Le gouvernement de facto haitien a introduit récemment une demande auprès de l’OEA pour aider à résoudre la crise haitienne, à travers un dialogue inter-haitien
Me. Sonet Saint-Louis, professeur de droit constitutionnel, analyse à la loupe cette demande de dialogue “faussé au départ” par un régime hors-la-loi qui détruit toutes les institutions de la République.
Par Me Sonet Saint-Louis
Dans cette longue marche pour mettre fin à l’inacceptable, la fatigue semble s’emparer de beaucoup de coureurs. C’est la raison pour laquelle certains membres de l’opposition veulent changer de stratégie en optant pour le dialogue avec celui qui détient illégalement le pouvoir en Haïti. Pour certains observateurs, ce dialogue devra conduire soit à un gouvernement de coalition gouvernement/opposition, soit à un « départ ordonné » du Président de facto Jovenel Moïse, même si cette expression est diversement interprétée en fonction des intérêts politiques en jeu.
Si, pour l’opposition, un « départ ordonné » est l’abdication du président de facto et son remplacement par un Juge de la Cour de cassation, pour le pouvoir, il s’agit de l’organisation des élections à la fin de cette année sous l’égide d’une nouvelle Constitution. Le récit officiel est de « permettre à Jovenel Moïse de remettre le pouvoir le 7 février 2022 à un président élu ». C’est dans cette logique que se situe la démarche du Ministre des affaires étrangères, Claude Joseph, auprès de l’OEA afin que celle-ci serve de facilitatrice dans le cadre d’un dialogue inter-haïtien visant à promouvoir l’organisation d’un referendum qui accouchera d’une nouvelle Constitution sous l’égide de laquelle seront organisées les élections générales cette année.
C’est ce que veut aussi Washington. Ce qui est incompréhensible dans un contexte où l’espace territorial haïtien est totalement contrôlé par les gangs pro-pouvoir avec lesquels le Palais national a conclu une trêve politique dans le but de réussir son référendum. Du jamais vu ! Ainsi, dans sa logique « tout pour le pouvoir », le Président nous abandonne à la merci des gangs, a écrit Daly Valet. Il va sans dire que ces élections programmées, si elles se réalisent comme l’exigent certains acteurs de la communauté internationale, pourraient entretenir la permanence du chaos en Haïti, comme le prévoit Éric Jean-Baptiste, le leader du RDNP dans son éditorial du 6 mai 2021.
La situation étant ce qu’elle est, on se demande qui prendra la chance de jouer au plus malin en acceptant de dialoguer avec ce pouvoir en décomposition ? Quels chefs de partis vont prendre part à un gouvernement de coalition sous cette présidence illégale et contestée au risque de devoir en assumer non seulement l’actif mais aussi le passif ? Un désespéré, peut-être, en proie à un drame de survie individuelle, pour répéter le professeur Victor Benoît.
Mais avec qui le pouvoir veut réellement dialoguer ? Où trouvera-t-il ce interlocuteur légitime ? Le peuple, seul dépositaire de la souveraineté nationale, s’est déjà prononcé sur la crise à travers les forces vives de la nation. Il a pris position en faveur du respect de la Constitution en appelant au respect de l’article 134-2 prévoyant l’expiration du mandat présidentiel depuis le 7 février 2021. Quant à l’opposition avec laquelle Moïse souhaite dialoguer, tout comme la société civile, elle estime que le mandat de Jovenel Moise est expiré depuis le 7 février 2021, comme le prescrit l’article 134-2 de la Constitution.
Cette partie de l’opposition qui souhaite dialoguer avec le Président de facto connaît-elle le but que poursuit le pouvoir ? Dans le contexte actuel, un dialogue entre les deux ne sera bénéfique qu’à Jovenel Moïse. Car c’est en raison des massacres en série et des actes de corruption dans lesquels certains membres de l’équipe dirigeante sont impliqués que ceux-ci cherchent une voie pour se maintenir au pouvoir et se constituer ainsi un bouclier pour se protéger contre d’éventuelles poursuites judiciaires. Jovenel Moïse s’est fixé un agenda politique à partir de sa propre situation personnelle. Sa survie en dépend. On comprend dès lors pourquoi le référendum et les élections sont si cruciaux pour lui et son équipe. Le gouvernement y tient mordicus, quitte à commettre d’autres crimes. Sa peur de devoir rendre compte explique le choix de la catastrophe dans laquelle il veut plonger toute une nation. C’est dans le cadre de la mise en œuvre de cette stratégie qu’on doit expliquer les massacres et le silence du pouvoir contre les auteurs des atrocités auxquelles le pays a assisté ces dernières années.
Dans sa logique jusqu’au-boutiste, Jovenel Moïse organise sa propre opposition. Et c’est avec elle qu’il souhaite finalement dialoguer. Cette stratégie ne peut que confondre la vraie opposition. Et la société haïtienne. Or, si le peuple n’est pas impliqué, la solution ne sera pas viable, parce que la crise est sociétale et dépasse les acteurs en présence.
Un dialogue faussé à la base
Le refus de dialoguer avec un régime hors-la-loi qui, dans sa légèreté et son incompétence, a détruit les institutions publiques, ne relève pas de l’intransigeance politique. Il ne faut pas perdre de vue que ce Chef d’État a tout fait pour faire main basse sur tous les pouvoirs d’État alors qu’il avait la mission de les renforcer et les garder en vie, comme le lui prescrit l’article 136 de la Constitution.
La démocratie est le traitement des conflits. Dans un système démocratique, le dialogue est un mécanisme de gestion des conflits. Contrairement à ce que croit Claude Joseph, on ne peut pas inviter quelqu’un à se mettre à la table des négociations suivant ses propres termes du dialogue ; l’autre en face a aussi son mot à dire. Le mécanisme par lequel on cherche à résoudre les conflits au sein de la société doit être un échange de paroles et d’actions entre les personnes concernées. C’est l’occasion où chacun raconte son histoire. Dans le cadre d’un dialogue, l’histoire ne devrait pas être racontée d’avance. C’est à travers des échanges libres que chacun découvre la vision de l’autre.
De plus, dans un dialogue, il est impossible de raconter son histoire par personne interposée ou extérieure à l’échange, sinon c’est du ouï-dire. Quand on rapporte les paroles de quelqu’un, on n’est pas dans une dynamique de dialogue. Le dialogue est une parole de première main. C’est ce qui fait sa fiabilité, sa pertinence et sa valeur probante, donc sa force. Si le dialogue se fait par une personne intermédiaire, il y a risque que la vérité de cet échange soit affectée. Le maître du dialogue, l’International, ne vise-t-il pas à confondre les deux interlocuteurs en les faisant prendre le chemin qu’il souhaite ?
Souvent, en politique, la confiance dans le dialogue relève de la naïveté. La politique chez nous, c’est l’espace aménagé, non pas pour résoudre les problèmes fondamentaux du pays, mais où tous les coups sont permis, y compris ceux en-dessous de la ceinture.
Le pouvoir veut dialoguer certes mais sur son agenda. En même temps, il cherche à gagner du temps dans le but final d’arriver, comme il l’a toujours voulu, au 7 février 2022, s’offrant illégalement une année supplémentaire à la tête du pays.
Dans cette conjoncture, Jovenel Moïse semble détenir un avantage certain : l’ambition de quelques soi-disant opposants qui ne jurent que par le pouvoir et l’argent. C’est sur eux qu’il va s’appuyer. Ces politiciens ont un discours populaire mais ils n’ont aucun sens du bien commun. Admettre le dialogue dans ce contexte, signifie la reconnaissance d’un pouvoir de fait ou de droit au Palais national et que le rapport de force n’est nulle part. Dans tous les cas, Jovenel Moïse n’a rien à perdre dans un dialogue avec l’opposition. Bien au contraire : il a tout à gagner. C’est pour cela que ce dialogue est biaisé à la base, d’autant plus que le facilitateur sollicité par les camps opposés a sa solution du problème. La communauté internationale a toujours souhaité une cohabitation entre le pouvoir et l’opposition en vue de la réalisation des élections cette année. Sa position n’a pas évolué et elle continue de faire les mêmes exigences aux acteurs.
Cette cohabitation voulue par Jovenel Moïse pour des raisons intéressées et la communauté internationale qui a échoué dans sa gestion de la crise, si elle se concrétise à l’issue d’un accord politique, mettra l’opposition dans une mauvaise position vis-à-vis de l’électorat. Elle amènera celle-ci à partager le lourd bilan du pouvoir PHTK. Ce qui ruinerait davantage sa crédibilité au niveau de la société. Car n’oublions pas que le positionnement de chaque acteur est connu. Donc de quel dialogue parle-t-on quand le facilitateur lui-même est partie prenante de la crise et des échanges ? Ayant son propre intérêt dans la crise, il sera impossible à l’OEA de rester objective et neutre.
Un Premier ministre illégal
En demandant à l’OEA de jouer le rôle de facilitateur dans la crise haïtienne, Claude Joseph nous offre l’opportunité d’ouvrir une grande parenthèse sur son propre cas au regard de la Constitution en vigueur.
Le statut de l’actuel Premier ministre laisse à désirer. Son autorité dérive d’un personnage étatique qui n’a pas de légalité. Il le sait. Mais il a sciemment décidé de rentrer dans un cycle d’illégalités dont il lui sera impossible de sortir. Il devrait s’attendre à des conséquences juridiques graves.
L’équipe gouvernementale dont il fut membre en qualité de ministre des affaires étrangères avait été mis en place après que Jovenel Moïse a constaté le dysfonctionnement de la Chambre, les élections pour renouveler le parlement n’ayant pas été organisées dans le délai constitutionnel prévu. Le gouvernement de Joseph Jouthe avait été en effet installé en violation des formalités prescrites à l’article 158 de la Constitution. Cette disposition prévoit que « le Premier ministre en accord avec le Président de la République choisit les membres de son cabinet ministériel et se présente devant le Parlement afin d’obtenir un vote de confiance sur sa déclaration de politique générale ».
De surcroît, l’article 165 de notre Loi mère qui fait référence au Premier ministre intérimaire, en cas de retrait du chef du gouvernement, n’est pas applicable au cas de Claude Joseph. Celui-ci avait déjà occupé le poste de ministre des affaires étrangères au sein du gouvernement de Jouthe. On ne peut pas rendre légal son gouvernement en appliquant l’article 165 de la Loi fondamentale, comme on se plaît à le répéter. C’est du matraquage constitutionnel. De la fraude tout court.
Il s’ensuit donc qu’un Premier ministre intérimaire est un membre d’un gouvernement démissionnaire dont la déclaration de politique générale a été ratifiée par les deux Chambres. Claude Joseph n’est ni ministre des affaires étrangères, encore moins Premier ministre intérimaire au regard de la Constitution. Il est plutôt un usurpateur de fonction qui manipule dans la plus grande illégalité les fonds publics. Un petit débrouillard sans conviction citoyenne et intellectuelle, qui, en en donneur de leçons, renie sa science en acceptant de nager dans les eaux marécageuses et puantes d’un pouvoir moribond. Il faudrait que notre Premier ministre par intérim lise l’ouvrage du Docteur Jean-Bertrand Aristide paru récemment sous le titre “Science et conscience” pour qu’il s’arrête de ruiner sa conscience en attendant la rédemption de notre patrie à laquelle il ne donne aucune raison d’espérer. Parvenu à ce niveau de l’appareil étatique, il ne suffit pas de brandir son titre de docteur, il doit être conscient des conséquences juridiques de ses actes, à moins qu’il pense pouvoir bénéficier d’une impunité éternelle. Depuis un certain temps, la nation assiste à une défilé de docteurs dans la sphère publique, d’origines diverses, qui au lieu d’apporter la guérison aux maux d’Haïti, aggravent son cas par le fait qu’ils n’ont ni science, ni conscience. Pour répéter le talentueux économiste Dr. Thomas Lalime, notre époque est celle des « docteurs en exhibition de leur inculture et des experts sans expertise ».
Le fait que le gouvernement de Joseph Jouthe n’ait pas été ratifié par le Parlement, le rend illégal. C’est par l’acte de ratification de la politique générale du Premier ministre que s’établit le lien entre le cabinet ministériel et le parlement. L’absence de ce lien institutionnel et juridique n’a pas permis au Parlement d’exercer sa fonction de contrôle. Dans notre régime politique, le contrôle gouvernemental se fait de deux manières : sur les questions de politique générale et sur le budget.
1) « Dans l’exercice de la puissance législative, les chambres sont investies du pouvoir de questionner et d’interpeller soit sur une question d’intérêt général, soit sur celle relative à la déclaration de politique générale », précise l’article. 129-2 et suivants.
2) Le contrôle parlementaire s’exerce aussi sur le budget (art 223 de la Const). Les montants alloués aux ministères dans le cadre de l’exécution de leurs politiques mises en œuvre engagent les responsabilités de leurs titulaires respectifs. Les dépenses effectuées doivent être conformes à la loi et pour lesquelles ils doivent obtenir décharge de leur gestion (art 233 de la Const).
La décharge est un élément de contrôle parlementaire. Aucun parlement dans le futur n’est autorisé à se prononcer sur la demande de décharge qui seront produits par ces derniers. Ils ne seront plus dans le temps, parce que la décharge est annuelle. Elle ne peut être fournie que par le parlement devant lequel le gouvernement s’était engagé.
En principe, les membres des gouvernements de Lapin et de Jouthe ne peuvent pas obtenir décharge de leur gestion des Assemblées parlementaires puisqu’il n’y avait aucune action qui avait lié ces dirigeants au Parlement. Le fonction de contrôle du parlement a été anéantie par le fait de son dysfonctionnement. Le président qui a la charge d’assurer le fonctionnement régulier des pouvoirs publics, n’avait pas pris les mesures pour faciliter le renouvellement du personnel politique dans le délai prévu par la Constitution. Il est un fait qu’aucun contrôle n’a été exercé sur les activités des ministres. Les règles de la bonne gouvernance ont été bafouées. Il est impossible de savoir si les ministres avaient rempli leurs responsabilités ou non. S’il n’y a pas de parlement, il ne peut pas y avoir de budget. La Constitution ne prévoit pas qu’une branche de l’État soit en vacances.
Le budget est une loi annuelle votée par le parlement. Elle assigne des responsabilités en vertu desquelles les exécutants doivent rendre compte en fonction des engagements que le gouvernement avait pris devant les autorités de contrôle et de délégation. Dans un souci de transparence et de reddition de compte, des rapports doivent être adressés au parlement sur une base régulière dans lesquels est expliquée la façon dont les autorités gouvernementales se sont acquitté de leurs responsabilités. Les deux administrations précédentes, tout comme celle de Claude Joseph, ne sont responsables que devant le Président de qui elles tirent leur existence. Un gouvernement sans contrôle, qui n’est responsable que devant le président, l’un des chefs du pouvoir exécutif, est illégal.
La faillite de l’État
Ces responsables de facto qui exercent une mainmise sur l’administration de l’État doivent savoir qu’il n’y a pas d’autorité sans responsabilité, ni de responsabilité sans reddition de compte. Il y a une volonté de la part de ces hommes de ne pas rendre compte de leur gestion. C’est pourquoi ils vont tenter de constitutionnaliser ce comportement à travers une nouvelle Constitution qui leur assurera l’impunité dans la conduite des affaires publiques. La Constitution de 1987 avait déjà adopté les principes de la bonne gouvernance et de l’État de droit, lesquels sont élevés au rang de « critères de conditionnalité » par les institutions financières internationales pour l’octroi d’aides et de prêts aux pays en développement. Il est tout à fait impossible pour le régime actuel de transporter à travers une Constitution le banditisme d’État au niveau international. On ne peut pas déresponsabiliser ceux qui ont la charge de gérer le bien commun.
Partant de ces considérations, Haïti fait face à une crise exceptionnellement grave. Dans une telle situation, les forces morales, intellectuelles et politiques doivent inspirer la nation et tracer une nouvelle voie en proposant des solutions innovantes. Nous devons faire preuve de cohérence dans notre discours de manière à le rendre crédible et légitime.
Lorsqu’on argumente avec force que l’État a failli, cela veut dire que toutes ses institutions ont implosé. En Haïti, l’appareil d’État est constitué de trois pouvoirs. Sur la base de cette définition, il est politiquement et inconstitutionnellement impropre d’affirmer que l’État est effondré, et qu’en même temps on se tourne vers une branche de l’État pour résoudre le problème de gouvernance actuelle posé par son délabrement. Il y a dans cette approche un brouillard conceptuel qui entoure ce raisonnement et qui nous empêche de comprendre la réalité. C’est illogique de vouloir confier la gouvernance de l’État à des gens qui ont conduit à sa faillite. Dans tout échec, il y a des responsabilités à fixer. Aussi est-il indécent de récompenser les fautifs, par ignorance ou pour souci de protection d’intérêts égoïstes.
La Constitution de 1987 a confié la souveraineté nationale à trois pouvoirs. La complaisance des deux autres pouvoirs dans la mauvaise gestion publique a conduit Haïti à l’écroulement de l’État. Il est inconcevable, sous le couvert d’une transition de rupture à définir, de renouveler la débâcle à la tête de l’État, en en confiant la présidence provisoire à un juge de la Cour de cassation, membre d’un pouvoir étatique qui lui aussi n’est pas étranger à ce fiasco institutionnel. Est-ce la seule option qui nous reste ? N’y a-t-il pas lieu de chercher d’autres alternatives?
Me référant au discours véhiculé par l’opposition, j’estime que le choix du juge Mécène Jean-Louis comme Président provisoire est opposé à l’idée de solution de rupture dont parlent une majorité de partis de l’opposition et quelques secteurs de la société civile. C’est le cas de dire que « l’État est mort mais vive l’État ! » Car la faillite de l’État est celle des trois pouvoirs et ne saurait être l’œuvre unique de Jovenel Moïse.
Partout, on dénote une absence d’interrogation et de réflexion sérieuse qui frise la puérilité politique. C’est cette indigence qui nous avait conduits au choix de l’ancien Président de la Cour de cassation, Me Boniface Alexandre, à la présidence provisoire d’Haïti en 2006. L’instrumentalisation de la Cour de cassation aux fins d’intérêts partisans avait donné accès à Me Boniface à ladite Cour, comme d’ailleurs à beaucoup d’autres. Le manque de sérieux de nos gouvernants a ouvert le bal sans condition afin de permettre à n’importe qui d’y rentrer.
Je le répète, dans la Constitution haïtienne, on assiste à un déplacement de pouvoir important du législateur vers le juge comme gardien et interprète de la Constitution. Dans le rôle de sauvegarde de la Constitution, il reçoit le pouvoir de faire le procès de la loi, œuvre du législateur. Un pouvoir immense qui n’a jamais été exercé dans le sens de la sauvegarde de la démocratie et de l’État de droit en Haïti. On veut la peau de la Constitution de 1987 parce qu’on ne la comprend pas.
En ce sens, nos juges sont comparés au Conseil constitutionnel français, ainsi qu’au Conseil d’État. Mais ils sont bien plus que cela : ils contrôlent certes la constitutionnalité des lois mais ils détiennent aussi un pouvoir politique leur permettant d’intervenir dans la gouvernance publique. Comment pourrait-on confier un tel pouvoir à des juges qui ne connaissent pas la Constitution dont ils ont la charge de préserver ? N’est-ce pas une hérésie ?
Rêvons d’excellence !
Comme toutes les Cours suprêmes, la Cour de cassation d’Haïti est un espace de savoir du droit. Le lieu de la qualité et de l’excellence. On n’y rentre pas sans l’éminence. Ce n’est pas possible d’accéder à ce bastion du savoir sans avoir écrit dans le passé même une page de “ti-malice”, a déclaré avec raison le docteur Chery Blair. Le commentaire de ce Professeur est d’autant plus judicieux que dans tous les pays du monde, le choix d’un juge à la Cour suprême se fait à partir d’un contrôle de qualité très strict car il s’agit de se rapprocher de la perfection. On y nomme donc les juristes les plus émérites et au jugement sûr. La Cour de cassation est le temple des icônes et on devrait la protéger précieusement.
Afin de permettre à mes étudiants et à tous de comprendre ce qu’est la Cour suprême d’un pays, je reproduis ici avec bonheur un commentaire de Me Elizabeth Porter, agrégée de droit et vice-doyenne de l’administration académique à l’école de droit de l’Université de Washington, à la suite du décès de la juge Ruth Bader Ginsburg, membre de la Cour suprême des États-Unis. Mme Porter a rappelé les qualités intellectuelles de Me Ruth en soulignant qu’elle accordait dans ses causes une grande importance à la réflexion et à la clarté de l’écriture. Une option que partage Mme Élisabeth Vallet, directrice de l’observatoire de géopolitique à la Chaire Raoul-Dandurand et professeure au Collège militaire royal Saint-Jean : « C’est une femme qui écrit extraordinairement bien et sait choisir ses mots d’où émane une certaine musique », déclare-t-elle. Mme Vallet explique que les opinions dissidentes de la Juge Ginsburg sont d’ailleurs étudiées dans les facultés de droit, parce qu’elles représentent un chef-d’œuvre tant sur le plan juridique que de l’expressivité.
Ce concert de louanges à l’endroit de cette beauté de l’Esprit américain mérite d’être souligné car il nous enseigne comme peuple à la recherche de modèles ce qu’on devrait s’attendre d’un juge à la Cour suprême. Ces exemples tirés ailleurs nous poussent donc à rêver d’excellence. Pour l’atteindre, il faut combattre la médiocrité, ce modèle qui, malheureusement, réussit chez nous et s’y s’impose magistralement. Je souhaite qu’un jour nos juges soient placés à un niveau de prestige si haut de telle sorte que la nation et le monde judiciaire puissent les regarder avec fierté.
Dans tout pays sérieux, un comité ayant à sa tête un ancien président de la Cour suprême à qui l’on a donné la mission de travailler sur un avant-projet de constitution, doit livrer un travail de qualité digne d’une éminence. Cela veut dire que le travail du Comité consultatif indépendant devrait bénéficier d’une présomption de bonne qualité dans le public du fait de la présence de Me Alexandre Boniface. Si tel n’est pas le cas, on devra s’interroger sur l’idée que nous nous faisons de l’État et de nos institutions. De même que si le juge Mécène Jean-Louis et ses collègues de la Cour de cassation, ainsi que les sénateurs en fonction, en tant que gardiens des lois, n’ont pas jugé bon de recadrer Jovenel Moïse à l’occasion de ses diatribes contre la Constitution au point de la mettre de côté et d’en élaborer une autre, il y a de quoi de se demander quelle compréhension ont-ils de leurs fonctions ?
Tout compte fait, les failles notées dans ce projet de constitution dans lequel le Dr Josué Pierre- Louis note « une absence de génie et d’intelligence » sont la preuve que nous avons délibérément choisi de bousiller l’État en décidant de le confier à des gens et des citoyens peu imbus de leurs responsabilités.
Il n’était pas inutile de faire référence ici à ces deux éminents juristes cités plus haut en provenance de la tradition du common law. Cette comparaison est une façon de révéler notre manque de sérieux dans la conduite de l’État et de montrer que nous sommes les responsables de la défaillance du pays due à notre irresponsabilité. Ce comité a déçu la nation. Par manque de savoir-faire, l’ancien Président de la Cour de cassation a échoué là où l’on attendait de sa part une réflexion en profondeur, une voix incroyable et une grande sagesse.
Fasciné par le beau, le vrai, la qualité et l’excellence, je note une certaine satisfaction personnelle d’avoir étudié le droit dans un pays où la common law est pratiquée. S’accrochant à l’élitisme du droit, il m’est arrivé souvent en lisant un arrêt de la Cour suprême du Canada de donner raison à la fois à l’opinion majoritaire et à celle de la dissidente, tant les deux côtés les constructions juridiques sont impressionnantes.
Par-dessus tout, cela constitue pour moi un atout majeur d’être en provenance d’un pays de droit civil et un avantage concurrentiel certain le fait d’avoir une formation en common law aux termes mes études supérieures au Québec. Ce pays au carrefour de deux systèmes juridiques dominants devient une terre propice pour le droit comparé. Ce mélange de common law et de droit civil au niveau international démontre que les systèmes de droit au contact du global perdent leur virginité originelle. Le droit me semble évoluer vers une sorte de mixité de systèmes juridiques avec un avantage net pour la tradition de common law sous l’influence de laquelle sont développés les principes de la bonne gouvernance, de la reddition des comptes et de la transparence. Ce sont des valeurs à partir desquelles nous construisons nos expériences locales et au respect duquel nous devons tous concourir.
Pour un Conseil national de gouvernement de salut public
En conclusion, les partisans du projet de rupture avec Me Mécène Jean-Louis seront toujours sur la défensive parce que ce choix ne correspond pas au contexte actuel qui doit être celui de la renaissance morale, politique et intellectuelle de la nation. Notre classe politique devrait savoir que le fait de recourir à un personnage en dehors de la sphère politique pour assurer la transition, la disqualifie dans sa prétention de gérer l’État. Toute concertation au niveau de l’opposition devrait, à mon sens, aboutir à une unité de commandement. Dans le cas contraire, il faut trouver une formule plurielle qui devrait inclure une participation élargie des secteurs.
En choisissant le juge Mécène comme Président provisoire, l’opposition confie à ce dernier de manière inconsciente le rôle de leader de l’opposition. Un chef dont on ignore ses postions sur des questions d’intérêt national et son itinéraire dans la lutte démocratique en Haïti. Comment le Juge Mécène peut-il garder son poste de juge à la Cour de cassation en tant que membre d’un pouvoir d’État pendant qu’il accepte de jouer le rôle de chef de l’opposition? Cela n’a pas de bon sens !
Les leaders de l’Opposition et le concerné sont-ils conscients de ces enjeux? Dans la quête d’une solution viable à cette crise, on ne peut s’empêcher de poser cette question. Une action politique se situe toujours entre le désirable et le possible. Sans le sens de la mesure, il y a risque de basculer l’idéal en utopie irréaliste. C’est pourquoi je pense qu’il nous faut quelque chose d’extra dans ce contexte où la vie elle-même menace de s’écrouler. Le devoir de dire la vérité au peuple et aux acteurs s’impose pour sauver le pays du désastre vers lequel il se dirige tout droit en raison des calculs erronés et des conflits personnels au sein des hommes politiques et des secteurs de la société civile.
Le peuple revendicatif est toujours en mouvement et se démarque de l’incohérence de certains discours qui ne tiennent pas compte des impératifs du moment. L’unité du peuple sur le terrain est forte. On le remarque à travers les prises de position de certains leaders régionaux, comme celles de Me Andalasse Mertilus. Mais l’ambition et le goût du pouvoir de certains acteurs freinent son élan. Ainsi l’arrêt de la mobilisation du peuple contre la logique totalitaire du pouvoir est le fait des déchirements et des luttes hégémoniques au sein des des hommes politiques.
Dans cette dynamique, l’opposition doit être ouverte aux critiques et ne pas s’accrocher à des solutions qui ne marchent pas. Tenant compte de la complexité du moment, nous devons envisager des stratégies et des solutions innovantes. Parvenus à ce point critique, on doit penser à mettre sur pied un Conseil national de gouvernement de salut public. Cette proposition reste l’une des voies possibles pour réanimer les institutions minées avec la politique autocratique de Jovenel Moïse et de son équipe. Cette démarche nouvelle devrait passer par dialogue constructif. Mais par-delà ce consensus, il faut un véritable dialogue entre les Haïtiens d’une part, et les Haïtiens et la communauté internationale d’autre part, au cours de laquelle l’histoire de cette relation devra être racontée sincèrement et honnêtement. Une histoire qu’il va falloir assumer ensemble !