine de ses flux financiers. Ce n’est pas de cette manière qu’on devrait aborder ce problème. Ce dont le pays a besoin, c’est d’un gouvernement capable d’imposer l’ordre et les règles valables pour tous. C’est l’État, avec la force du droit, qui doit combattre la corruption, le monopole et affirmer sa souveraineté fiscale. Il faut des règles pour favoriser la concurrence de manière à empêcher qu’une minorité prenne le contrôle de l’économie nationale. Il convient aussi de démocratiser le crédit afin de permettre aux entrepreneurs potentiels des classes moyennes et populaires de créer de la richesse et d’accéder au bien-être par l’investissement productif et le travail décent et valorisant. Il est aussi urgent de distribuer des services essentiels et de base aux citoyens en optant pour une politique de déconcentration des services et de décentralisation, telle que prônée par la Constitution de 1987. Car l’État réel, ce sont les services offerts aux citoyens, a écrit Dr Josué Pierre-Louis. Pour cela, il faut des règles pour empêcher que les oligarchies financières et les détenteurs du pouvoir d’État soient les seuls à en profiter.

De ce point de vue, il révèle que notre problème, c’est le refus viscéral de l’ordre et de la loi. Notre difficulté, c’est que les élites nationales se sont révélées incapables d’évoluer dans une société haïtienne dominée par les règles de droit. C’est l’absence d’ordre, le refus de la loi et le rejet du droit qui engendrent le désordre, l’anarchie, la pauvreté et la violence. Alors dites-moi, noirs et mulâtres : qui viendrait investir dans un pays où règnent l’arbitraire et la violence des entités criminelles ? La création de la richesse et la croissance passent par un minimum d’État. Nous avons besoin d’un État de droit dans lequel les gouvernants sont soumis à la loi au même titre que les gouvernés. Il est inconcevable de compter dans un pays plus de politiciens que d’entrepreneurs. Une démocratie de la crasse et un système politique et économique basé sur la souffrance citoyenne ne peuvent engendrer que des conflits sociaux interminables. Sans le développement économique, l’État de droit n’est pas possible, la stabilité politique ne peut être garantie et le respect des droits de l’homme ne serait que pur leurre. La pauvreté demeure le terrain fertile pour les discours claniques et haineux. C’est la démocratie du bien-être qui rendra possible le vivre-ensemble en harmonie et le peuple, vertueux.

Avoir des échanges libres est le propre des sociétés civilisées. Nous devons dialoguer sans cesse, pour répéter, Daly Valet, spécialiste en politiques stratégiques. Mais, il n’y a pas de consensus en dehors de la Constitution et des lois que nous avons adoptées et que nous devons tous respecter au nom du principe de l’égalité des citoyens de la loi. C’est ce principe qui est à la base de notre système juridique national et qui exclut l’absolutisme des groupes dominants. Dans un système basé sur l’égalité des droits, ce ne sont pas les ressentiments des groupes qui ont la priorité mais les valeurs de la République à partir desquelles chaque citoyen s’identifiera et se reconnaîtra. Je le répète : ceux qui ont intérêt dans l’établissement d’un véritable État de droit en Haïti, ce sont les détenteurs de l’avoir, du pouvoir et du savoir, car on n’est pas toujours certain qu’on sera toujours en position de pouvoir. Nous avons intérêt à avoir une justice fonctionnelle et indépendante.

Les élites possédantes seront toujours pointées du doigt aussi longtemps qu’elles auront pour alliés des médiocres et des corrompus majoritairement issus des classes moyennes réactionnaires. Certains riches malintentionnés doivent cesser de financer la bêtise au détriment de la nation. La médiocrité et la corruption sont le seul pacte que nous ayons réussi au cours de deux siècles d’histoire. Le temps est enfin venu pour construire un vrai partenariat entre les hommes et les femmes de bien et de valeur, des progressistes issus de toutes classes sociales pour combattre avec une énergie nouvelle les violences, les rivalités historiques, les pouvoirs mal acquis, la médiocrité, la corruption et les replis sur soi.

Robert Malval et Lyonel Trouillot, ces deux échantillons de l’élite haïtienne, semblent ouvrir les espaces d’un débat honnête. Dans cette conjoncture nationale marquée par une crise aiguë, ils ont tous deux livré des réflexions empreintes de vigilance citoyenne particulièrement utiles pour nous mettre en garde contre des tentations autoritaires et totalitaires de nos gouvernants. Cessons d’être racistes de notre propre race ! Restons plutôt sur le terrain des principes et des valeurs pour défendre notre égalité historiquement partagée entre les noirs et mulâtres dans un contexte où l’on constate une résurgence de la vieille idéologie de la suprématie blanche basée sur le dogme de la race, sapant ainsi les principes du droit international des droits de l’homme universellement reconnus sur la base desquels la matérialisation a commencé chez nous il y a plus de deux siècles. Somme toute, comme l’esclavage, la question de couleur à laquelle nous avons mis fin au nom de l’universalisation des droits demeure une réalité d’oppression. L’égalité des droits, principe témoin de l’État de droit, voilà ce qui me semble être sensé à mettre en débat et la manière de la rendre opérationnelle afin de contrer l’exclusion et réaliser l’égalité des chances.

Bien que vous ne partagiez pas les mêmes intérêts, il n’en reste pas moins vrai que vous êtes unis par un destin commun. Un monde commun. En dehors de cette perception de hiérarchie sociale de fait et non de droit, le pays réel attend que vous preniez un dernier risque pour cette nation à la dimension de la personne que vous représentez. Plus que vous recevez de ce pays, plus que vous devez lui rendre la pareille, c’est une question d’équité. La société a le droit d’être exigeante envers vous. Nous sommes Lyonel Trouillot, nous sommes Robert Malval. Dans cette déchéance où nous sommes tombés, la triste vérité est que le sort d’Haïti ne dépend pas des Haïtiens. À cause de nos bêtises, à chaque fois renouvelées, la première république noire du monde est à terre. Merci! Vos écrits apportent des réponses à certaines de nos questions car écrire est d’abord un acte existentiel. Dans cette caducité de l’Esprit, vos plumes sont des petits signes que nous existons encore.