PORT-AU-PRINCE, mardi 6 février 2024– Ignorant tous les accords signés et avec l’appui des États-unis et de quelques groupes armés, dit-on, à tort ou à raison, Dr Ariel Henry dirige un pouvoir auquel il ne s’impose aucune limite. Il confond donc demain avec l’éternité. Sans Washington, on ne peut rien faire, mais avec lui, on peut tout faire. Il est le seul maître du temps politique chez nous, la seule réalité autour de laquelle le pouvoir de facto et l’opposition de facto gravitent.
Pour l’instant, Washington badine et laisse faire et on suppose que l’attitude de l’Oncle Sam – ou inaction – correspond à son calendrier programmatique. L’accord du 21 décembre 2022 a été salué par la communauté internationale sous la houlette des États-unis comme un « pas décisif » mais toutefois celle-ci estimait que d’autres restaient à franchir. Mais comment avancer quand la pratique de la politique chez nous est celle du bannissement et de la destruction de l’autre : la faculté d’agir ensemble nous fait défaut. Et c’est cette incapacité d’agir en faveur du bien commun qui mine le pays.
Pendant cette transition, la plus longue depuis 1986, qu’est-ce qui a empêché Ariel Henry de mettre en place un Conseil électoral pour organiser des élections dans le pays ? Personne! S’il l’avait fait même après la conclusion du dernier accord, cette décision aurait été interprétée comme l’annonce de la fin de la transition et du retour à la normalisation de la vie institutionnelle et démocratique du pays.
Après l’échec des deux accords politiques, les tuteurs internationaux qui contrôlent tout sur le terrain à cause de l’effondrement total d’Haïti, doivent réaliser que cette équipe à la direction du pays est incapable. Les mouvements de protestation qui se multiplient à travers le pays, indiquent que le gouvernement actuel a perdu toute crédibilité pour faire avancer quoique ce soit. Son incapacité à juguler la violence des gangs est d’une extrême gravité car cette criminalité exponentielle, organisée risque de tout emporter. Le temps est venu de conjurer une bonne fois la soi-disant fatalité de l’échec dans la gouvernance de notre pays, en orientant résolument nos forces vives vers les buts supérieurs de paix et de prospérité
La boucle est bouclée. Le pays piétine sur place à cause de l’effondrement éthique et intellectuel des élites qui se barricadent derrière un rempart de certitudes les empêchant de comprendre les choses afin d’agir en conséquence. Leur déchéance a conduit le peuple à voter pour des leaders incompétents. Ce qui explique que les discours violents et anti-démocratiques soient si populaires dans notre société, le sens de l’éthique étant absent.
Échec partagé
On attribue la responsabilité de l’échec de l’accord du 21 décembre 2022 au Premier ministre de facto. Mais il n’est pas le seul fautif. Ce texte engageait aussi la responsabilité de l’opposition, même si celle-ci ne l’a pas signée, dans la mesure où il avait prévu le dialogue continu avec toutes les parties prenantes pour élargir le consensus. C’est sur cette base d’ailleurs que toute l’année 2023 ont eu lieu des négociations politiques entre signataires et non signataires en vue de trouver une solution plus large et plus consensuelle. Cet accord était donc imposable à tous et il revenait à tout le monde de le rendre applicable. D’ailleurs, même la communauté internationale n’impute pas la responsabilité de l’échec uniquement à Ariel Henry mais à l’ensemble de la classe politique haïtienne qui, par sa conduite, a constitué – et constitue encore – un obstacle au dialogue, donc une menace à la paix.
Si la responsabilité est partagée entre les acteurs impliqués dans la résolution de la crise, il faut toutefois reconnaître que ceux qui exigent le départ du Premier ministre le 7 février 2024 au motif parce qu’il n’avait pas réussi à remettre le pouvoir à des autorités élues, n’ont eux-mêmes jamais voulu la mise en œuvre de cet accord. Leur stratégie dès le départ a été de mettre en place une autre transition, la leur. On doute que cette position ait évolué. D’ailleurs, comment l’opposition peut-elle reprocher à Ariel Henry de n’avoir pas respecté un accord qu’elle même a toujours refusé de signer? Comme a dit feu Leslie Manigat, « les Haïtiens doivent sincériser la politique comme on sincérise les prix en économie ». Il existe trop de faux jetons dans cette classe politique à court d’idées, de solutions et de projet.
Quoi qu’on dise, le 7 février 2024 ne sera pas une date fatidique, encore moins la célébration de la démocratie. Mais ce serait peut-être un moment où la nation et le gouvernement de facto actuel doivent prendre acte de manière courageuse de la chute finale de cette transition chaotique qui a transformé Haïti en un non-État. La preuve, il n’y reste plus rien, sinon que l’angoisse.
La défaite de cette transition chaotique est due au fait que pendant 31 mois le gouvernement que dirige Dr Ariel Henry n’a pas mis en place l’institution électorale appelée à organiser les élections. C’est une défaite colossale. Quoiqu’on pense des causes profondes de ce désastre, pour demeurer dans la pensée de Marc Bloch, l’un des fondateurs en 1929 des « Annales d’histoire économiques et sociales » avec Lucien Febvre, la cause directe est donc celle de l’incapacité du Premier ministre à rassembler les acteurs dans une unité d’actions. À un moment où le mécontentement est général avec le risque qu’il se transforme en révolte généralisée, rester au pouvoir dans ces conditions pour assurer la gestion de la défaite qui est pire que la défaite elle-même, traduit un manque flagrant de responsabilité.
Une détresse humaine inédite
Cette catastrophe politique à laquelle vient s’ajouter une détresse humaine inédite des populations haïtiennes, s’explique par l’inaction d’une équipe au pouvoir plus soucieuse de se pérenniser et de faire de l’argent que de réaliser des actions utiles qui pourraient contribuer au bonheur national. La compétence est une question d’efficacité, de performance et de résultats. C’est pourquoi les intellectuels de haut vol doivent cultiver le rapport entre la pensée et l’action ; et surtout l’action positive, puisqu’il s’agit ici de la gestion d’une république. Vu sous l’angle de l’efficacité de l’action politique, les premières défaites ont été toujours intellectuelles, dit Marc Bloch dans son ouvrage intitulé « L’étrange défaite ». La plus grande erreur d’un peuple, c’est de laisser à des âmes animales, donc irresponsables, le pouvoir de décider dans une république. Le peuple haïtien doit prendre conscience de cet état de fait.
L’inaction des uns et des autres depuis 31 mois a fait que le désastre est devenu incommensurable! Tout s’effondre. Qu’on ne s’y trompe pas! Le gouvernement actuel n’a pas les moyens de se sauver. Partez tous, tel est le cri du peuple meurtri.
Dans la perspective de l’histoire ou de l’action sur long terme, on ne doit pas perdre espoir. Il s’agit d’abord de se demander comment faire naître de nouvelles espérances après cette longue et sombre période de transition? Et aussi voir dans quelle mesure nous sommes encore capables d’un petit geste d’humanité, en concluant une entente pour empêcher les Haïtiens et Haïtiennes de mourir dans cette guerre dans laquelle ils se trouvent et qu’ils n’ont pas eux-mêmes déclenchée? Une guerre fratricide, stupide, dans laquelle on tue, assassine quelqu’un qu’on ne connaît pas et avec qui on a aucun problème personnel. On assassine l’autre parce qu’on le nie tout simplement. Quelle inhumanité a conduit notre société à l’abîme de son mal?
Faux débat
Le temps d’Ariel Henry a été un temps dans l’histoire. Et l’histoire a été tout ce qui était possible à un moment de la durée. Le débat autour d’un exécutif bicéphale ou monocéphale dans un ordre démocratique et constitutionnel effondré, anéanti, n’a pas de sens. C’est du bricolage juridique. La fonction du chef du gouvernement n’a pas de justification constitutionnelle en dehors de l’inexistence des autorités parlementaires investies de la mission de contrôle, juridictionnelle et d’élaboration des lois. Une gouvernance à deux têtes n’est possible que par l’application des articles 134-1, 137 et 158 de la Constitution. Comme le droit n’y est pas, on tourne en rond. Une gouvernance à deux n’est possible dans un cadre constitutionnel, c’est-à-dire que si on donne au peuple le droit d’exercer sa souveraineté dont il est le dépositaire exclusif (art 59 et 59 de la const).
Dans ces deux options, la Loi fondamentale est inopérante dans sa validité intégrale. Une constitution-zombie, mort-vivant, pour répéter l’historien Leslie Manigat, c’est elle qu’on veut appliquer quand il n’y a plus d’institutions pour la mettre en œuvre, oubliant que le plus grand bien au plus grand nombre demeure le respect des libertés individuelles et des droits fondamentaux auquel cette Charte fondamentale consacre tout un chapitre. La persistance aveugle de ce débat traduit l’effondrement intellectuel du personnel politique haïtien. Un manque de solidité intellectuelle qui exige le renouvellement du bricolage juridique qui a été appliqué après le renversement inconstitutionnel du président Jean-Bertrand Aristide en 2004.
La répétition de la transition, bien qu’elle soit un échec à la démocratie, n’est cependant pas un temps mort, une période sèche en termes d’innovation et de production normative, dans la mesure où ce débat utile peut tracer la voie vers une modernisation législative. Comme on le constate, les gouvernants qui se sont succédé n’ont rien à leur actif. Sans un bilan de satisfaction, la minorité politique de droite comme de gauche, qui pète dans la soie et de surcroît machiavélique, risque de subir le dechoukaj de la majorité souffrante et vulnérable, des « grandes masses historiques », concept si cher à l’auteur du “Capital”. D’ailleurs cela a même déjà commencé. Mais rien ne justifie la violence, la destruction des vies et des biens des citoyens, pas même la révolution, a écrit Albert Camus. L’échec de notre pays est dû en grande partie à nos révolutions en permanence. Trop de révolutions tuent, écrivait l’ancien ministre des Finances et romancier haitien Frédéric Marcelin. Donnons plutôt une chance à la démocratie de triompher !
Je le dis depuis longtemps, c’est un malheur pour Haïti de disposer de plus de politiciens que d’industriels, d’ingénieurs, d’agronomes. Une nation ne compte que par le nombre de ses entrepreneurs, de ses scientifiques, de ses professeurs de sciences, de ses professionnels diplômés des écoles techniques, des industriels. Haïti est devenue de plus en plus pauvre à cause de l’hémorragie de sa matière grise. Seule la prospérité, la croissance et le développement économique sont capables d’initier le peuple aux pratiques modernes et démocratiques.
Dans un esprit humaniste, il faut aujourd’hui faire un effort lucide pour trouver une solution politique avec tout le monde sans exclusivisme. Si on ne le fait pas, on risque de voir l’année 2024 terminer sans un président élu, avec un parlement et des autorités au niveau des collectivités territoriales. C’est le sacrifice que nous devons faire pour sauver des vies haïtiennes et retourner au vivre ensemble et en harmonie.
Sonet Saint-Louis av
Professeur de droit constitutionnel et de méthodologie de la recherche juridique à la Faculté de droit et des sciences économiques de l’Université d’État d’Haïti.
Faculté de droit, 5 février 2024.
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