PORT-AU-PRINCE, mardi 5 décembre 2023– Intervenant lundi lors d’une conférence organisée à Paris par le Laboratoire Caribéen des Sciences Sociales & Institut des Sciences des Technologies et des Études avancées d’Haïti, Me Samuel Madistin souligne que la question de la criminalité économique et financière en Haïti interpelle la société civile, la communauté internationale, et l’État.
Selon lui, ces deux dernières décennies ont vu une transformation marquée par la pénalisation de comportements tolérés autrefois et la mise en place de structures pour lutter contre la corruption.
La définition de la “criminalité économique et financière” par l’ONU contre la drogue et le crime englobe des activités telles que la fraude, l’évasion fiscale et le blanchiment d’argent, mais le défi persiste dans la définition du “délit économique”, rendu plus complexe par les avancées technologiques.
Il affirme que ‘‘l’impunité des acteurs déviants contribue à la corruption et à la mauvaise gouvernance, soulignant la nécessité d’accroître la contrainte judiciaire pour changer les comportements. Malgré les efforts normatifs et institutionnels, l’efficacité des lois anti-corruption en Haïti reste un défi majeur. Cela soulève la question cruciale du lien entre les criminalités économiques et financières en Haïti et le traitement des cas.’’
Des Cas Emblématiques de Crimes Financiers
‘‘Depuis le procès des faux-timbres-postes de 1975, Haïti n’a pas connu de procès majeurs pour des infractions économiques et financières. Trois cas emblématiques révèlent les lacunes du système judiciaire haïtien’’, selon Samuel Madistin.
Il cite notamment le cas de Alexandre Paul et consorts Vs Ministère Public, mettant en lumière l’impunité des acteurs du régime déchu des Duvalier, malgré des accusations de corruption.
Me Madistin rappelle qu’ à la chute des Duvalier le 7 février 1986, l’État haïtien, à travers le Directeur Général des Impôts (DGI) adressa une lettre-plainte en date du 17 avril 1986 au Parquet près le Tribunal de Première Instance de Port-au-Prince contre d’anciens hauts fonctionnaires de l’État du régime déchu pour des faits de corruption. ‘‘Cette plainte est restée sans suite pendant plus de dix ans’’, soutient-il.
Le 24 janvier 1997, ajoute-t-il, le Commissaire du Gouvernement près le Tribunal de Première Instance de Port-au-Prince, prit son réquisitoire d’informer. Et l’enquête pouvait démarrer. ‘‘Le Juge d’Instruction près ce Tribunal saisi du dossier rendit le 13 décembre 1999 une ordonnance renvoyant les nommés Jean Claude Duvalier, Frantz Merceron, Michèle B. Duvalier, Alexandre Paul, Auguste Douyon, Jean Robert Estimé, Albert Pierre, Georges Derenoncourt, Jean Marie Chanoine, Jean Sambour, Marie Denise Duvalier, Nicole Duvalier, Simone Duvalier, Antoine Philidor devant le Tribunal Criminel sans assistance du jury pour être jugés, les dix premiers sous l’inculpation de concussion et les quatre derniers pour complicité de concussion.’’
L’avocat indique que sur l’appel interjeté par l’inculpé Alexandre Paul de la susdite ordonnance, la Cour d’Appel de Port-au-Prince, par arrêt-ordonnance rendu le 20 juillet 2000 a confirmé en toute sa forme et teneur l’ordonnance de renvoi. Et l’inculpé Alexandre Paul s’est pourvu en cassation contre l’arrêt-ordonnance de la Cour d’Appel de Port-au-Prince ;
Le 24 juillet 2001, poursuit-il, la Cour de Cassation haïtienne, 2ème section, casse et annule l’arrêt-ordonnance du 20 juillet 2000 rendu entre les parties par la Cour d’Appel de Port-au-Prince confirmant l’ordonnance rendue par le Juge d’Instruction près le Tribunal de Première Instance de Port-au-Prince le 13 décembre 1999. Et faisant ordonnance nouvelle « renvoie la partie plaignante à faire ce que de droit, ordonne la mise en liberté immédiate de Me Alexandre Paul s’il n’est retenu pour autre cause ; ce, sans peine ni dépens ».
Me Madistin souligne que les procédures judiciaires, entachées d’irrégularités, n’ont jamais abouti à des arrêts de débet de la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif (CSCCA), laissant les responsables échapper à toute sanction.
‘‘Les arrêts de débet ne seront jamais prononcés par la CSCCA contre les Duvalier et aucun procès n’a jusqu’ici pu être tenu pour les nombreux cas de corruption dénoncés contre le régime des Duvalier’’, déplore-t-il.
Affaire de la Société Caribéenne de Banque S.A. (SOCABANK)
L’avocat rappelle que l’affaire de la Société Caribéenne de Banque S.A. (SOCABANK) en Haïti a débuté avec la révélation d’un déficit de 1,4 milliard de gourdes dans les fonds propres de la banque. La Banque de la République d’Haïti (BRH) a intervenu en injectant 1,9 milliard de gourdes pour protéger les actionnaires, les déposants et l’économie. Cependant, en tant que régulateur bancaire, la BRH s’est retirée au profit de la Banque Nationale de Crédit (BNC), concluant un accord pour que cette dernière absorbe la SOCABANK.
Il explique que la décision de la BRH était motivée par la constatation que les actionnaires et les administrateurs de la SOCABANK avaient utilisé 60% du portefeuille de crédit de manière problématique, avec deux actionnaires majeurs concentrant 43% de ces fonds. Ces prêts étaient considérés comme improductifs, avec des taux d’intérêt inférieurs à ceux de la banque et des pratiques financières douteuses.
L’État haïtien, via la Direction Générale des Impôts (DGI), a considéré la faillite de la banque comme frauduleuse, engagent trois avocats pour poursuivre les dirigeants de la SOCABANK pour divers chefs d’accusation. Plusieurs dirigeants ont été arrêtés, mais les avocats ont contesté la poursuite en arguant qu’elle était prématurée, affirmant qu’une constatation de faillite par le tribunal consulaire aurait dû précéder, souligne-t-il.
Malgré les procédures judiciaires subséquentes, déclare-t-il, la Cour de Cassation a finalement annulé l’arrêt de la Cour d’Appel de Port-au-Prince, ordonnant la libération des accusés. Seulement un inculpé, le président du conseil d’administration, a été retenu pour des faits correctionnels. L’État haïtien, déçu par l’issue, a renoncé à toute action ultérieure. ‘‘Ainsi, l’affaire n’a jamais été résolue au cours d’un procès public, et l’État n’a pas récupéré les coûts des services juridiques engagés’’, déplore l’avocat.
Affaire Sandro Joseph
L’avocat rappelle que l’ancien directeur général de l’Office National d’Assurance Vieillesse (ONA), Sandro Joseph, a été arrêté en 2009 à la suite d’un rapport accablant de l’Unité de Lutte Contre la Corruption (ULCC). Il était accusé de blanchiment d’argent, de détournement de fonds publics et d’association de malfaiteurs. L’affaire impliquait des décaissements non justifiés de plus de 46 millions de gourdes lors des festivités carnavalesques de février 2007, ainsi que des paiements de 56 millions de gourdes pour l’acquisition de terrains à Tabarre destinés à la construction de logements sociaux.
Selon Me Madistin, Sandro Joseph s’est échappé de prison après le tremblement de terre de 2010, mais il s’est rendu six ans plus tard. Les accusés ont réussi à obtenir le déplacement du juge Al Duniel Dimanche, qui entendait l’affaire, et ont demandé la comparution de personnes influentes.
En 2016, le tribunal criminel de Port-au-Prince, présidé par le juge Mathieu Chanlatte, a ordonné la libération des trois accusés pour “insuffisance de preuves” malgré l’aveu du principal accusé. Les faits d’évasion n’ont pas été retenus, et les accusés ont été salués par le représentant du parquet pour s’être constitués prisonniers.
Les organisations de défense des droits humains ont qualifié le procès de parodie et d’arrangement. ‘‘Aucune lumière n’a été faite sur l’affaire, et les fonds détournés n’ont jamais été récupérés par l’État ou par l’ONA’’, souligne-t-il.
Les rapports de l’Unité de Lutte Contre la Corruption (ULCC)
L’ULCC, créée en 2004, a transféré de nombreux rapports à la justice, mais les résultats judiciaires restent limités. Un seul cas a abouti à une condamnation, soulignant l’inefficacité du système dans la lutte contre la corruption.
Analyse des Cas Présentés
L’analyse des cas souligne plusieurs problèmes systémiques :
Coût Social Élevé : Les dépenses de l’État pour lutter contre la corruption dépassent souvent les montants récupérés, nécessitant une réévaluation des méthodes de lutte, incluant la possibilité de transactions judiciaires.
Manque d’Effectivité Légale : Malgré la sévérité des lois, le risque de condamnation est inférieur à 2%, révélant une inadéquation entre les textes juridiques et leur application.
Besoin de Modernisation Juridique : Bien que le droit pénal ait été modernisé, la procédure pénale reste inchangée depuis deux siècles, entravant l’efficacité judiciaire.
Faible Dissuasion Pénale : Le faible taux de condamnation des crimes financiers indique que la sanction pénale n’a pas d’effet dissuasif significatif.
Dépendance du Pouvoir Judiciaire : La corruption et la dépendance du pouvoir judiciaire entravent la lutte contre la corruption.
Erreurs Judiciaires Évitables : La nécessité de renforcer la compétence technique des magistrats et d’éviter les erreurs judiciaires pour assurer un procès équitable.
Selon Madistin,’’ la criminalité économique et financière en Haïti représente un défi de société majeur. Les efforts normatifs sont insuffisants, et la fragilité du système judiciaire entrave une répression pénale efficace.’’
Il souligne que la réforme de la répression pénale, dans le respect des règles de la bonne gouvernance, est cruciale pour lutter efficacement contre la corruption en Haïti. Une approche plus holistique, englobant les composantes du droit pénal et de la procédure pénale, est nécessaire pour instaurer une véritable justice et restaurer la confiance du public.