PORT-AU-PRINCE, samedi 9 novembre 2024– Le rapport du Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH) intitulé “Fonctionnement de la justice haïtienne au cours de l’année judiciaire 2023-2024” brosse un tableau préoccupant de la justice en Haïti. Cette année judiciaire a été marquée par une succession de grèves des professionnels du secteur, des remplacements et mutations de magistrats, ainsi que par la certification controversée des juges. Les impacts de ces événements se sont avérés dévastateurs, en particulier pour les justiciables en détention préventive, exposant la fragilité d’un système qui peine à remplir ses fonctions essentielles.
Selon le RNDDH, les grèves ont gravement perturbé le déroulement de l’année judiciaire 2023-2024. Les premiers mouvements sociaux sont initiés par le Collectif des Magistrats Debout d’Haïti (COMADH), qui entame une grève nationale le 20 novembre 2023, à peine quelques jours après l’ouverture officielle de l’année judiciaire. Ce mouvement, visant à exiger de meilleures conditions de travail pour les parquetiers et parquetières, paralyse rapidement les activités judiciaires sur l’ensemble du territoire. Après presque un mois de paralysie, les magistrats annoncent une trêve le 12 décembre 2023. Or, cette même journée, l’Association Nationale des Greffiers Haïtiens (ANAGH) annonce à son tour une grève pour exiger l’application de l’accord signé en 2017 avec le ministère de la Justice et de la Sécurité publique. Cette grève durera plus de cinq mois, n’étant levée que le 27 mai 2024.
Les tensions entre le ministère de la Justice et les professionnels du secteur se prolongent tout au long de l’année judiciaire, car le 19 juin 2024, les magistrats reprennent la grève, invoquant le non-respect des engagements du ministère. Une rencontre décisive intervient le 16 août 2024 entre les représentants des magistrats et le ministre de la Justice, Maître Carlos Hercule. Celui-ci promet alors d’appliquer la loi de 2007 relative au statut de la magistrature, de garantir aux commissaires du gouvernement des privilèges égaux à ceux des doyens et de réserver un traitement équitable aux substituts du procureur. À cette occasion, le ministre s’engage également à verser aux magistrats trois mois d’indemnités pour l’année fiscale en cours. Le 19 août, en réponse à ces promesses, la COMADH accepte d’observer un sursis jusqu’au 30 novembre 2024.
Cependant, ce sursis coïncide avec la mise en place d’un état d’urgence dans plusieurs communes de l’Ouest, étendu par la suite aux départements de l’Artibonite, du Centre et des Nippes, ainsi qu’aux arrondissements de Plaisance et de Limbé dans le Nord. Le RNDDH souligne que la focalisation des parquetiers et greffiers sur leurs conditions de travail, bien que légitime, a conduit à une paralysie presque totale de l’appareil judiciaire, compromettant les droits des détenus, en particulier ceux en détention préventive, déjà soumis à de longues périodes de rétention sans jugement.
L’année judiciaire 2023-2024 a également été le théâtre de nombreux changements au sein de la magistrature et des structures judiciaires. Plusieurs responsables ont été remplacés, de nouvelles nominations ont eu lieu, et une judicature renouvelée a été installée. Le 12 juin 2024, Maître Carlos Hercule remplace Emmelie Prophète Milcé à la tête du ministère de la Justice. Prophète Milcé, nommée en novembre 2022 après la mise à l’écart de Maître Bertho Dorce pour trafic d’influence et implication dans un scandale de trafic d’armes, avait elle-même été écartée lors de la réorganisation du gouvernement dirigé par Ariel Henry.
Au niveau du Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire (CSPJ), une nouvelle judicature entre en fonction le 3 octobre 2024, composée de Jean Joseph Lebrun (président), Barthélémy Altenor (vice-président), Carvès Jean (commissaire du gouvernement près la Cour de cassation), Noé Massillon Pierre-Louis (représentant des Cours d’appel), Wando Saint-Vilier (représentant des Tribunaux de première instance), Lionel Constant Bourgouin (représentant des Parquets près les Tribunaux de première instance), Erode Bazile (représentant des Tribunaux de paix) et Jude Thimogène (représentant des droits humains). Le RNDDH déplore l’absence de représentation féminine au sein de cette judicature, ainsi que celle d’un représentant de la Fédération des Barreaux d’Haïti.
Les remplacements au sein des Parquets près les Tribunaux de première instance se multiplient également. À Port-au-Prince, le 27 juin 2024, Maître Edler Guillaume est remplacé par Lionel Constant Bourgouin, qui promet de réformer le Parquet pour combattre la corruption. Aux Cayes, après la nomination de Maître James Jean-Louis le 27 juin, celui-ci est suspendu suite à une affaire de violence impliquant la bastonnade et l’exécution sommaire de Josème Joseph. Le magistrat Joubert Amazan lui succède. De nombreux autres changements sont recensés à Jérémie, Hinche, Mirebalais, Coteaux et Croix-des-Bouquets, où des magistrats sont remplacés pour diverses raisons, dont des scandales de corruption, des actes de violence ou des soupçons d’influence illicite.
Les tribunaux de première instance ne sont pas épargnés par les défis. Le 29 janvier 2024, les mandats de neuf juges d’instruction de Port-au-Prince arrivent à terme. Parmi eux, les magistrats Al Duniel Dimanche et Gerty Leon Alexis ne voient pas leurs mandats renouvelés. En outre, de nombreux juges de cette juridiction se trouvent sans chambres criminelles adéquates, certains étant contraints de travailler dans des installations provisoires telles que les locaux de la Commission Nationale de Lutte contre la Drogue (CONALD). Les locaux du Parquet et du Tribunal de première instance de Port-au-Prince sont eux-mêmes exposés aux violences environnantes, avec des véhicules endommagés par des balles perdues.
Le Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire (CSPJ) haïtien a récemment entrepris un processus de certification visant à évaluer la compétence, l’intégrité et l’éthique des magistrats dans le cadre de l’année judiciaire 2023-2024. Selon un rapport du Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH), ce processus a mis en lumière des déficiences préoccupantes au sein du corps judiciaire, aboutissant à la certification de certains magistrats, le rejet de la candidature de plusieurs autres, et la mise en attente pour des dossiers nécessitant un examen approfondi.
Le rapport du RNDDH révèle qu’un total de trente magistrats ont été certifiés et jugés aptes à poursuivre leurs fonctions dans le système judiciaire. Parmi eux, Marie Evard Jean Phillipe Adam, juge de siège au Tribunal de première instance des Gonaïves, Elie Camille Armand, suppléant juge au Tribunal de paix des Cayes-Jacmel, et plusieurs autres qui officient dans diverses juridictions telles que Fort-Liberté, Port-au-Prince, et Jérémie. Ce groupe a satisfait aux exigences du CSPJ, garantissant ainsi leur compétence et leur moralité pour exercer dans un contexte particulièrement difficile.
Toutefois, douze autres magistrats n’ont pas été certifiés pour diverses raisons, parmi lesquelles l’insuffisance académique, des problèmes d’éthique, l’absence d’intégrité morale, ainsi que des accusations graves telles que le rançonnement des justiciables, l’implication dans des affaires de spoliation et d’association avec des bandes armées. Le juge Luc André, officiant au Tribunal de première instance du Cap-Haïtien, et Stuva Barbier, suppléant juge au Tribunal de paix de Petite-Rivière de Nippes, figurent parmi ceux dont la candidature a été rejetée pour des manquements à l’éthique et à l’intégrité. Dans certains cas, comme celui de Wisly Ciles, suppléant juge au Tribunal de paix de Saint-Michel de L’Attalaye, les accusations incluent le rançonnement des justiciables, un abus de pouvoir systématique, et une implication dans des actes d’agression.
Par ailleurs, dix-huit autres magistrats font actuellement l’objet d’un examen plus approfondi de leur dossier. Ces cas en suspens soulignent les défis du système judiciaire haïtien, où les enquêtes sur l’intégrité des magistrats restent complexes et nécessitent des investigations supplémentaires pour garantir la transparence et l’objectivité du processus.
Dans ce même contexte, le ministre de la Justice et de la Sécurité publique, Maître Carlos Hercule, a annoncé le 4 octobre 2024 la nomination de quatre-vingt-quatre nouveaux juges. Cette vague de nominations répond aux nécessités de renforcer les institutions judiciaires locales avec de nouveaux magistrats, espérant ainsi apporter une stabilité au système juridique et soutenir les activités judiciaires au sein du pays.
Le rapport du RNDDH met en exergue les carences structurelles de la justice haïtienne et souligne la nécessité de réformes profondes pour restaurer la crédibilité du système judiciaire et garantir l’accès à une justice équitable pour tous.