Devoir de mémoire !
PORT-AU-PRINCE, dimanche 22 septembre 2024– L’élection de François Duvalier à la présidence d’Haïti le 22 septembre 1957 a marqué le début de l’une des périodes les plus sombres de l’histoire du pays. Celui qui était surnommé “Papa Doc” en raison de sa carrière de médecin est devenu le dirigeant d’une dictature brutale qui allait durer près de trois décennies, plongeant Haïti dans un cycle de violence, de répression et de terreur d’État.
Le contexte de cette élection est celui d’un pays en proie à l’instabilité politique. Depuis la chute de Paul Magloire en 1956, Haïti avait traversé une série de gouvernements provisoires, chacun plus fragile que le précédent. L’armée haïtienne, force puissante dans l’arène politique du pays, jouait un rôle clé dans le maintien ou la chute des régimes. François Duvalier, qui avait servi comme ministre de la Santé sous Magloire, avait soigneusement construit son image de candidat proche des classes rurales, particulièrement des paysans noirs, dans un pays historiquement divisé entre une élite mulâtre et une majorité noire marginalisée. Il parvint ainsi à se faire élire président lors des élections de 1957, bien que celles-ci aient été marquées par des accusations de fraude, d’intimidation et d’interventions militaires.
L’armée d’Haïti, tout en jouant un rôle crucial dans son ascension, allait par la suite devenir un acteur ambigu sous son régime. À ses débuts, Duvalier utilisa l’armée pour consolider son pouvoir et réprimer ses opposants. Cependant, conscient de la menace potentielle que représentait l’armée pour sa domination, il chercha rapidement à la neutraliser. En 1958, après une tentative de coup d’État menée par des officiers militaires mécontents et financée par des opposants exilés, Duvalier comprit que sa survie politique dépendait de sa capacité à contrôler non seulement l’armée, mais aussi d’autres forces de sécurité plus fidèles à sa personne.
C’est dans ce contexte qu’il créa, le 29 juillet 1958, les Volontaires de la Sécurité Nationale (VSN), mieux connus sous le nom de Tontons Macoutes. Cette milice paramilitaire, placée directement sous ses ordres, devint l’un des principaux instruments de terreur du régime. Contrairement à l’armée, les Tontons Macoutes n’étaient pas soumis à des lois ou règlements formels et opéraient en toute impunité. Ils étaient choisis parmi les partisans les plus loyaux du régime, souvent des hommes issus des milieux pauvres et des zones rurales, et leur rôle principal était d’écraser toute opposition, réelle ou supposée, par la violence. Le terme Tonton Macoute lui-même, issu du folklore vaudou haïtien, fait référence à une figure légendaire qui enlève les enfants désobéissants et les met dans son sac. Ce surnom incarne la peur qu’inspirait cette force paramilitaire auprès de la population.
Avec les VSN, François Duvalier mit en place une machine répressive sans précédent en Haïti. Les Tontons Macoutes terrorisaient les opposants politiques, les journalistes, les intellectuels et même les membres de l’élite qui n’étaient pas alignés avec le régime. Sous leur joug, les disparitions forcées, les assassinats, les tortures et les emprisonnements arbitraires devinrent monnaie courante. Duvalier se servit également de cette force pour éliminer progressivement le pouvoir de l’armée traditionnelle, qu’il craignait toujours de voir se retourner contre lui. Plusieurs officiers de haut rang furent destitués ou assassinés, et l’armée fut soumise à une surveillance étroite, ses membres se retrouvant sous la coupe des Tontons Macoutes.
Le régime de Duvalier s’enracina dans une habile exploitation des tensions raciales et sociales qui divisaient Haïti. Il se présenta comme le défenseur de la majorité noire contre une élite mulâtre perçue comme dominante depuis l’indépendance du pays. Ce discours populiste lui permit de rallier à lui une grande partie de la population rurale, à qui il promettait une place centrale dans la vie politique et sociale du pays. Mais cette promesse s’avéra vite illusoire, et même les paysans noirs furent victimes de la répression si leur loyauté envers Duvalier était remise en question.
En 1964, après avoir consolidé son pouvoir et neutralisé l’opposition, François Duvalier s’autoproclama “président à vie”. Cette déclaration marqua la transformation définitive de son régime en une dictature totale et dynastique. Il fit adopter une nouvelle constitution qui lui conférait des pouvoirs presque illimités, et toute forme de dissidence fut brutalement réprimée. L’appareil d’État devint une extension de sa personne, et Duvalier se positionna comme un chef quasi mystique, manipulant les croyances vaudou pour asseoir sa domination. Il se présentait comme un prêtre-roi, voire un dieu vivant, et nombre de ses partisans le considéraient comme l’incarnation d’un pouvoir surnaturel. Cet usage habile du vaudou, combiné à une surveillance constante et une terreur institutionnalisée, permit à Duvalier de maintenir un contrôle absolu sur le pays.
Les conséquences de cette dictature furent dévastatrices pour Haïti. Sur le plan politique, Duvalier avait détruit toute possibilité d’opposition organisée. Les partis politiques furent dissous, les syndicats anéantis, et la société civile réduite au silence. Des milliers de personnes furent tuées par les forces du régime, tandis que des dizaines de milliers d’autres furent contraintes à l’exil pour échapper à la répression. L’exil devint une constante de la vie politique haïtienne, et une diaspora croissante se constitua aux États-Unis, au Canada, en France et ailleurs, formant une communauté d’opposants et de réfugiés politiques qui continuaient à militer contre le régime depuis l’étranger.
Sur le plan économique, la dictature de Duvalier plongea Haïti dans une pauvreté encore plus profonde. Alors que l’élite proche du régime s’enrichissait grâce à la corruption et au détournement des ressources publiques, la majorité de la population voyait ses conditions de vie se détériorer. Les infrastructures étaient laissées à l’abandon, les services publics quasiment inexistants, et les inégalités sociales ne faisaient que s’aggraver. Le pays, isolé sur la scène internationale en raison des violations massives des droits humains, dépendait d’une aide extérieure qui servait souvent à maintenir le régime en place plutôt qu’à améliorer le sort de la population.
François Duvalier resta au pouvoir jusqu’à sa mort, le 21 avril 1971, laissant derrière lui un pays exsangue et traumatisé. Mais son décès ne marqua pas la fin de la dictature duvaliériste. Son fils, Jean-Claude Duvalier, surnommé “Baby Doc”, lui succéda à l’âge de 19 ans, prolongeant le régime pendant encore 15 ans. Ce transfert dynastique du pouvoir marquait le caractère monarchique et personnel de la dictature instaurée par François Duvalier, un système de pouvoir fondé sur la peur, la répression et l’exploitation des divisions sociales.
L’héritage de François Duvalier reste aujourd’hui encore une plaie béante dans l’histoire haïtienne. Il a non seulement ravagé le pays sur le plan économique, politique et social, mais il a aussi laissé une culture de violence, de méfiance et de désespoir qui continue de marquer la société haïtienne. La dictature duvaliériste a non seulement détruit des vies, mais elle a aussi sapé les fondements mêmes de la démocratie et de l’État de droit en Haïti, un héritage dont le pays peine encore à se relever.