NEW-YORK, lundi 14 août 2023- Dans rapport particulièrement accablant sur la situation des droits humains en Haïti, l’organisation internationale non-gouvernementale, Human Rights Watch (HRW) retrace les atrocités commises en toute impunité par les gangs armés, notamment dans les quartiers les plus défavorisés du pays.
« Ils nous violent parce qu’ils ont le contrôle, parce qu’ils ont des armes, parce qu’il n’y a personne pour nous défendre. Il n’y a ni police, ni État », selon un extrait de témoignage d’une survivante de la violence à Cité Soleil, repris par HRW.
Selon le rapport de HRW, le 15 avril 2023, Joséphine T., 29 ans, et sa sœur rentraient à pied avec des hommes dans le quartier de Brooklyn à Port-au-Prince, quand elles ont été arrêtées par des membres du groupe criminel G9 à un endroit appelé Carrefour la Mort.
‘‘Les membres du G9 ont placé les hommes en file indienne et en ont tué certains à coups de machette, d’autres à l’arme à feu. « Les criminels ont découpé les corps de certains hommes avant de les regrouper et de les brûler », a expliqué Joséphine. Ils ont ensuite violé les deux sœurs à plusieurs reprises. Quelques heures après être rentrée chez elle, Joséphine a appris que son frère de 27 ans faisait partie de ceux qui ont été tués’’, souligne le rapport.
‘‘La violente expérience de Joséphine n’est pas un cas unique’’, déclare HRW. Brooklyn, à la périphérie de santé depuis que les affrontements entre le G9 et un groupe criminel rival, le G-Pèp, ont commencé en juillet 2022.
« Malgré les risques, écrit l’organisation de défense des droits humains, les habitants doivent quitter le quartier pour se procurer de la nourriture et répondre à d’autres besoins essentiels. Si les deux groupes ont convenu d’une trêve à la fin du mois de juin 2023, qui a débouché sur un cessez-le-feu précaire, les quartiers restent sous leur contrôle et les cas d’abus ne cessent de se multiplier. Les habitants peinent toujours à envoyer leurs enfants à l’école et nombreux sont ceux qui ne peuvent manger qu’un repas tous les deux ou trois jours », lit-on dans le rapport.
Selon le Bureau intégré des Nations en Haïti (BINUH), les groupes criminels en Haïti ont tué plus de 2 000 personnes entre janvier et juin 2023, soit une augmentation de presque 125 pour cent par rapport à la même période en 2022, rappelle HRW.
Le BINUH a également documenté 1 014 enlèvements pendant la même période ainsi que des « viols systématiques », les groupes criminels ayant recours à la violence sexuelle pour terroriser la population et démontrer leurs capacités de contrôle.
‘‘Les membres des familles des victimes et les survivant-e-s ont dit avoir souffert, ou avoir été témoins, de ces abus et de bien d’autres encore dans la région métropolitaine de Port-au-Prince depuis janvier 2023’’, fait remarquer l’organisation. Ces différentes formes de violence ont souvent été accompagnées d’incendies de maisons et de pillages, obligeant la population à prendre la fuite.
HRW affirme dans son rapport que ‘‘le gouvernement haïtien n’est pas parvenu à protéger la population de la violence de ces groupes criminels. Pour les habitants des zones concernées, la police et autres autorités sont quasi inexistantes.’’
HRW souligne qu’en réponse à cette situation, certains habitants ont eu recours à une « justice populaire », en créant le mouvement « Bwa Kale » (Bois épluché), qui a pris de l’ampleur à la fin du mois d’avril 2023. Selon le BINUH en date de juin 2023, ce mouvement aurait tué plus de 200 personnes soupçonnées d’être des membres de groupes criminels, souvent avec la complicité d’officiers de police, dans tous les départements d’Haïti, rappelle l’organisation.
Elle précise que cette situation sécuritaire catastrophique est exacerbée par une impasse politique profonde, le dysfonctionnement du système judiciaire et une impunité persistante pour les violations des droits humains.
« Le Premier ministre Ariel Henry contrôle toutes les fonctions exécutives et parlementaires depuis l’assassinat du président Jovenel Moïse en 2021, et n’est pas parvenu à trouver un consensus avec les acteurs politiques haïtiens pour assurer une transition démocratique. Selon les informations existantes, il n’y a pas eu de poursuites ni de condamnation contre les responsables des meurtres, des enlèvements et des violences sexuelles commis depuis le début de l’année », déclare HRW.
HRW met l’accent également sur l’insécurité alimentaire en Haïti, rappelant que les Nations Unies estiment que près de la moitié de la population totale d’Haïti, qui représente 11,5 millions de personnes, souffre d’une grave insécurité alimentaire.
« Plus de 19 000 personnes qui vivent dans la commune de Cité Soleil à Port-au-Prince ont connu une famine catastrophique à la fin de l’année 2022, une première en Haïti et dans les Amériques. Haïti est désormais l’un des pays dont les communautés sont les plus menacées par la famine aux côtés de l’Afghanistan, du Burkina Faso, du Mali, de la Somalie, du Soudan du Sud, du Soudan et du Yémen », selon HRW qui cite un rapport de l’ONU.
L’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et le Programme alimentaire mondial (PAM) ont élevé Haïti au « plus haut niveau de préoccupation » en matière d’insécurité alimentaire pour la période allant de juin à novembre 2023. En outre, environ 5,2 millions de personnes ont actuellement besoin d’une assistance humanitaire, soutient HRW.
Le rapport de HRW indique que, ‘‘près de 195 000 Haïtiens sont actuellement déplacés à l’intérieur du pays en raison de la violence, et beaucoup d’autres ont quitté le pays, souvent en entreprenant de dangereux voyages vers des destinations qu’ils espèrent plus sûres. Au cours du premier semestre 2023, plus de 73 000 personnes ont été renvoyées de force en Haïti, souvent dans des conditions abusives, principalement depuis la République dominicaine ou d’autres pays, malgré les risques élevés que ces renvois font peser sur leur vie et leur intégrité physique.’’
Le rapport de HRW documente également certains des abus commis par divers groupes criminels dans quatre communes de la zone métropolitaine de Port-au-Prince – Cabaret, Cité Soleil, Croix-des-Bouquets et Port-au-Prince – entre janvier et avril 2023.
‘‘Au total, Human Rights Watch a documenté 67 meurtres, dont ceux de 11 enfants et de 12 femmes, et 23 cas de viols, dont 19 où les victimes ont été violées par plusieurs individus. Ce décompte ne comprend que les cas pour lesquels Human Rights Watch s’est entretenu avec des victimes ou des membres de leur famille et d’autres témoins, et non les cas signalés par d’autres organisations. Un grand nombre des personnes interrogées par Human Rights Watch ont été contraintes de quitter leur domicile à la suite de cette dernière série de violences’’, informe HRW.
Human Rights Watch qui a effectué une visite en Haïti à la fin du mois d’avril et au début du mois de mai 2023, affirme avoir interrogé 127 personnes. Parmi les personnes interrogées figuraient 58 victimes et témoins de violences, tous interrogés en personne en Haïti, ainsi que des membres de la société civile haïtienne, des organisations de défense des droits humains et de la diaspora, des représentants des Nations Unies et d’autres agences humanitaires, des acteurs politiques haïtiens et des responsables gouvernementaux, dont le Premier ministre Henry, et des responsables internationaux travaillant sur Haïti.
L’organisation affirme également avoir analysé des données et informations de l’ONU, d’organisations non gouvernementales internationales, de groupes de la société civile haïtienne et des médias.
Human Rights Watch affirme également avoir vérifié 15 vidéos et 5 photographies d’incidents violents, et a eu recours à des images satellite pour géolocaliser des extraits vidéo importants concernant des cas spécifiques survenus dans la zone métropolitaine de Port-au-Prince.
L’organisation souligne que certains des abus les plus flagrants ont été commis dans le quartier de Brooklyn de Cité Soleil, où vit Joséphine, et dans ses environs.
‘‘À partir de la mi-mars 2023, poursuit HRW, les affrontements se sont intensifiés entre deux des principales coalitions criminelles, la fédération G-Pèp, qui contrôlait Brooklyn à la date de la rédaction du présent rapport, et l’alliance G9, qui contrôle tous les quartiers environnants et tente de s’étendre et prendre le contrôle de Brooklyn.’’
HRW rappelle que ‘‘le G9 a bloqué toutes les voies de sortie de Brooklyn, à l’exception de Carrefour la Mort. Ses membres se sont positionnés à cet endroit et, pendant un mois et demi de violence extrême, de la mi-mars à la fin avril, ils ont régulièrement tiré sur les habitants de Brooklyn qui tentaient de se rendre au centre-ville ou de rentrer chez eux, les ont tués et ont commis des viols collectifs. La plupart des violences se sont produites à un endroit connu sous le nom de Dèyè Mi (Derrière le mur).’’
‘‘ Aucune des victimes du quartier de Brooklyn interrogées par Human Rights Watch n’a dénoncé les abus publiquement, auprès de la police ou en déposant des plaintes auprès des autorités judiciaires, parce qu’elles craignent des représailles et n’ont pas confiance dans les autorités judiciaires, ou n’y ont pas accès’’, fait remarquer HRW.
Selon l’organisation, « Cette lutte violente pour le contrôle – alimentée par les intérêts électoraux et économiques des élites et groupes criminels dans la zone – a considérablement réduit la capacité des habitants de Brooklyn à accéder aux services essentiels et aux produits de première nécessité, puisque les marchés et centres de santé ont fermé leurs portes. Presque toutes les victimes et tous les témoins de Brooklyn ont déclaré qu’ils avaient des difficultés quotidiennes à trouver de la nourriture pour leur famille et à vivre dans un environnement caractérisé par la saleté des eaux usées, due à l’accumulation d’ordures dans les égouts de la ville qui traversent le quartier et se jettent dans la mer ».
‘‘Le G9 a coupé l’électricité il y a environ deux ans et a empêché les citernes de distribution d’eau et les agents d’assainissement d’entrer dans Brooklyn pendant les affrontements. Certaines personnes dont les maisons ont été incendiées lors des affrontements ont des difficultés à trouver un endroit où dormir la nuit, rapporte HRW.
HRW cite une organisation communautaire active à Brooklyn a documenté ‘‘les meurtres d’une centaine de personnes, ainsi qu’une centaine de cas de violence sexuelle, au cours des sept semaines de mars et d’avril 2023. Depuis le mois de mai, seuls quelques abus sporadiques ont été signalés à Carrefour la Mort et à Dèyè Mi, mais la violence se poursuit dans d’autres parties de Brooklyn en raison des attaques des membres du G9 qui encerclent toujours le quartier.’’
L’organisation rappelle qu’Haïti est partie aux principaux traités relatifs aux droits humains, notamment le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) et la Convention américaine relative aux droits de l’homme, qui protègent, entre autres, les droits à la vie, à l’intégrité physique et à la liberté.
Selon HRW, les autorités haïtiennes ont l’obligation de protéger efficacement ces droits, notamment en prenant des mesures adaptées pour protéger les personnes contre les menaces raisonnablement prévisibles que des acteurs non étatiques, notamment des criminels et des membres du crime organisé, font peser sur leur vie.