PORT-AU-PRINCE, dimanche 21 juillet 2024– Dans la nuit tragique du 12 au 13 novembre 2018, La Saline, un quartier de Port-au-Prince, a été le théâtre d’une attaque brutale perpétrée par des individus armés de fusils automatiques, de pistolets et d’armes blanches. Cet assaut a causé la mort d’au moins 71 personnes, l’incendie de plusieurs maisons, ainsi que le viol de nombreuses femmes et jeunes filles.
Le 23 avril 2019, la Direction Centrale de la Police Judiciaire (DCPJ) a transmis au Parquet près le Tribunal de Première Instance de Port-au-Prince le rapport de l’enquête relative aux événements de La Saline. Ce document met en lumière la complicité entre des membres de gangs armés et des politiciens, visant à éliminer des gangs rivaux et à contrôler le marché public de La Croix-des-Bossales. Ces actions avaient également pour objectif de réprimer les manifestations anti-gouvernementales organisées par des factions opposées au pouvoir en place.
Le massacre de La Saline est le résultat d’un conflit entre des gangs soutenus par des politiciens de différents bords. La DCPJ a reçu près de 75 plaintes de victimes et a noté une inaction alarmante de la part de la Police Nationale d’Haïti (PNH). Les habitants de La Saline accusent la police de complicité passive et de laxisme, certains affirmant que des responsables policiers étaient au courant des attaques planifiées mais n’ont rien fait pour les prévenir.
Les témoignages recueillis au cours de l’enquête indiquent une violence sans précédent. Le juge Jean Frantz Ducasse de la Justice de Paix, section Est de Port-au-Prince, a constaté sur les lieux du massacre des restes de corps humains démembrés, déchiquetés, des cadavres calcinés, et d’autres corps sans vie livrés aux pourceaux et aux chiens. Il a déclaré : « Constat de restes de corps humains non identifiés calcinés, détaillés en petits morceaux sur un tas d’immondices en face du magasin Lemaire, il est aussi constaté un autre lot des restes de corps humains toujours non identifiés, une partie brûlée et une partie hachée en petits morceaux. Il est constaté dans un lot d’immondices des restes de corps humains brûlés » (sic).
Des victimes ont relaté que les corps mutilés de leurs proches ont été retrouvés dispersés dans les rues et sur des tas d’immondices, rendant difficile la collecte de preuves. La DCPJ n’a pas mené d’analyses ADN pour identifier les victimes ou déterminer les causes exactes des décès. La police judiciaire a écrit dans son rapport : « Cependant, il revient de souligner que ces constats sont loin de refléter la dimension des événements qui ont eu lieu à La Saline dans l’intervalle du 13 au 19 novembre 2018 lorsqu’on considère les déclarations recueillies des riverains et individus interpellés dans le cadre de cette affaire. »
Les parents des victimes ont accusé des membres du gang “Nan Charbon” d’avoir commis ces atrocités. Madame Vania Beauséjour a déclaré que des membres du gang, dont Ti Junior, Pablo, Jameson, Blanc, Piman, Sèvo, Briyel, Marc, Idrice, et un certain Carvès, ont fait irruption chez elle dans la nuit du 13 novembre 2018 et tué son cousin Junior Séan. De même, Madame Ritha Dieujuste a témoigné que Ti Junior, accompagné de Sonson et Edrice, ont forcé sa porte pour exécuter de sang-froid son fils, Peterson Dieujuste, âgé de 28 ans. Elle a affirmé que la bande à Ti Junior était à la solde de Pierre Richard Duplan, ancien délégué départemental de l’Ouest, Pierrot et Donald Paraison, qui ont fourni des uniformes de police aux bandits pour faciliter leurs actions.
Madame Fanuella Semé a déclaré avoir été témoin, le 13 novembre 2018, de l’assassinat de son oncle Bernard Jean par la bande dirigée par Ti Junior, Donaldson, Pablo, Dyòl, Edè, Nèg Pa, Marc Boromme, Blanc Piman, Ronald et Willy Bois-d’Homme. Elle a également affirmé que ces mêmes bandits ont tué le policier Juwon Durosier, qui était affecté au Corps d’Intervention et de Maintien d’Ordre (CIMO). Après avoir logé plusieurs balles dans le corps du policier, les bandits l’ont mutilé avant de brûler son cadavre.
Les déclarations des victimes montrent que les bandits étaient presque tous vêtus d’uniformes de différentes unités de la Police Nationale, notamment BOID et UDMO, ce qui laisse penser que ces uniformes ont été fournis par des personnes ayant des liens avec la police ou spécialement confectionnés pour l’occasion.
Les politiciens auraient fourni des armes et des uniformes de police aux gangs pour faciliter leurs opérations. Des témoins ont nommé des figures politiques comme étant les commanditaires des attaques. Par exemple, Ti Junior, un chef de gang, et ses acolytes ont été identifiés comme responsables du massacre. Des connexions troublantes entre les gangs et certains policiers corrompus ont également été révélées, soulignant un système profondément infiltré par la violence et la corruption.
Le massacre a également eu des répercussions économiques, affectant gravement le commerce local. Les petits commerçants, connus sous le nom de Madan Sara, ont été contraints de payer des taxes de survie aux gangs, ajoutant à leur fardeau économique. Les activités commerciales de La Croix-des-Bossales, essentielles pour l’économie locale, ont été perturbées, exacerbant les tensions dans la région.
Le massacre de La Saline demeure un sombre rappel de la violence politique et de la corruption qui gangrènent certaines parties de la société haïtienne. Les révélations de l’enquête mettent en évidence la nécessité d’une réforme profonde des institutions sécuritaires et judiciaires pour assurer la justice et la sécurité des citoyens. Les familles des victimes continuent de demander justice, espérant que les responsables de ces atrocités soient un jour traduits en justice.
Les uniformes utilisés par les assaillants portaient les insignes de la Police Nationale d’Haïti (PNH), ce qui les faisait passer pour de véritables policiers. Selon l’ordonnance, ces uniformes étaient ornés et décorés de manière à identifier leurs porteurs comme étant des agents officiels de la PNH.
Madame Myrlène Mathieu a fourni un témoignage poignant à la police judiciaire. Elle a déclaré que sous ses yeux, Ti Junior et ses acolytes ont tué son bébé de 10 mois avant de monter à bord d’un véhicule de la Brigade d’Opération et d’Intervention Départementale (BOID), une unité de la PNH. Plusieurs plaignants ont affirmé que cette unité de la PNH était fortement impliquée dans le massacre.
Après les événements, la police judiciaire a récupéré plusieurs armes utilisées par les bandits, dont un fusil d’assaut de marque Kalachnikov (numéro de série E006741-I, modèle AK47, calibre 7.62×39) et un fusil de marque Galil (calibre 5.56/45) portant le logo de la PNH. Certaines de ces armes étaient affectées aux unités du Palais National, et une réquisition a été adressée à la direction logistique de la PNH pour vérifier leur origine. Le fusil Galil, modèle IWI AC E21, numéro de série 43100915, était enregistré au service d’armurerie du Palais National et avait été affecté à Pierre Léon Saint Remy, un contractuel du Palais National.
La police judiciaire n’a pas réussi à retrouver Pierre Léon Saint Remy, malgré un mandat de comparution émis contre lui. Il est accusé de complicité d’assassinat, tentative d’assassinat, vol à main armée, et association de malfaiteurs. L’ordonnance souligne que Pierre Léon Saint Remy doit être renvoyé devant le tribunal criminel.
L’ancien député Arnel Bélizaire a été entendu à deux reprises au cours de l’instruction. Il a affirmé avoir alerté les autorités policières, judiciaires et politiques sur les événements imminents à La Saline. Selon lui, le conflit entre gangs remonte à 2012, les différents groupes cherchant à contrôler les recettes du grand marché public de La Croix-des-Bossales et à influencer politiquement pour échapper à la justice.
Arnel Bélizaire a déclaré : « Nan mwa oktòb 2018 bagay yo ta pral vin degrade lè opozisyon an pran Lasalin. E pouvwa nan epòk sa a ki tap eseye jwe sou 2 tablo lèl vin rann li kont li pèdi kan lavalas la ki te gen tout òganizasyon popilè yo Lasalin, sèl rekou yo te rete se te jwe ti zèl kat Ti Junior a ak rès ekip li, lè ke m aprann sa ant 8 ou 9 novanm mwen pa sonje dat la egzat, mwen rele chef polis epòk la mesye Michel Ange Gedeon mwen dil gen yon bagay kap mitonnen sou Lasalin sil pa fe tout sak depann de li poul anpeche l, ap gen anpil kriye la dan » (sic).
Le 20 juin dernier, le magistrat Jean Wilner Morin a rendu son ordonnance concernant le massacre de La Saline, survenu en novembre 2018. Cette décision fait suite au réquisitoire définitif du parquet daté du 31 mai 2024.
Le magistrat a adopté en partie les conclusions du parquet, constatant que les poursuites contre Grégory Antoine alias “Ti Greg”, Alectis Serge dit “Ti Junior”, et Andris Iscar sont éteintes en raison de leurs décès, conformément à l’article 2 du Code d’instruction criminelle.
Cependant, selon l’ordonnance, des charges concordantes et des indices suffisants ont été établis contre plusieurs individus, entraînant leur renvoi devant le tribunal criminel sans assistance de jury. Les personnes concernées sont : Hervé Barthélémy Bonheur ou Léonel Altona alias “Bout Jeanjean”, Pouchon Jean, Nelson Mikelson, Josué François, Bergelin Etienne, Emanus Charles, Jameson Pierre, Policar Felanto, Kalison Rosiclair, Engy Exavier, Pyram Félix alias “Toutou Number one”, Chery Christ-Roi alias “Chrislat”, Cherizier Jimmy alias “Barbecue”, Joseph Pierre Richard Duplan, Fednel Monchéry, Manel Lundy, Sensiny Saint-Clair, Sadrac Brice, Manesse Gay, Eddyson Sony Laforest, Pierre Richard St-Fort, Polesse Dossous, Pierre Michel alias “Blanc Piman machann bal”, Wilson Alfred alias “Grenn”, Max Dolph Desir, Bolliard Junior Alexis, Gerda Petidor, Cado Charles, Dahana Jean Michel, et Pierre Léon Saint Remy.
Ces individus sont accusés de détention illégale d’arme à feu, assassinat, tentative d’assassinat, vol à main armée, incendie criminel, enlèvement et séquestration, et association de malfaiteurs. Ces infractions sont prévues et punies par les articles 2, 224, 241, 278 et suivants, 293, 324 et suivants, et 356 du Code pénal.
Le magistrat a ordonné que les accusés soient pris de corps et conduits à la maison d’arrêt, s’ils ne s’y trouvent déjà. De plus, toutes les pièces de la procédure préparatoire du dossier ainsi que la présente ordonnance ont été transmises au Commissaire du Gouvernement pour les suites de droit.