Par Jude Martinez Claircidor
PORT-AU-PRINCE, vendredi 25 avril 2025 (RHINEWS)-En ces temps d’effondrement, où l’État haïtien chancelle et où le tissu social se délite sous le poids de la violence, de la migration et du désespoir, le peuple haïtien – sur l’île comme dans sa vaste diaspora – s’accroche à ce qu’il peut encore appeler « victoire ». Chaque percée d’un compatriote sur la scène internationale devient une lumière dans la nuit, un baume collectif contre les stigmates qui accablent l’image d’Haïti.
Les figures comme Melchie Dumornay, étoile du football mondial, Leenchee Excellent alias Cheffe Leen, GessicaGénéus, Naomi Osaka, ou encore Gaëlle Bien-Aimé – chacune dans son domaine – ont été élevées au rang de symboles. Leurs succès ne sont pas seulement des triomphes personnels : ils incarnent un espoir commun, une réaffirmation que « le Haïtienest capable », malgré tout.
C’est dans ce climat que l’affaire Fabrice Rouzier vs Joé DwètFilé et Burna Boy est venue électriser l’opinion publique. Le producteur haïtien, Fabrice Rouzier, gardien éminent du patrimoine musical national, accuse les artistes d’avoir repris sans autorisation des éléments de sa chanson Je Vais, issue de l’album Haïti Troubadour (2002), pour en faire le tube planétaire 4 Kampé. La plainte, déposée devant un tribunal fédéral de New York, vise également des maisons de production et de distribution internationales, ainsi que des figures culturelles telles que Daniel Fils-Aimé, alias Tonton Bicha.
Si le droit d’auteur et la propriété intellectuelle doivent être respectés – et personne ne nie la légitimité de Rouzier sur ce point –, c’est le moment choisi pour livrer bataille qui divise. Nombreux sont ceux qui, dans la communauté haïtienne, estiment que cette procédure judiciaire tombe mal. En effet, 4 Kampé, dans sa version initiale comme remixée avec BurnaBoy, a eu un impact immense : plus de 50 millions de vues cumulées sur les plateformes, une viralité impressionnante, et surtout, une visibilité inédite pour le compas haïtien.
Des icônes comme Madonna ont dansé sur le morceau sur TikTok, contribuant à sa diffusion mondiale. Le footballeur Eduardo Camavinga, du Real Madrid, a lui aussi été filmé en train de vibrer sur les sonorités du morceau. Pour une jeunesse haïtienne désenchantée, cette chanson devenait soudain un chant d’appartenance, une bannière dansante, un appel à l’exaltation identitaire.
Dès lors, la plainte de Rouzier, bien que juridiquement recevable, peut paraître symboliquement contre-productive. Elle s’inscrit à contretemps d’un élan d’unité et de visibilité culturelle. Au lieu de célébrer cette percée, elle semble fracturer le récit collectif, en ciblant un artiste d’origine haïtienne qui, justement, contribue à propager la culture créole sous une forme contemporaine et transnationale.
Le mélange de R&B, de zouk, de compas et d’afrobeat porté par la chanson 4 Kampé traduit une esthétique diasporique contemporaine, en résonance avec les aspirations d’une jeunesse haïtienne éclatée aux quatre coins du monde. Ce croisement des genres, entre tradition et modernité, projette la musique haïtienne dans de nouveaux espaces de visibilité.
Dans le contexte actuel, l’affaire judiciaire opposant l’auteur de la version originale à ses repreneurs devient le théâtre d’un affrontement narratif : d’un côté, la revendication légitime d’un créateur soucieux de défendre ses droits ; de l’autre, l’élan symbolique d’un succès qui cristallise les espoirs et la fierté d’un peuple en quête de reconnaissance.
Ce glissement est préoccupant. En se transformant, aux yeux du public, en un affrontement entre le passé et l’avenir, entre l’orthodoxie et l’audace créative, entre autorité et liberté, cette affaire risque de fragiliser la transmission culturelle qu’elle entend protéger. De nombreux observateurs estiment qu’une approche de médiation ou de collaboration aurait pu être envisagée, particulièrement avec un artiste qui revendique fièrement ses racines créoles, et dont le titre 4 Kampé s’inspire d’une expression profondément haïtienne. Ces mots, popularisés par le comédien humoriste Ti Bato, icône de la scène comique, ancien accrocheur du groupe Mizik Mizik, ont été magnifiquement intégrés dans l’univers de Haiti Troubadour, notamment dans le prêche mémorable de Tonton Bicha dans la chanson Je vais.
Dans une époque où chaque flamme de lumière est précieuse, où chaque succès est amplifié par le besoin vital de croire encore, cette affaire rappelle que les combats juridiques ne sont jamais neutres dans l’espace symbolique. Rouzier a sans doute raison sur le fond, mais il risque de perdre sur la forme, et plus encore, de nuire à la cause plus grande de la culture haïtienne : celle de rayonner malgré les ruines, de bâtir une mémoire vivante, et de transformer la douleur en musique.