Le paradoxe sécuritaire du Kenya : des policiers envoyés en Haïti alors que le banditisme ravage le North Rift…

Des policiers kenyans...

KAPEDO, Kenya, jeudi 5 septembre 2024– Le gouvernement kényan a récemment déployé 400 des 1 000 agents des forces spéciales attendus en Haïti dans le cadre d’une mission de sécurité approuvée par l’ONU, visant à lutter contre les gangs. Cependant, à l’intérieur du pays, les forces de sécurité peinent à contrôler le vol de bétail et le banditisme qui sévissent dans la région du North Rift, un fléau qui a déplacé des milliers de personnes et créé un cycle de violence sans fin.

Le Président William Ruto insiste sur le fait que son administration peut à la fois aider Haïti et restaurer la paix dans le North Rift, une région où la violence entre communautés pastorales rivales est continue et où de nombreuses initiatives de désarmement ont échoué. Pourtant, des voix comme celle de Velma Mkaudi, résidente de Kapedo dans le comté de Turkana, expriment un profond scepticisme : « Nous vivons comme des prisonniers chez nous. Les 1 000 policiers que le gouvernement envoie en Haïti auraient pu nous aider ici. »

Le banditisme a causé la mort de près de 300 personnes dans cette région depuis l’année dernière, et un rapport récent évoque une présence massive d’armes illégales. Le North Rift, composé des comtés de Turkana, Baringo, Samburu, Elgeyo Marakwet et West Pokot, est une région historiquement marquée par le vol de bétail, où les communautés rivalisent pour le contrôle des zones de pâturage.

Si cette pratique était autrefois une coutume bien régulée, servant à renouveler les troupeaux ou comme rite de passage, elle a pris une tournure meurtrière avec la commercialisation du bétail et la prolifération des armes illégales, introduites par les frontières poreuses du Kenya avec le Soudan du Sud, l’Éthiopie et la Somalie. Environ 650 000 armes illégales circulent dans la région, exacerbant les conflits. La rareté croissante des pâturages, due aux sécheresses, a encore aggravé la situation, tout comme la création de frontières administratives qui entrave la mobilité des pasteurs, essentielle à leur mode de vie.

Le gouvernement kényan a déployé 3 000 soldats dans la région pour ramener le calme, mais sur le terrain, de nombreux habitants estiment que cela ne suffit pas. Des ONG, comme Interpeace, tentent de promouvoir des dialogues intercommunautaires, mais Hassan Ismail, membre de cette organisation, parle de « paix négative », une situation où les conflits sont en sommeil, mais les blessures sont encore vives. À Kagir, dans le comté de Baringo, des familles déplacées ont commencé à revenir, mais dans des conditions précaires, vivant dans des tentes sur le terrain d’une école primaire. Mary Lorengei, une mère de huit enfants, raconte avoir tout perdu en 2023 lorsque des milices pastorales ont pris le contrôle de leur village, forçant plus de 2 500 résidents à fuir. Bien que certaines familles soient revenues, elles n’osent pas quitter l’enceinte de l’école, encore trop effrayées pour aller chercher du bois ou de l’eau.

L’une des principales difficultés reste le désarmement. Alors que le secteur pastoral représente 13 % du PIB kényan, cette région a été marginalisée depuis l’époque coloniale, un désengagement qui a favorisé la prolifération des armes. Malgré les efforts du gouvernement, les initiatives de désarmement ont échoué à cause de la méfiance envers l’État et du soutien tacite de certains politiciens locaux aux milices.

Le désarmement ne peut réussir sans la confiance des communautés, qui craignent que la confiscation des armes ne les rende vulnérables. La dernière opération gouvernementale, « Maliza Uhalifu » (Arrêter le Crime), lancée en 2023, a échoué, car elle n’a pas abordé les causes profondes de la violence : la compétition pour les ressources et le manque d’investissement économique.

L’éducation est un autre défi majeur. En 2023, 35 % des jeunes de la région n’étaient jamais allés à l’école. Le gouvernement tente maintenant d’y remédier, avec des initiatives pour développer l’accès à l’éducation. Des projets de désarmement comme ceux d’Interpeace offrent également des formations professionnelles, comme le cas de Musa Makal, un ancien milicien pastoral qui suit désormais des cours en ingénierie électrique.

Toutefois, la méfiance envers les autorités reste forte, comme en témoignent les consultations communautaires que j’ai observées à Kapedo. Les discussions entre les communautés Pokot et Turkana montrent que le désarmement demeure un sujet sensible, les participants étant prêts à discuter de paix, mais pas à abandonner leurs armes.

Au final, la crise dans le North Rift illustre un paradoxe sécuritaire pour le Kenya : alors que le gouvernement cherche à s’impliquer dans des missions internationales, la violence et l’insécurité sur son propre territoire demeurent une réalité quotidienne.

La solution, selon certains, ne réside pas simplement dans un renforcement de la présence militaire, mais dans une meilleure gouvernance locale, un engagement sincère envers le développement de la région, et des stratégies de désarmement fondées sur la confiance et la coopération. Pour de nombreux habitants comme Velma Mkaudi, tant que les armes continueront de circuler librement, la paix véritable semblera toujours hors de portée.

 

Cet article de Namukabo Werungah a été publié initialement sur : https://www.thenewhumanitarian.org/news-feature/2024/09/04/kenya-security-paradox-police-sent-haiti-banditry-plagues-north-rift