PORT-AU‑PRINCE, mardi 25 février 2025 –Le directeur exécutif du Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH), Pierre Espérance, dénonce aujourd’hui une tentative de coup d’État orchestrée au sein du Conseil Présidentiel de Transition (CPT). Selon lui, trois conseillers-présidents – Louis Gérald Gilles, Emmanuel Vertilaire et Smith Augustin – impliqués dans le scandale de corruption des 100 millions de gourdes de la Banque Nationale de Crédit (BNC) et soutenus par des secteurs mafieux et réactionnaires, manœuvrent pour empêcher Fritz Alphonse Jean d’accéder à la présidence tournante du CPT, telle que prévue par la résolution adoptée le 4 octobre 2024, afin d’imposer à la place Smith Augustin.
Pierre Espérance considère cette démarche comme une atteinte grave à l’intégrité du processus de transition, d’autant plus que les trois conseillers restent sous le coup de poursuites judiciaires. Il rappelle que, bien qu’un arrêt de la Cour d’Appel ait suspendu les mandats de comparution à leur encontre, cela ne signifie nullement qu’ils ont été blanchis. « La décision de la Cour d’Appel ne met pas fin aux poursuites en cours. Ces individus ne peuvent prétendre exercer la présidence tournante du CPT alors qu’ils sont formellement inculpés », insiste-t-il, soulignant qu’une telle situation pourrait entraîner l’effondrement de cette structure de transition.
Le militant des droits humains estime que ces trois conseillers ont discrédité la présidence du CPT, tant par les graves accusations de corruption qui pèsent sur eux que par leur conduite. « Ils ne jouissent d’aucune légitimité et portent atteinte à la crédibilité du CPT, dont le bilan est déjà peu reluisant », affirme-t-il. Il appelle également les conseillers non impliqués dans le scandale à ne pas cautionner ces manœuvres et à préserver l’intégrité du Conseil. Il dit ne pas comprendre pourquoi certains secteurs craignent une présidence de Fritz Jean.
Espérance accuse par ailleurs ces conseillers de conspirer pour obtenir la révocation du directeur général de l’Unité de Lutte Contre la Corruption (ULCC), dont le rapport d’enquête publié en octobre 2024 les incrimine pour abus de pouvoir et corruption passive, des faits pour lesquels ils font actuellement l’objet de poursuites judiciaires.
La résolution du 4 octobre 2024, adoptée dans le but de stabiliser la transition, régit l’ordre de la présidence tournante du CPT. Elle prévoit notamment qu’Edgard Leblanc Fils, initialement désigné président du Conseil du 7 mai au 7 octobre 2024, a cédé sa place à Leslie Voltaire, en fonction jusqu’au 7 mars 2025. Fritz Alphonse Jean doit ensuite lui succéder du 7 mars au 7 août 2025, avant que Laurent Saint-Cyr n’assume la fonction du 7 août 2025 au 7 février 2026.
Cette décision est intervenue dans un contexte marqué par de lourdes accusations de corruption visant trois membres du CPT, révélées en juillet 2024 par Raoul Pascal Pierre-Louis, ancien président du Conseil d’Administration de la BNC, et renforcées par la publication, le 2 octobre 2024, d’un rapport de l’ULCC détaillant les faits reprochés aux trois conseillers. Aucune décision judiciaire définitive n’ayant encore été rendue, la résolution du 4 octobre rappelle néanmoins le principe de la présomption d’innocence.
Le CPT justifie cette réorganisation par la nécessité de préserver l’équilibre institutionnel et d’assurer la continuité du processus de transition, toutes les autres dispositions de la résolution du 7 mai 2024 restant en vigueur. Cette résolution a d’ailleurs été signée au Palais National par l’ensemble des membres du CPT : Régine Abraham, Smith Augustin, Louis Gérald Gilles, Fritz Alphonse Jean, Frinel Joseph, Edgard Leblanc Fils, Laurent Saint-Cyr, Emmanuel Vertilaire et Leslie Voltaire.
La Cour d’Appel de Port‑au‑Prince a rendu inopérants les mandats de comparution émis par le juge d’instruction Benjamin Félismé à l’encontre des conseillers-présidents Emmanuel Vertilaire, Smith Augustin et Louis Gérald Gilles. Ces mandats avaient été délivrés dans le cadre d’une enquête sur des allégations de corruption concernant 100 millions de gourdes que les trois conseillers auraient exigées de Raoul Pierre‑Louis, alors président de la BNC, en échange de son maintien à la tête de l’institution.
La Cour d’Appel a estimé que le juge d’instruction n’était pas compétent pour instruire une affaire impliquant des hauts fonctionnaires assimilés à des membres de l’Exécutif et bénéficiant d’un statut juridictionnel particulier. L’affaire trouve son origine dans une plainte formulée par Raoul Pierre‑Louis, qui dirigeait la BNC avant d’être remplacé par Guy Cornély. Dans ses déclarations, il affirme avoir subi des pressions de plusieurs personnalités politiques, dont les trois conseillers, afin de verser 100 millions de gourdes en contrepartie du maintien de ses fonctions.
Ces allégations avaient conduit à l’ouverture d’une instruction confiée au magistrat Benjamin Félismé, lequel avait ainsi convoqué Emmanuel Vertilaire, Smith Augustin et Louis Gérald Gilles par voie de mandat de comparution. Cependant, cette procédure a été contestée devant la Cour d’Appel par les avocats des conseillers, qui ont soulevé l’incompétence du juge Félismé pour traiter cette affaire. Dans leur requête, les avocats ont invoqué le statut particulier des hauts fonctionnaires, tel que prévu par l’article 185 de la Constitution haïtienne de 1987, qui stipule que ces membres de l’Exécutif ne peuvent être poursuivis devant une juridiction ordinaire pour des actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions.
Emmanuel Vertilaire, par l’intermédiaire de son avocat, Me Guerby Blaise, a ainsi fait valoir que les conseillers du CPT, exerçant des fonctions exécutives comparables à celles d’un chef d’État, bénéficient d’une immunité les soustrayant aux juridictions de droit commun. « Un conseiller présidentiel, dans le cadre du Conseil Présidentiel de Transition, ne peut être convoqué comme un citoyen ordinaire devant un juge d’instruction », a-t-il déclaré, soulignant l’absence de base légale justifiant l’intervention du magistrat Félismé.
La Cour d’Appel a finalement donné raison aux avocats de la défense en annulant les mandats de comparution, considérant que, du fait de leur fonction, les conseillers relèvent de la compétence d’une juridiction spéciale prévue par la Constitution. Selon les textes en vigueur, les membres de l’Exécutif et les hauts fonctionnaires ne peuvent être jugés que par la Haute Cour de Justice – instance composée des membres du Sénat et présidée par le président de la Cour de cassation – afin de les protéger contre toute instrumentalisation politique du système judiciaire.
Me Guerby Blaise a salué cette jurisprudence en déclarant : « Bien faire et laisser braire car la raison appartient toujours au temps. C’est le sens de cette jurisprudence, qui est la meilleure réponse à des allégations méchantes et médisantes m’ayant étiqueté de comploteur contre les inculpés dont mon propre client. » Il a dénoncé ce qu’il considère comme une tentative d’utiliser la justice pour régler des conflits politiques, affirmant que l’affaire aurait dû être directement soumise aux instances compétentes prévues par la Constitution. Il a par ailleurs souligné l’importance de cette décision pour la jurisprudence haïtienne, estimant qu’elle pourrait servir de référence dans d’autres affaires impliquant des membres de l’Exécutif, tout en déplorant que le juge d’instruction n’ait pas respecté les règles fondamentales de compétence juridictionnelle.
L’arrêt de la Cour d’Appel ne met pas fin à l’affaire, mais en établit un cadre juridique pour son évolution future. La question de la compétence judiciaire reste centrale et il appartient désormais aux autorités compétentes de déterminer si des poursuites peuvent être engagées dans le respect des procédures constitutionnelles. En attendant, cette décision réaffirme le principe selon lequel les conseillers présidentiels, de par leurs fonctions, ne peuvent être poursuivis devant un juge d’instruction ordinaire – une position qui pourrait s’étendre à d’autres cas impliquant des membres de l’Exécutif.
Selon Me Samuel Madistin, président de la Fondasyon Je Klere (FJKL), l’arrêt rendu le 19 février 2025 par la Cour d’Appel de Port‑au‑Prince dans l’affaire de corruption impliquant la BNC soulève d’importantes préoccupations. Cet arrêt, faisant suite à l’appel du conseiller Emmanuel Vertilaire contre un mandat de comparution émis par le juge Benjamin Félismé, a suscité de vifs débats au sein de la communauté juridique et parmi les organisations engagées dans la lutte contre la corruption.
Dans sa décision, la Cour a déclaré l’appel recevable et ordonné au juge d’instruction de poursuivre son enquête en tenant compte du statut des personnes concernées. Toutefois, elle a jugé inopérants les mandats de comparution émis à l’encontre des conseillers Emmanuel Vertilaire, Louis Gérald Gilles et Smith Augustin, en raison de leurs fonctions actuelles, conformément à l’article 186 de la Constitution de 1987.
Me Samuel Madistin considère que cet arrêt établit un précédent préoccupant du fait de son raisonnement juridique discutable, qualifiant la décision de « victoire à la Pyrrhus » pour les conseillers, qui resteront exposés à des poursuites une fois leur mandat achevé. Sur le plan procédural, la Cour d’Appel a admis l’appel d’Emmanuel Vertilaire sans clarifier une question essentielle : un mandat de comparution est-il susceptible d’appel ? En principe, seules une ordonnance ou un mandat d’amener peuvent faire l’objet d’un appel. Au lieu de trancher cette question, la Cour a opté pour un raisonnement par analogie, estimant qu’un mandat de comparution, ayant des effets similaires à ceux d’un mandat d’amener, pouvait également être contesté.
« L’interdiction du raisonnement par analogie en matière pénale est un principe aussi fondamental que le célèbre adage nullum crimen sine lege, nulla poena sine lege », rappelle Me Madistin. Autrement dit, un juge ne peut étendre l’application d’une règle à un cas non prévu par la loi. En rendant cette décision, la Cour d’Appel a pris une liberté considérable avec les principes du droit pénal haïtien, créant potentiellement une faille exploitable en cassation.
Cette approche soulève également des interrogations quant à l’impartialité des magistrats ayant rendu l’arrêt. « Si des juges aussi expérimentés ont ignoré un tel principe, c’est qu’ils ont voulu rendre service à un ancien collègue magistrat », estime Me Madistin, suggérant que la Cour aurait, de manière détournée, accordé une faveur à Emmanuel Vertilaire, ancien juge d’instruction devenu conseiller-président.
Sur le fond, l’arrêt ne met pas un terme aux poursuites engagées contre Emmanuel Vertilaire, Louis Gérald Gilles et Smith Augustin : il suspend uniquement l’exécution des mandats de comparution tant qu’ils occupent leurs fonctions actuelles. Dès lors, les poursuites reprendront automatiquement dès que les intéressés cesseront d’être conseillers-présidents – que ce soit par démission, par décision du CPT, par caducité de l’instance ou à l’échéance de leur mandat en février 2026. « Il ne s’agit donc ni d’une victoire définitive ni d’une annulation des poursuites », analyse Me Madistin, ajoutant : « C’est une victoire à la Pyrrhus ou un cadeau empoisonné. » En obtenant cet arrêt, les conseillers n’ont fait que retarder l’inévitable : à la fin de leur mandat, ils devront comparaître devant le juge d’instruction, sauf s’ils trouvent d’autres moyens d’échapper à la justice.
Face à cet arrêt ambigu, Me Madistin recommande que tant le Ministère public que les conseillers se pourvoient en cassation. Pour le Ministère public, l’enjeu est d’obtenir une clarification juridique sur la recevabilité d’un appel contre un mandat de comparution et de sanctionner l’usage du raisonnement par analogie. Pour les conseillers, un pourvoi en cassation pourrait permettre d’obtenir une décision plus favorable ou, à défaut, de gagner du temps. « Un tel recours serait utile pour l’avancement du droit pénal en Haïti », estime-t-il, déplorant que la législation haïtienne n’autorise pas les organisations de la société civile à intervenir dans les procès pour corruption en tant qu’amicus curiae – c’est-à-dire comme tiers apportant des arguments juridiques sans être partie au litige. « La justice gagnerait à entendre des voix désintéressées dans des procès aussi importants », plaide-t-il, appelant ainsi les futurs parlementaires à examiner cette question.