PORT-AU-PRINCE, jeudi 13 février 2025-Lors de la conférence-débat organisée par l’Unité de Lutte Contre la Corruption (ULCC), le Barreau de Port-au-Prince et l’Office des Nations Unies Contre la Drogue et le Crime (ONUDC), plusieurs experts et responsables ont débattu du fléau de la corruption en Haïti et de ses répercussions sur l’État de droit. La rencontre a mis en évidence la profondeur du problème, soulignant que la corruption gangrène toutes les sphères de l’administration publique, affaiblit les institutions et freine le développement économique du pays.
Les interventions ont particulièrement insisté sur le fait que la corruption est non seulement un problème d’ordre moral et juridique, mais qu’elle constitue également un frein majeur à la justice et à l’équité sociale. En l’absence de mécanismes solides de contrôle et de sanction, la mauvaise gestion des ressources publiques favorise l’impunité et alimente un climat de défiance généralisé envers l’État.
Parmi les intervenants, Me Samuel Madistin, a évoqué des cas concrets de malversations, notamment dans l’attribution des marchés publics et la gestion des fonds étatiques. Il a aussi dénoncé les pressions exercées sur les institutions chargées de l’audit et du contrôle financier. L’ULCC a rappelé que la lutte contre la corruption passe par un renforcement des capacités institutionnelles, une indépendance accrue du pouvoir judiciaire et une participation active de la société civile dans les processus de transparence et de redevabilité.
Me Samuel Madistin a livré une analyse approfondie des effets dévastateurs de la corruption sur les obligations de l’État et sur les principes fondamentaux de l’État de droit. Il a mis en lumière la nécessité impérieuse de transparence et de redevabilité dans la gestion des affaires publiques pour garantir la stabilité institutionnelle et le respect des droits fondamentaux des citoyens.
Dans son exposé, Me Madistin définit la corruption comme un acte par lequel une personne investie d’une fonction publique ou privée « sollicite ou accepte un don, une offre ou une promesse en vue d’accomplir, de retarder ou de ne pas accomplir un acte entrant dans le champ de ses fonctions ». Ce phénomène, qui gangrène les institutions haïtiennes, constitue une violation grave du devoir de probité et sape la confiance des citoyens envers leurs dirigeants. Il rappelle qu’un rapport de la Banque mondiale de 2004 cité par l’ONUDC estime que les pays prenant des mesures rigoureuses contre la corruption peuvent voir leur revenu national croître de 400 %.
L’État de droit, principe fondamental du fonctionnement démocratique, repose sur la primauté du droit sur le pouvoir politique et l’égalité de tous devant la loi. Or, selon Me Madistin, face aux ravages causés par la corruption, certaines autorités peuvent être tentées de recourir à l’arbitraire sous prétexte d’efficacité. « C’est là un piège à éviter », avertit-il, insistant sur la nécessité de préserver les garanties démocratiques tout en luttant contre ce fléau.
L’intervenant s’attarde longuement sur les conséquences de la corruption dans la gestion des fonds publics et ses répercussions sur la société haïtienne. Il évoque notamment le cas de la Commission Intérimaire pour la Reconstruction d’Haïti (CIRH), créée après le séisme du 12 janvier 2010 pour administrer les milliards de dollars d’aide internationale destinés à reconstruire le pays. Quinze ans plus tard, « cette structure n’a fait l’objet d’aucun audit, d’aucun rapport, aucun arrêt de débet ni de quitus, aucun procès pour des milliards dépensés sans aucun résultat tangible ». Il souligne que les promesses initiales, telles que la reconstruction du Palais national, du Palais de justice, du Palais législatif et du centre-ville de Port-au-Prince, sont restées lettre morte. La seule réalité observable aujourd’hui est l’émergence du bidonville de Canaan, fief du gang dirigé par Jeff Canaan, où les victimes du séisme ont été abandonnées à leur sort.
Me Madistin établit un parallèle avec le scandale du fonds PetroCaribe, où des centaines de millions de dollars destinés aux infrastructures et aux programmes sociaux ont été détournés sans qu’aucune poursuite significative n’ait été engagée contre les responsables. « L’impunité favorise la récidive, et l’absence de sanctions légales encourage les prédateurs à poursuivre leurs abus en toute tranquillité », déclare-t-il.
L’impact de la corruption ne se limite pas aux finances publiques ; il s’étend aussi au processus démocratique. Me Madistin rappelle que lors des élections de 2015, « plus de 40 % des élus du Parlement avaient acheté leurs postes au Centre de Tabulation avec la complicité de conseillers électoraux corrompus ». Il cite le rapport de la Commission Indépendante d’Évaluation et de Vérification Électorale (CIEV), qui a révélé que plusieurs candidats battus ont été proclamés vainqueurs. Pourtant, malgré ces révélations accablantes, une seule poursuite a été engagée et aucun procès n’a eu lieu. « Les recommandations de la Commission d’évaluation des élections ne seront jamais mises en œuvre », regrette-t-il.
Le détournement des fonds destinés au service de renseignement de la Police Nationale d’Haïti (PNH) est un autre exemple de l’impact de la corruption sur la sécurité publique. Selon Me Madistin, cette mauvaise gestion des ressources compromet la lutte contre la criminalité organisée : « La PNH est souvent prise au piège des gangs armés avec des pertes en vies humaines et en matériel évitables, parce que les ressources qui devraient servir à anticiper ces attaques ont été détournées. »
Face à ces dérives, Me Madistin rappelle que l’État de droit impose des exigences incontournables, telles que définies par le juriste Hans Kelsen. Il met en avant quatre principes fondamentaux : la légalité, la sécurité juridique, l’interdiction de l’arbitraire et l’indépendance du pouvoir judiciaire.
Le principe de légalité exige que toutes les actions de l’État soient conformes aux lois en vigueur et aux normes constitutionnelles. L’un des piliers de cette légalité est la publicité des déclarations de patrimoine, un mécanisme essentiel pour assurer la transparence et la prévention des conflits d’intérêts. « Permettre aux citoyens d’accéder aux déclarations de patrimoine des responsables publics est un moyen efficace de les associer au travail des autorités de contrôle », explique Me Madistin. Cependant, il souligne la nécessité de trouver un équilibre entre cette transparence et la protection des déclarants contre d’éventuelles représailles.
Le principe de sécurité juridique garantit que les citoyens ne soient pas soumis à des décisions arbitraires ou imprévisibles. Me Madistin cite l’arrêt de débet rendu par la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif (CSCCA) contre Magalie Habitant, l’ex-directrice de la SMCRS, condamnée à restituer plus de trente-six millions de gourdes pour faute de gestion. Pourtant, le commissaire du gouvernement de Port-au-Prince a engagé des poursuites pénales contre elle, une démarche qui relève de l’insécurité juridique. « Un acte administratif ne peut être utilisé pour justifier des poursuites pénales, surtout lorsqu’il ne relève pas d’un vol ou d’un détournement de fonds », précise-t-il.
L’interdiction de l’arbitraire est un autre pilier fondamental de l’État de droit. Selon Me Madistin, toute enquête pour corruption doit respecter la séparation des pouvoirs, garantir le droit à la défense et assurer l’accès à un juge impartial. « Dans un État de droit, on ne peut pas instrumentaliser la justice pour mener des règlements de comptes politiques », insiste-t-il.
Enfin, il met en avant la nécessité d’un pouvoir judiciaire indépendant, capable de résister aux pressions politiques et d’appliquer la loi sans parti pris. « Un pouvoir judiciaire fort et impartial est la clé d’une lutte efficace contre la corruption », conclut-il, en évoquant la célèbre phrase du ferblantier de Berlin : « Il y a des juges à Berlin », illustrant ainsi la nécessité d’une justice digne de confiance.
À travers son exposé, Me Samuel Madistin met en évidence l’urgence d’une réforme en profondeur du système de gouvernance haïtien. Il insiste sur le fait que la transparence et l’État de droit sont les seuls remparts contre la corruption, qui continue de miner les institutions et d’appauvrir la population. Il appelle à une mobilisation collective, non seulement des autorités mais aussi des citoyens et des organisations de la société civile, pour exiger une reddition de comptes effective.
Il pose enfin une question fondamentale : « Les engagements internationaux pris par Haïti en matière de renforcement de l’État de droit et de garanties judiciaires peuvent-ils être mis en veilleuse temporairement au nom de l’efficacité de la lutte contre la corruption ? » Une interrogation qui interpelle l’ensemble de la société haïtienne et qui mérite un débat approfondi.
La conférence a mis l’accent sur la nécessité d’une volonté politique forte pour instaurer une culture d’intégrité et de responsabilité au sein de l’administration publique. Sans une réforme profonde des pratiques et un engagement réel des autorités, la lutte contre la corruption en Haïti risque de rester un simple discours, sans impact réel sur l’amélioration de la gouvernance et le respect de l’État de droit.