Par Me. Sonet Saint-Louis,
Le Premier ministre Claude Joseph, renvoyé de l’administration par le Président Jovenel Moïse 48 heures avant son assassinat, a-t-il les mains trempées dans le sang, comme le supputent certains organes de presse colombiens et d’autres journaux internationaux ? Personne ne peut le confirmer à ce stade de l’enquête car il revient à la justice de découvrir la vérité et de la révéler au public.
Mais essayons de donner sens à l’insensé de cette affaire ! En présence d’un tel drame, la première question que tout un chacun se pose est la suivante : qui en sont les bénéficiaires ? En droit pénal, l’interrogation est autre : « à qui profite ce crime ? ». Dans le cas de l’agression mortelle sur la personne d’un chef d’État, un tel acte ne peut avoir qu’un mobile : la prise du pouvoir.
Si le crime profite à une personnalité déterminée, il est donc inconcevable que les bénéficiaires ou les auteurs puissent être recherchés ailleurs. L’arrêté pris en Conseil des ministres dans lequel Claude Joseph s’est proclamé président provisoire en vertu d’une interprétation erronée de l’article 149 de la Constitution haïtienne ne peut dans ce contexte ne rien vouloir dire. Qu’est-ce qui explique cette précipitation à vouloir le pouvoir à tout prix ? En tout cas, cette décision engendre des soupçons. Même si une certaine presse tente de dissimuler la vérité aux yeux du public, les experts en droit pénal ne doivent en aucun cas se laisser intimider ou distraire par des gens en service commandé.
Toute loi a un but qu’elle entend atteindre et un problème qu’elle veut résoudre et les dispositions de la loi sont sensées concourir à leur accomplissement. À la télévision, le Premier Ministre a.i. récemment écarté des affaires, avait déclaré que la situation du pays était sous contrôle et qu’il assurait dorénavant la présidence, conformément à l’article 149 de la Constitution. Claude Joseph a-t-il bien lu et compris l’article 149 ? Cette disposition se lit ainsi: « En cas de vacance de la présidence de la République soit par démission, destitution, décès ou en cas d’incapacité physique ou mentale permanente dûment constatée, le conseil des ministres, sous la présidence du Premier ministre, exerce le Pouvoir exécutif jusqu’à l’élection d’un autre président. Le scrutin pour l’élection du nouveau président de la République pour le temps qui reste à courir a ainsi lieu soixante jours au moins et cent-vingt jours au plus après l’ouverture de la vacance, conformément à la Constitution et à la loi électorale. Dans le cas où la vacance se produit à partir de la quatrième année du mandat présidentiel, l’Assemblée nationale se réunit d’office dans les soixante jours qui suivent le vide de pouvoir pour élire un nouveau président provisoire de la République pour le temps qui reste à courir ».
Tout suite après l’homicide crapuleux du chef de l’État, M. Claude Joseph a fait valoir son droit à la succession. Prenant en compte la situation juridique de Claude Joseph, les deux cas de figure énumérés à l’article 149 sur la vacance présidentielle ne s’appliquent pas à lui. Sa démarche n’a aucune fondement constitutionnel mais relève même pas de la politique mais de la politicaillerie barbare, violente et brutale. Comme l’a souligné Me Kébreau Zamor, aucune des deux solutions prévues par la Constitution de 1987 à l’article 149 ne peut trouver sa moindre application dans le contexte actuel et ne correspond pas à la situation de Claude Joseph. Par myopie, avec sa démarche, il crée un inextricable imbroglio juridique.
Le crime est consommé. Jovenel Moïse avait été bel et bien assassiné, et la vacance présidentielle est survenue. Il est quand même étonnant que les auteurs de ce crime que la police poursuit n’avaient pas pris le pouvoir. Il est tout simplement bizarre de tuer pour des raisons politiques, si on n’a pas eu intérêt à l’acte ?
Le Président de la République a été victime d’un coup d’état, il n’y a pas de doute là-dessus. Il y a des gens au sein de l’État qui semblent avoir utilisé les institutions étatiques pour réaliser cet acte crapuleux contre un chef d’État en exercice.
Lors d’une conférence, le Ministre Claude s’est défendu d’être l’auteur intellectuel du meurtre du Président. Un jour avant, le commandant en chef de la police, Léon Charles, a sorti une note dans laquelle il niait toute implication du ministre dans cette affaire. Car, comment dire le contraire, quand quelques heures après la commission de ce crime, c’est avec l’aide de Léon Charles, du Haut-État-Major de la police que Claude Joseph a pu regagner la primature ? Il n’avait d’ailleurs plus rien à y faire en raison de l’arrêté nommant Ariel Henry comme Premier ministre, décision ayant entraîné du coup sa désinvestiture.
À ce stade de l’enquête, on ne peut même pas parler d’indices voire de preuves mais de soupçons. On ne peut pas déclarer que Claude Joseph est trempé dans l’exécution du Président Moïse mais on doit pouvoir établir un lien entre ses agissements après les événements et la commission de ce crime.
Quant au Chef de la police, il ne peut évoquer des évidences. En faisant une telle intrusion, il engage sa responsabilité dans ce dossier en révélant au public des éléments de l’enquête. Il prête le flanc à la critique car ce faisant, il brouille les pistes afin de disculper Claude Joseph. Pourquoi ce besoin d’apporter cet appui ? Est-ce par amitié ou par solidarité ? Quelle est la nature des liens les unissant ? Autant de questions que le public ne manque pas de se poser. Dans tous pays où les institutions fonctionnent, avec une telle interférence, le chef de la police risquerait même la prison pour obstruction à l’enquête.
Au regard de la loi, qui a l’autorité de conduire l’enquête ? Le commissaire du gouvernement. Donc, c’est à ce dernier qu’il revient, au moment du jugement, de convaincre le juge du procès que tel accusé est innocent ou ne l’est pas. Une fois l’affaire est entre les mains de la justice, la police se désiste. Léon Charles n’incarne pas la justice. La police est là pour assurer la puissance de la justice mais elle ne saurait la remplacer. La police appréhende et le pouvoir judiciaire juge. La justice ne travaille pas pour la police. Mais le public a l’impression que la justice devient subitement l’auxiliaire de la police. Ce renversement – ou inversement – de rôle paraît étrange, comme l’a souligné avec justesse Dr. Guerdy Blaise. De quoi faire peser de lourds soupçons sur les deux responsables, le présumé accusé (Claude Joseph) et son « défenseur » (Léon Charles). Et quand le chef de la police intervient dans une enquête saisie par le commissaire du gouvernement pour culpabiliser ou disculper un citoyen, c’est du totalitarisme. La déclaration de Léon Charles doit être une source d’indignation pour tous les citoyen : c’est une entrave à la bonne marche de l’enquête.
Il ne fait aucun doute que l’enquête est contrariée du fait de la présence de Claude Joseph, de Léon Charles, des ministres de la Justice, de l’Intérieur, de la Défense et du Secrétaire d’État à la sécurité publique. Ces hauts responsables de l’État sont en situation de pouvoir, donc susceptibles d’utiliser leur position privilégiée pour orienter les investigations dans leur sens. Dans un contexte de coup d’État, ces personnages devraient être écartés et disponibles pour la justice afin de ne pas influencer l’enquête. Si Claude Joseph et Léon Charles deviennent juges de leur propre cause, il y a un problème.
Il n’est pas question qu’un citoyen, de par sa position dans l’appareil d’État, se trouve dans une situation avantageuse par rapport à un autre. Si le commissaire du gouvernement qui est en charge du dossier ne prend pas en compte cette question essentielle, il n’y aura pas de procès sérieux. Dans le procès pénal moderne aujourd’hui, il y a trois impératifs à prendre en compte : vérité, justice et équité. Toute erreur dans la conduite de cette dernière conduira à un désastre judiciaire irréparable.
La justice est une catégorie morale. Le principe fondant notre système juridique national est l’égalité des citoyens devant la loi et les tribunaux. Ce qui exclut la domination des groupes puissants de la société.
L’enquête est biaisée au départ. Il faudrait la suspendre provisoirement au nom des principes de l’égalité des citoyens devant la loi et du procès juste et équitable. Car les personnes soupçonnées doivent avoir les mêmes chances de défendre leur cause devant un tribunal compétent, neutre, indépendant et impartial. En matière de procès pénal moderne, selon le principe de l’égalité des armes, chaque citoyen doit pouvoir bénéficier des avantages de la loi et la protection qu’elle offre. À condition que les armes soient équilibrées. Si chacun devient l’interprète de sa propre cause, c’est le principe de l’égalité qui est bafouée.
L’obligation de respecter le principe de l’égalité des droits et des Haïtiens devant la loi, consacré par l’article 18 de la Constitution exige que Claude Joseph et Léon Charles soient entendus par la justice. Ce sont des conditions minimales si on veut assurer à l’enquête un minimum de crédibilité. Il faut confronter Claude Joseph avec les personnes arrêtées dans le cadre de ce dossier. Le traitement équitable, les principes du procès juste et équitable exigent le droit à la contradiction. Ce principe doit être respecté du début et à la fin, c’est-à-dire à toutes les étapes de la procédure pénale.
Dans cette affaire d’assassinat, la bataille judiciaire n’est pas égale. Certains sont arrêtés, d’autres en situation de pouvoir essaient pour brouiller les pistes. Nous sommes dans un scandale judiciaire sans précédent. La lettre adressée par Me Samuel Madison à son barreau d’attache est éloquente. Des personnes arrêtées ne peuvent bénéficier de l’aide de leurs défenseurs tandis que d’autres disposent de l’appui fort du pouvoir. En pareil cas, il est difficile de parler d’enquête. Car chaque différence de traitement constitue une violation du principe de l’égalité des citoyens devant la loi. Les règles de procédure doivent être appliquées pour tous de la même manière.
Le directeur de la police nationale n’est pas là pour gommer les différences entre les citoyens en raison de leur situation, de leur classe, de leur appartenance politique, sociale ou économique. Il n’a pas à prouver l’innocence ou la culpabilité de quiconque. Si le principe de l’égalité des citoyens n’est pas garantie, c’est la sécurité juridique qui est mise en cause et la liberté de chaque citoyen, menacée. Quand nous ne sommes pas égaux, la citoyenneté est détruite. La justice et le sentiment du juste sont dans la conscience de chacun de nous. En tant que citoyens, nous sommes tous conscients de ce qui est juste et injuste, légal ou illégal. Cette dualité permet à chacun de comprendre si le système est juste ou non, s’il offre des traitements différentiels ou non.
À ce stade de cueillette d’informations, personne ne peut être déclaré coupable ou innocent mais aucune piste ne doit non plus être écartée. C’est au moment du jugement que les indices du juge qui instruit à charge et à décharge sont transformés en preuves. Le juge ou le jury ne peut pas condamner un citoyen sur la base d’indices. Dans notre procédure pénale héritée du droit continental, le procès pénal comprend trois phases : l’enquête qui déclenche la poursuite, l’instruction inquisitoriale et le jugement. Ces trois étapes sont séparées de manière à assurer l’équité de la procédure. Ce qui signifie aussi qu’une personne accusée d’avoir commis un crime est présumée innocente tant qu’elle n’a pas été déclarée coupable par un juge ou un jury. La réputation de l’accusé est l’un des droits importants à sauvegarder tout au long de la procédure.
L’enquête autour de l’assassinat du Président Moïse est contrariée au plus au niveau de l’État. La seule façon de sauver le processus, c’est d’exiger le départ des autorités en poste. La justice doit rester une vertu. Ce n’est pas une qualité spirituelle dont on dispose comme on veut. Ce qui se fait aujourd’hui est une grosse plaisanterie visant à distraire et à tromper la République. Cette pièce comique à laquelle assiste la nation risque de devenir tragique.
Jovenel Moïse n’était ni ange ni bête, celui qui veut le faire ange le rendra bête. Il n’est ni Jean Jacques Dessalines ni martyr pour la cause des opprimés, comme certaines personnes cultivant un penchant pour le martyrisme veulent aujourd’hui le faire passer. L’ancien président est inséparable de ses actions. Le bilan de sa gouvernance est là. En cinq ans, il a réussi le tour de force d’anéantir l’État d’Haïti. C’est la seule vérité. Au-delà des raisons encore inconnues de son exécution, mettre un terme à la politique de la violence, c’est déjà lui rendre justice. Faisons le deuil de notre président dans une république en deuil depuis plus de deux ans !