CAP-HAÏTIEN, (Haïti), samedi 19 avril 2025 (RHINEWS)– La compagnie de croisières Royal Caribbean a annoncé ce vendredi la suspension temporaire de toutes ses escales à Labadie, site touristique emblématique situé sur la côte nord d’Haïti. Cette décision fait suite à l’avertissement de niveau 4 (« Ne pas voyager ») émis par le Département d’État américain, dans un contexte de violence extrême alimentée par des groupes armés, notamment l’organisation terroriste “Viv Ansanm”, et d’instabilité politique persistante.
Quatre navires de la flotte de Royal Caribbean sont concernés par cette mesure : Voyager of the Seas, Oasis of the Seas, Adventure of the Seas et Odyssey of the Seas. Ces paquebots seront redirigés vers d’autres ports des Caraïbes, notamment Nassau (Bahamas) et Puerto Plata (République dominicaine), contournant les eaux haïtiennes pour une durée indéterminée.
« Par mesure de précaution, nous avons pris la décision de suspendre temporairement nos escales à Labadie. Nos passagers ont déjà été informés », a déclaré un porte-parole de Royal Caribbean à Newsweek, citant une déclaration relayée par Cruise Radio.
Le Oasis of the Seas, qui devait accoster à Labadie ce jeudi, a été dérouté vers Nassau, tandis que le Voyager of the Seas mettra le cap sur la République dominicaine. Ce n’est pas la première fois que Royal Caribbean suspend ses escales à Haïti : une mesure similaire avait été adoptée à l’été 2024, les activités n’ayant repris qu’en septembre de la même année.
Cette nouvelle suspension illustre la perte de confiance croissante des opérateurs touristiques internationaux vis-à-vis d’Haïti, malgré les efforts de sécurisation du site de Labadie, généralement isolé du reste du pays. L’île privée, louée par Royal Caribbean depuis les années 1980, reste pourtant l’un des rares pôles touristiques à avoir accueilli régulièrement des visiteurs étrangers ces dernières années.
Mais pour l’économie locale de la région Nord, cette suspension représente un coup dur immédiat. Chaque escale de croisière injectait des revenus directs dans les communautés avoisinantes : fournisseurs, artisans, guides, transporteurs et employés de la chaîne logistique. Des centaines d’emplois directs et indirects dépendent de cette activité maritime. La décision de Royal Caribbean vient donc porter un nouveau coup à une région déjà en proie à l’isolement économique, aggravant l’exode des jeunes et la précarité des familles qui vivaient des retombées du tourisme côtier.
La situation sécuritaire nationale s’est brutalement détériorée. À Port-au-Prince, des gangs armés contrôlent désormais de larges portions de la capitale. Depuis 2023, l’organisation criminelle “Viv Ansanm” mène des opérations coordonnées dans plusieurs quartiers stratégiques, paralysant l’activité économique et rendant impossible tout déplacement sécurisé. Les enlèvements, les attaques ciblées, les pillages de convois humanitaires et les combats entre factions rivales ont transformé de vastes zones en territoires de non-droit.
Cette insécurité galopante compromet fortement le tourisme en Haïti. Plusieurs compagnies aériennes américaines — dont American Airlines, JetBlue et Spirit Airlines — ont suspendu leurs vols vers Port-au-Prince et Cap-Haïtien. La diaspora haïtienne, qui constitue un vivier important de visiteurs réguliers, se voit contrainte d’annuler ou de reporter ses déplacements. L’ambassade des États-Unis à Port-au-Prince a par ailleurs renouvelé ses alertes cette semaine, signalant un risque élevé de violences lors des manifestations, impliquant parfois des affrontements entre la police, des protestataires et des éléments criminels.
À cette crise sécuritaire s’ajoute l’absence d’une politique publique de développement touristique. Depuis plusieurs années, aucune stratégie nationale cohérente n’a été mise en œuvre pour structurer le secteur, renforcer les infrastructures ou accompagner les initiatives locales. Le ministère du tourisme, sous-financé et sans réelle capacité opérationnelle, n’a pas lancé de campagnes internationales de promotion ni développé de partenariats publics-privés durables. Les projets pilotes dans des zones pourtant prometteuses comme Jacmel, Cap-Haïtien ou la Côte des Arcadins restent inachevés ou à l’abandon.
Haïti, longtemps surnommée “la perle des Antilles”, n’en possède pas moins un potentiel touristique exceptionnel. Doté d’un climat tropical agréable toute l’année, le pays regorge de paysages spectaculaires allant des plages immaculées de l’Île-à-Vache aux montagnes majestueuses du Pic Macaya. Son patrimoine historique unique dans les Caraïbes, incluant la Citadelle Laferrière et le Palais Sans-Souci — tous deux inscrits au patrimoine mondial de l’UNESCO — témoigne d’une richesse culturelle rare.
La culture haïtienne, façonnée par un héritage africain, européen et autochtone, attire également les passionnés d’art, de musique (compas, rara, jazz créole), de gastronomie et de traditions populaires. Des festivals locaux au Carnaval de Jacmel, l’expérience haïtienne reste, pour ceux qui l’ont vécue, d’une authenticité inoubliable.
Dans les années 1950 et 1960, Haïti figurait parmi les destinations les plus prisées des Caraïbes, attirant artistes, intellectuels et têtes couronnées. Mais les décennies suivantes, marquées par les dictatures, les coups d’État, la corruption et l’absence de gouvernance stable, ont fait glisser le pays en marge du circuit touristique mondial.
Les catastrophes naturelles ont aggravé le déclin. Le tremblement de terre de 2010 et les ouragans récurrents ont ravagé les infrastructures hôtelières et routières, sans qu’un plan de reconstruction intégré ne voie le jour. Le manque d’investissements dans les services de base, les liaisons interrégionales et la sécurité des visiteurs a achevé de fragiliser un secteur pourtant porteur.
Malgré ce sombre tableau, de nombreux acteurs s’accordent à dire que la relance du tourisme haïtien reste possible, à condition de réunir plusieurs conditions essentielles. La première est le rétablissement de la sécurité, sans lequel aucun développement durable ne peut être envisagé. Ensuite, des investissements ciblés dans les infrastructures touristiques — aéroports régionaux, routes côtières, énergie, télécommunications — doivent être déployés, en particulier dans les zones les plus attractives et encore relativement stables.
Enfin, la revalorisation de l’image du pays à l’international, via des campagnes stratégiques et la mise en réseau des opérateurs locaux, serait cruciale pour reconstruire la confiance. Le développement du tourisme culturel, historique, religieux ou écologique, soutenu par une diaspora prête à investir, pourrait faire d’Haïti un exemple de tourisme résilient en contexte post-crise.
Économiquement, les enjeux sont considérables. Le tourisme pourrait générer des recettes en devises, créer des milliers d’emplois directs et indirects, dynamiser l’artisanat local, l’agriculture et les services, tout en favorisant l’intégration des jeunes et des femmes dans l’économie formelle. Comparativement à la République dominicaine ou à la Jamaïque, où le tourisme représente jusqu’à 30 % du PIB, Haïti plafonne à moins de 1 %, illustrant l’ampleur du potentiel inexploité.
Mais tant que la violence perdure, que l’État reste absent et que les lignes aériennes et maritimes suspendent leurs opérations, le rêve d’un tourisme haïtien renaissant restera suspendu. La suspension de Royal Caribbean, symbole fort de la déconnexion croissante d’Haïti avec les circuits mondiaux, en est la preuve éclatante.