Par Jude Martinez Claircidor
PORT-AU-PRINCE, lundi `3 mai 2024– Le 10 mai dernier, la Journée nationale des mémoires de l’esclavage et de la traite, ainsi que de leurs abolitions, a été célébrée en France, offrant l’occasion de revisiter une question réapparue dans le débat public. Près de deux cent ans après avoir imposé aux autorités d’Haïti le versement de 150 millions de francs d’indemnités à l’indépendance, la France doit-elle aujourd’hui s’engager dans des réparations ou une restitution ? Ceci alors qu’Haïti est confronté à une grave crise sécuritaire et politique. Une vingtaine d’ONG ont appelé le 18 avril dernier à la création d’une commission indépendante pour superviser une restitution, une requête soutenue par le Haut-Commissaire aux droits de l’homme de l’ONU. La Fondation pour la Mémoire de l’Esclavage est l’un des signataires d’un appel aux autorités françaises, intitulé « Haïti brûle, cessons de regarder ailleurs ».
En 1825, la France, sous le gouvernement réactionnaire de Charles X, visait à ramener le pays à la situation de l’ancien régime de 1789, ce qui incluait son empire colonial. Cette politique concernait notamment Saint-Domingue, une colonie devenue indépendante sous le nom d’Haïti en 1804, le premier pays à le faire dans un mouvement précurseur de décolonisation. Pendant 20 ans, la France a refusé de reconnaître cette indépendance, considérant Haïti comme une colonie rebelle destinée à revenir sous son emprise. Après ces deux décennies, l’économie française dans la région était menacée, ce qui a conduit Charles X à imposer une indemnité aux autorités haïtiennes, sans l’approbation du parlement, exigeant le paiement de 150 millions de francs, trois fois le PIB d’Haïti à l’époque.
Selon Pierre Yves Bocquet, Directeur adjoint de la Fondation pour la Mémoire de l’Esclavage, cet événement a été une injustice sans précédent dans l’histoire, où se sont les anciens esclaves libérés qui ont dû payer leurs anciens maîtres, imposant à un pays vaincu, Haïti, de payer une dette envers la France. Les conséquences sur le développement d’Haïti ont été significatives, avec la perte de revenus liée à la culture du café et l’accumulation de dettes contractées auprès des banques françaises. Les ONG signataires de l’appel à l’ONU estiment que le préjudice peut être évalué à 100 milliards de dollars, tandis que le New York Times, dans une enquête approfondie il y a deux ans, estime que le montant peut varier entre 21 et 115 milliards de dollars. Cette injustice continue d’avoir des répercussions sur Haïti et est largement responsable de son sous-développement et de la pauvreté qui y persiste.
La France a une dette morale envers Haïti et doit envisager de rembourser cette dette. Elle doit véritablement se pencher sur cette injustice liée à l’exploitation coloniale et assumer ses responsabilités face à ce constat. La réparation implique un processus nouveau avec les populations concernées, une façon différente de concevoir les relations avec les anciennes colonies, en reconnaissant les injustices passées et en envisageant différentes formes de compensation, dont une compensation financière, comme l’a souligné Pierre Yves Bocquet.
En 2004, l’ancien président haïtien, Jean-Bertrand Aristide, avait entamé une procédure judiciaire contre la France, réclamant 21 milliards d’euros, la valeur actualisée de la somme versée à la France à l’époque, en remboursement de la dette de l’indépendance. Dans le contexte de cette demande de réparation et de restitution de la dette de l’indépendance, la France, avec le soutien des États-Unis et des opposants à Aristide, l’a évincé du pouvoir. Depuis lors, aucun chef d’État ou chef de gouvernement en Haïti n’a osé remettre sur la table la question de la dette.
L’Université d’État d’Haïti a formé la semaine dernière un groupe de travail pour réclamer la restitution de la “Dette de l’Indépendance” et des compensations versées durant les XIXe et XXe siècles. Elle a annoncé avoir créé un groupe de travail qui s’engage à approfondir les recherches, évaluer les montants réclamables et sensibiliser le gouvernement et la société civile, en visant à mobiliser des acteurs nationaux et internationaux pour soutenir ce processus, formant ainsi une coalition engagée pour faire avancer ce dossier crucial.
Des précédents historiques montrent que d’autres nations ont offert des réparations pour des injustices passées, comme les États-Unis envers les Japonais-Américains et les Amérindiens, ou encore l’Allemagne dans le Traité de réparation Israélo-Allemand de 1952. Ces exemples soulignent l’importance de reconnaître les torts passés et de travailler vers des solutions concrètes pour réparer les dommages causés.