Face à l’international, faisons l’histoire que nous voulons!

Me Sonet Saint-Louis, professeur de droit constitutionnel

 

Le soutien à peine voilée du Département d’Etat, la semaine dernière, à travers son porte-parole Ned Price, au président Jovenel Moise en fin de mandat constitutionnel fait l’objet du dernier article du professeur de droit constitutionnel, Me. Sonet Saint-Louis. Il invite l’opinion publique nationale à ne pas céder aux chants des sirènes et à avoir une nouvelle vision des relations internationales. 

Par Me. Sonet Saint-Louis,

Après le « soutien » indirect du département d’État américain concernant la fin du mandat présidentiel, un vent d’agacement a soufflé au sein de l’opinion publique nationale et des différentes oppositions. « Ne paniquons pas ! », lance le professeur de droit constitutionnel, Me Sonet Saint-Louis, qui explique pourquoi il ne faut pas céder à l’affolement et à la déroute.

Pourquoi une déclaration de la diplomatie américaine provoque-t-elle autant de panique dans l’opposition haïtienne, et de la jubilation, dans le camp du pouvoir ? La raison est que le « Blanc » est chez nous à la fois le Pouvoir et l’Opposition. Le pays est tellement délaissé par les nationaux que l’étranger devient le personnage qui oppose et qui gouverne à notre place et aussi celui qui suggère et impose des solutions, souvent inadaptées au cas d’Haïti.

C’est un véritable problème aussi bien pour notre évolution en tant que peuple que pour le développement moral, technique et économique de notre pays. C’est la raison pour laquelle que, pour sortir de ce stade infantile dans laquelle nous sommes bloqués, il faut changer de paradigme ou imposer une autre vision d’Haïti.

Pour y arriver, il faut un peuple debout, avec des dirigeants qui ont le sens de l’intérêt national. Une nouvelle vision des relations internationales doit nous amener à élargir nos cadres de discussions. Par exemple, nous devons dialoguer avec les universités américaines, les sociétés civiles des pays avancées, notamment le monde des artistes, les organisations de foi et caritatives, les ONGs, les multinationales, les organisations des droits humains, car la mondialisation à créé d’autres pôles de pouvoir que ceux qui avaient traditionnellement le levier sur tout, comme les États.

Dans les États modernes, les barrières du racisme et de l’intolérance sont en train d’être abattues. Le monde se découvre dans sa diversité culturelle et linguistique. Le milieu rural s’urbanise, tout un chacun réclame son « droit à la ville ». C’est un tournant ! Une reconversion. Le monde est tout autre, comme le sont devenus le droit et les relations internationales à notre époque. C’est la pluralité. L’avènement de la post-modernité. Nous devons prendre le train en marche et participer intelligemment à ce vaste ensemble global afin de pouvoir cerner un nouveau futur pour Haïti dont les populations locales ressentent l’impérieuse nécessité.

Malheureusement, nous agissons mal. Égoïstement. Dans l’espace politique, nous nous battons tous les jours pour rester en position hégémonique et pour uniquement conserver nos intérêts et nos privilèges. Mais jamais nous n’avions pour objectif le triomphe du bien commun, toute chose qui passe par la mise à mort du système traditionnel en décomposition au sein duquel l’étranger est évidemment le maître.

À chaque fois, brutalement les États-Unis nous taclent. Que de fois le puissant voisin du Nord nous a imposé un système de gouvernement anti-national ! La mainmise internationale sur Haïti est totale parce que ceux qui sont au-devant de la scène ne sont pas toujours dignes pour défendre Haïti et les intérêts nationaux. Avec des représentants aussi indignes, il n’est guère étonnant que nous ayons le plus grand mal à bannir le régime inhumain aux commandes chez nous depuis environ d’une décennie.

Les rapports entre Haïti et les États-Unis, comme l’a noté avec raison le professeur Leslie Manigat, ont été historiquement toujours caractérisés d’un côté par la domination brutale, et de l’autre la soumission à cause de nos niveaux de développement inégal mais surtout à cause de l’indignité nationale dans laquelle nous sommes confortablement installés. Nous ne pouvons pas sortir de notre grave situation sans un minimum de patriotisme, de grandeur et de courage.

Les juges auraient dû prendre position
Beaucoup s’étonnent que les juges de la Cassation, membres d’un pouvoir d’État co-dépositaire de la souveraineté nationale, faisaient ouvertement campagne pour la présidence provisoire de la transition alors qu’ils avaient refusé en tant que protecteurs de la Constitution de se prononcer sur la fin du mandant du Président Moise ? C’est le cas de dire que le niveau d’engagement et de courage de ceux qui ont le pouvoir de décider ou de faire bouger les choses est décidément on ne peut plus insignifiant. C’est ce manque de courage qui a conduit à ce que l’Exécutif défunt à procéder à l’arrestation du magistrat Ivikel Dabresil, juge à notre Cour suprême, en violation des articles 186 de la Constitution et 380 du Code d’instruction criminelle pour complot contre la sûreté intérieure de l’État. Étant que membres d’un pouvoir d’État indépendant fondé sur le principe de la séparation des pouvoirs, les juges de la Cour de Cassation dans leur rôle de sauvegarde de l’autorité de la Constitution sont couverts par l’immunité judiciaire tant pour leurs œuvres que pour leur propre personne. Cette immunité est la principale garantie de la protection des droits des citoyens. Cet acte abominable est l’exemple que nous avons atteint le tréfonds de l’abîme. C’est la suprême indécence !

Qu’est-ce qui explique cette prise de position tardive du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire dans la crise ? Comme l’a bien rappelé Docteur Chéry Blair, depuis des mois, on a parlé, écrit des articles et on ne nous a pas écoutés. Dans leur silence face aux dérives dictatoriales de Jovenel Moise, les juges sont complices. La Cour de cassation ne voulait pas jouer son rôle de gardienne du respect de la constitution, de la loi et des droits fondamentaux des citoyens. Les juges ne doivent et peuvent pas s’indigner puisqu’ils se préparaient à appliquer les décrets liberticides et répressifs du pouvoir « tèt kale » contre la population et les opposants politiques. Il y a certainement trop à en redire mais la gravité de la situation exige la mise en commun des énergies positives pour tenter de faire front à l’inacceptable.

Ce moment est à l’unité. Or ce qui choque le bon sens, c’est que nous assistons à une guerre de caciques qui empêche la nation de retrouver son unité historique pour faire face à cette adversité. On a marre des chamailleries, de l’orgueil mal placé des uns et le comportement calculeux des autres. Le problème est en partie là. On a l’impression que ces gens-là ne comprennent le danger du maintien du statu quo qui brise les vies et gâche les potentialités des générations futures. Par manque de patriotisme et de détermination, ils sont en train de jouer avec l’avenir du pays.

Nous avons besoin d’un partenariat pluriel
Je ne cesse de répéter que l’antiaméricanisme est stérile et contre productif. Les États-Unis comptent dans le monde et doivent aussi compter pour Haïti. Ce qu’il nous faut, c’est de construire un nouveau partenariat avec les Américains, les Canadiens, les Français, les Russes et les Chinois, bref tous ceux qui sont sensibles au cas haïtien et à notre détresse et qui sont prêts à nous aider pour sortir le pays de la pauvreté et du sous-développement. Mais il y a certes à l’étranger comme en Haïti des Haïtiens compétents et valables à même de définir le schéma directeur du développement chez nous et de proposer, mieux même que l’étranger le plus intentionné, les meilleures solutions à nos problèmes. Cette orientation nouvelle ne peut être que celle des modernes.

Je n’encourage pas l’exclusion. Les élites politiques économiques et sociales se renouvellent de partout. À partir de l’analyse du passé, elles projettent un futur qui prend en compte les valeurs fondamentales de leurs sociétés. Ce n’est pas une bataille de jeunes contre les vieux, mais il s’agit de pourvoir à des idées neuves. Pour ce faire, une bonne analyse du passé s’impose. Aujourd’hui, nous avons besoin d’hommes et de femmes qui peuvent participer à une nouvelle communication politique au sens habermasien du terme, mais aussi à un nouvel engagement politique, pour répéter mon ami philosophe Kela Vales, ancien camarade en philosophie à l’École normale supérieure.

Il est vrai que nous avons été victimes pendant plus d’un siècle du comportement dominateur des États-Unis. Mais il n’existe pas de fatalité dans les rapports entre les deux pays. L’avenir des relations haïtiano-américaines sera ce que nous voulons qu’elles soient, à condition que nous acceptions de faire l’histoire comme nous l’entendons. Nous devons bien admettre que de tous temps, dans les relations internationales, ce ne sont pas forcément les solutions les plus justes et équitables qui triomphent mais celles du plus fort. Et si la raison est toujours là, elle n’est pas toujours nécessairement la meilleure. C’est pourquoi un pays comme Haïti, dans ses relations avec les puissances de l’heure, doit aligner des dirigeants extrêmement compétents, sérieux et patriotes pour qu’elle ne soit pas toujours et nécessairement et éternellement la grande victime. Il faut d’ailleurs que nous cessions de nous placer dans la position victimaire mais de nous imposer plutôt, notre histoire glorieuse pouvant nous servir de catalyseur. Nous devons réaliser que nous sommes des hommes et des femmes capables de façonner l’histoire. Dans cette perspective, les jeunes qui sont bien formés et qui ont une conscience sociale élevée, doivent s’impliquer davantage dans les luttes politiques en réalisant que le passé a été tout ce qui était un jour humainement possible.

Évitez tout excès de nationalisme
Ce qui finalement on doit retenir, c’est que la position américaine, qu’elle soit fausse, truquée, déformée ou intéressée, importe peu. En relations internationales, les Américains, dans leur pragmatisme, n’ont pas d’amis ni d’ennemis permanents. Dans chaque situation, ils déterminent avant tout les intérêts des États-Unis. Il n’y a pas de débat sur la date de la fin de mandat du président Moïse. Le porte-parole du département d’État fraîchement arrivé à ce poste et mal imbu de la question haïtienne, reprend un verset tiré des rapports de Madame Michèle Sison et de Madame Hélène Lalime de l’ère Trump.
Nous devons réfléchir froidement en évitant tout excès de nationalisme primaire, débridé et incontrôlé, qui pourrait, à cause de notre incompétence, exacerber inutilement les tensions entre les deux pays. Une situation qui, en raison de la faiblesse d’Haïti, pourrait lui être préjudiciable à bien des égards. La coopération internationale est utile. Nous en avons terriblement besoin pour faire face au dilemme haïtien. Certes nous ne pouvons pas nous en sortir sans l’effort national mais compte tenu de nos retards technologiques, la solidarité internationale sera toujours la bienvenue.

C’est le rapport de forces sur le terrain et le développement des situations intérieures qui détermineront la position finale des États-Unis dans la crise actuelle. Donc, il faut faire bouger les lignes internes en mettant en confiance les masses rurales et urbaines pour recadrer la lutte et lancer la bataille finale. Le monde a évolué et continue de changer.

En conséquence, aucun empire, aucune puissance étrangère, quelque soit son importance tant au niveau global que régional, ne peut garder un gouvernement en vie contre la volonté de son peuple ; notre époque étant irrémédiablement celle de la démocratie, de l’État de droit et l’égalité de droit comme finalité de l’histoire. De même, l’histoire nous a montré qu’aucune armée au monde n’est jamais arrivée à vaincre la résistance de son peuple. Nos hommes au pouvoir se trompent d’époque. Au bout de ce petit bout de chemin qui nous reste à faire, à chacun sa contribution. La dictature n’a pas de limite et doit être maîtrisée. Mettons-nous ensemble pour la combattre !