PORT-AU-PRINCE, mardi 22 avril 2025, (RHINEWS)-Dans l’histoire d’Haïti, rares sont les dates qui concentrent autant de puissance symbolique que le 22 avril. Ce jour, célébré pendant près de deux décennies par le régime des Duvalier, n’est pas seulement un repère du calendrier politique : il incarne un culte d’État fondé sur la peur, la soumission et la divinisation du pouvoir personnel. D’abord instrumentalisé par François Duvalier, puis sacralisé lors de l’intronisation de son fils Jean-Claude, le 22 avril demeure un archétype de la manipulation historique dans un contexte autoritaire.
Le 22 avril 1964 marque le couronnement absolu de François Duvalier, qui fait adopter une Constitution sur mesure lui conférant le statut de président à vie. Ce changement n’est pas une simple réforme administrative : c’est une transfiguration politique. À travers une mise en scène minutieusement orchestrée, Duvalier impose l’idée que sa personne se confond avec la nation elle-même. Son visage devient un totem, son autorité une essence. Dans les quartiers de Port-au-Prince comme dans les recoins les plus reculés du pays, des cérémonies obligatoires, des discours ampoulés et des actes de contrition publique rythment la journée. L’État s’approprie l’émotion collective, transforme le souvenir en allégeance et le passé en prophétie.
Le choix du 22 avril n’est pas arbitraire : il correspond à la volonté de Duvalier de créer un nouveau temps politique, un temps qui commence et finit avec lui. Le référendum truqué de 1961 avait déjà préparé cette transition, mais c’est en 1964 que l’acte fondateur est posé. Ce jour devient une commémoration annuelle obligatoire, ponctuée de slogans tels que : « 22 avril : naissance d’une ère divine », ou encore « Papa Doc, flambeau de l’éternité nationale ». Ce n’est plus de politique qu’il s’agit, mais de foi imposée.
La construction de cette date culmine avec l’intronisation de Jean-Claude Duvalier le 22 avril 1971, au lendemain du décès de son père. En pleine nuit du 21 avril, le pays apprend la mort de Papa Doc par voie radiophonique, et dès l’aube suivante, le jeune Jean-Claude, à peine 19 ans, est hissé au rang de président à vie par décret. Le calendrier symbolique est conservé : le fils monte sur le trône le même jour que celui où son père l’avait sanctuarisé. L’effet est doublement puissant : il s’agit de préserver l’illusion de continuité tout en conférant au 22 avril une dimension quasi-mystique de résurrection du pouvoir.
Ce 22 avril 1971, le Palais National est envahi par des délégations triées sur le volet, des prêtres vaudous dissimulés sous des habits civils, des notables contraints de prêter allégeance à l’héritier. Dans les écoles, les enfants doivent recopier 100 fois la phrase : « Merci Papa Doc pour nous avoir laissé Baby Doc. » La transition n’est ni démocratique ni institutionnelle : elle est rituelle.
La répétition annuelle du 22 avril transforme l’histoire en dogme. L’État contrôle le récit, interdit toute lecture critique, et punit par la terreur toute remise en question. Pour beaucoup de familles haïtiennes, cette date devient synonyme de silence imposé, d’obligation de participation aux messes officielles, de peur d’être absent aux défilés patriotiques.
Mais la mémoire collective ne s’efface pas si facilement. Après la chute du régime en 1986, le 22 avril est peu à peu déserté par le pouvoir, banni des calendriers officiels. Toutefois, dans certaines zones rurales et parmi les nostalgiques du duvaliérisme, cette date reste célébrée de manière confidentielle, comme un vestige du passé autoritaire.
Aujourd’hui, le 22 avril continue de résonner dans les débats sur la mémoire, la réconciliation et la justice. C’est une date qui divise, qui blesse, mais qui rappelle aussi la nécessité de rompre avec le mythe du pouvoir providentiel. Car tant que l’on continuera à commémorer des hommes au lieu de principes, la démocratie haïtienne restera vulnérable aux dérives du culte et à la répétition du pire.