PORT-AU-PRINCE, samedi 10 juin 2023– Spécialiste en procédure pénale, Me Samuel Madistin estime que le commissaire du gouvernement dispose d’assez d’éléments pour entamer des poursuites contre l’ex-premier ministre Laurent Lamothe.
Laurent Lamothe a été désigné le 2 juin dernier par le secrétaire d’Etat américain Antony Blinken sur la liste des personnalités interdites d’entrée aux Etats-Unis pour corruption.
« Cette action rend Lamothe généralement inéligible à l’entrée aux États-Unis. Plus précisément, Lamothe a détourné au moins 60 millions de dollars du fonds d’investissement et de protection sociale PetroCaribe du gouvernement haïtien à des fins privées. Par cet acte de corruption et son implication directe dans la gestion du fonds, il a exploité son rôle d’agent public et contribué à l’instabilité actuelle en Haïti », a déclaré Blinken.
Selon Samuel Madistin, les sanctions américaines ne posent pas seulement la question du détournement de fonds en ce qui concerne Laurent Lamothe.
‘‘Elles posent aussi la question de l’enrichissement illicite qu’il faut bien considérer’’, précise-t-il, ajoutant que dans le cadre de la lutte contre la corruption il y plusieurs catégories d’infractions qu’il faut considérer et le traitement de ces infractions ne suivent pas toujours la même logique juridique, souligne-t-il dans une interview à RHINEWS.
Pour la compréhension du cas Lamothe, souligne l’avocat, il faut prendre en considération deux infractions : détournement de fonds publics et enrichissement illicite.
Il indique que le détournement de fonds public fait partie de quatre infractions pour lesquelles aucune poursuite ne peut être engagée contre un ancien ordonnateur ou comptable des deniers publics sans un arrêt de débet de la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif (CSCCA).
‘‘Si vous considérez cette infraction, poursuit Madistin, il faudra attendre l’audit complémentaire de la CSCCA sur la gestion de Lamothe et la décision du parlement avant d’engager les poursuites. Or, la CSCCA est pratiquement dysfonctionnelle, la preuve, après les trois rapports d’audit de performance produits par la Cour sur la gestion du fonds PetroCaribe, la Cour se devait de produire des audits complémentaires pour chacun des ordonnateurs et comptables des deniers publics et de juger leurs comptes en prononçant le cas échéant des arrêts de débet et transmettre à la justice ces arrêts pour les poursuites.
Il indique que ‘‘de janvier 2020 à aujourd’hui, aucun audit complémentaire n’a été réalisé pour aucun des comptables publics concernés par la gestion du fonds Petrocaribe. Donc, pas de jugement de comptes ! Pas d’arrêt de débet ! Pas de procès !’’, ajoutant qu’en fonction de son expérience je peux vous affirmer que ces audits complémentaires ne seront jamais réalisés et qu’il n’y aura jamais de procès pour détournent de fonds publics en ce qui concerne le fonds PetroCaribe ».
Cependant, déclare-t-il, il y a dix infractions de corruption pour lesquelles des poursuites peuvent été engagées contre des fonctionnaires de l’Etat même s’ils sont en fonction sans arrêt de débet.
‘‘La Cours des comptes n’est pas concernée par ces infractions et c’est le tribunal de droit commun qui doit se saisir de ces questions sans aucune autorisation préalable. C’est le cas de l’enrichissement illicite, de pots-de-vin, de fausses déclarations de patrimoine ou d’abus de fonction qu’on peut reprocher à Lamothe à partir des sanctions américaines, souligne-t-il.
‘‘Dans ce cadre-là, poursuit l’homme de loi, le code d’instruction criminelle dispose que le commissaire du gouvernement instruit de la commission d’une infraction généralement quelconque par écrit ou par toute autre voie doit mettre l’action publique en mouvement contre l’auteur présumé de l’infraction et ses complices.’’
Selon lui, ‘‘en accusant Laurent Lamothe d’avoir détourné soixante millions de dollars américains, le commissaire du gouvernement est informé de la commission de plusieurs infractions graves dans sa juridiction. Il peut et il doit même mettre l’action publique en mouvement, pas pour détournement de fonds, mais pour les autres infractions telles l’enrichissement illicite que j’ai déjà mentionné.’’
Il explique que ‘‘dans le cadre de l’enrichissement illicite l’Etat Haïtien a un autre avantage, c’est qu’au regard de la loi, le fardeau de la preuve est inversé. Autrement dit, ce n’est pas à la justice d’établir la culpabilité de M. Lamothe, mais c’est à lui de prouver à la justice son innocence. Sinon il sera condamné au remboursement de quatre fois la valeur du montant détourné, donc deux cent quarante millions de dollars américains’’, déclare Madistin.
Du point de vue de M. Madistin, « pour arriver au traitement d’un tel dossier, il faut avoir des magistrats compétents, courageux et indépendants, sinon avec trois ou quatre millions de dollars américains dans les soixante millions Lamothe peut obtenir tout ce qu’il veut dans un système corrompu », déclare-t-il.
‘‘On s’en souvient qu’il a été reçu à 5 heures du matin par le juge d’instruction qui était en charge du dossier PetroCaribe, le juge Ramoncite Accimé et il vient de déclarer dans un communiqué pour se défendre des accusations américaines qu’il a un rapport favorable de l’Unité de Lutte Contre la Corruption (ULCC), rappelle l’avocat.
Il fait remarquer que le juge Accimé lui-même avait mentionné ce rapport dans son ordonnance. Je me souviens que la ‘‘Fondasyon Klere’’ (FJKL) avait entrepris des démarches en vain pour obtenir une copie de ce rapport à l’époque.
‘‘Le Commissaire du Gouvernement Bed-Ford Claude contacté à l’époque avait déclaré au représentant de la FJKL qu’il n’avait pas vu ledit rapport et le contact était établi directement ente le juge et l’ULCC sans passer par le parquet. Ce qui est une anomalie grave. Ce rapport reste aujourd’hui encore un mystère, soutient Me Madistin.
‘‘De plus, s’il y a une volonté politique pour faire le jour sur cette question l’Etat haïtien peut obtenir du gouvernement américain, par la coopération judiciaire, une copie du rapport servant de base aux sanctions. Mais sans volonté politique vous ne pouvez pas engager un tel procès ni aucun autre d’ailleurs’’, selon lui.
La justice n’est pas la priorité du gouvernement d’Ariel Henry. Les gouverneurs corrompus en Haïti ont toujours hésité d’engager des poursuites contre leurs prédécesseurs pour se protéger eux-mêmes contre d’éventuelles poursuites parce qu’ils font la même chose.
A part Laurent Lamothe, insiste-t-il, ‘‘tous ceux qui sont concernés par des cas d’enrichissement illicite, de passation illégale de marchés publics, de surfacturation, d’abus de fonction, de prise illégale d’intérêt auraient dû été poursuivis.’’
‘‘C’est pourquoi la FJKL avait toujours plaidé pour l’organisation de plusieurs procès Petrocaribe: Un grand procès pour tous les actes de corruption non concernés par les arrêts de débet de la CSCCA et plusieurs procès séparés pour chaque ordonnateur ou comptable frappé par un arrêt de débet. Mais nous n’avons pas été entendus parce qu’il n’y pas de volonté politique pour faire la lumière sur la gestion du fonds Petrocaribe’’, déplore Me Madistin.