PORT-AUPRINCE, dimanche 22 octobre 2023– Le groupe d’expert qui a enquêté sur la criminalité en Haïti décrit, dans leur rapport, le trafic d’armes et de munitions vers Haïti comme l’un des principaux moteurs de l’expansion du contrôle territorial des gangs et des niveaux extrêmes de violence armée dans le pays, et représente une menace pour la stabilité régionale.
Dans le rapport soumis au comité des sanctions, le Groupe d’experts estime que les autorités haïtiennes et les États Membres de la région dans son ensemble devraient avoir pour priorité de mettre fin au flux d’armes et de munitions dans le pays, et que les dispositions relatives à l’embargo sur les armes ciblé devraient être renforcées de toute urgence et de manière stricte.
Selon les experts onusiens, la demande d’armes progresse et les prix sont élevés, ce qui fait du trafic d’armes une activité très lucrative, même en petites quantités(« trafic de fourmi »). Ainsi, des fusils semi-automatiques de 5,56 mm, qui se vendraient pour quelques centaines de dollars aux États-Unis, sont régulièrement vendus entre 5 000 et 8 000 dollars en Haïti, tandis qu’une arme de poing de 9 mm peut être vendue entre 1 500 et 3 000 dollars et les munitions entre 3 et 5 dollars la cartouche.
Ils ajoutent que ‘‘les saisies d’armes à destination d’Haït ou déjà dans le pays ne sont pas énormes en termes de quantité – la plus importante relevée par le Groupe d’experts depuis janvier 2022 fait état de 23 articles pour les armes à feu et 120 000 cartouches pour les munitions; toutefois, les trafics sont nombreux, d’où une accumulation inquiétante de matériel dans le pays.’’
Le rapport indique que « les détenteurs d’armes qui se fournissent de manière illicite sont de tout type : civils, sociétés de sécurité privées et gangs. Bien que les réseaux de trafic ne soient pas très sophistiqués, ils font intervenir un large éventail d’acteurs allant d’hommes de paille (straw-buyers) aux États-Unis, aux transporteurs de fonds, aux transitaires, aux fonctionnaires et aux petits opérateurs du marché illicite en Haïti, qui vendent aux plus offrants ».
Les experts informent que ‘‘certains gangs disposent non seulement de moyens financiers importants qui leur permettent de se procurer du matériel coûteux, mais ils ont aussi des réseaux qui leur facilitent l’achat à l’étranger et le transport jusqu’en Haïti.’’
Le Groupe d’experts travaille actuellement sur plusieurs affaires de trafic par voie maritime, terrestre et aérienne, dont certaines figurent dans le présent rapport. Il poursuit son enquête sur d’autres, qui feront l’objet d’un rapport en temps utile, précise le document.
Le Groupe d’experts affirme avoir également reçu des informations concernant des saisies d’armes vers Haïti et des saisies effectuées dans le pays. De plus, il a eu de nombreux entretiens avec des représentants de services de renseignement et de forces de l’ordre en Haïti et dans la région ainsi qu’avec les autorités locales et les organisations de la société civile, les personnes vivant dans les zones où sévissent les gangs et des personnes qui possèdent des armes légalement ou illégalement.
Le Groupe d’experts indique avoir envoyé à trois pays des demandes de traçage concernant 74 armes à feu illicites récemment saisies et faisant l’objet d’une enquête ; ces armes avaient été fabriquées ou originellement achetées dans ces pays. ‘‘Au moment de la soumission du rapport, seul un État Membre avait répondu. Le Groupe d’experts souligne que si les États Membres ne l’aident pas à tracer les armes à feu, il ne pourra pas reconstituer la chaîne de détention’’.
Les experts reconnaissent qu’il est très difficile de déterminer le nombre d’armes à feu en circulation dans la population civile, mais soulignent que ‘‘les organisations de recherche spécialisées, les organismes des Nations-Unies et les agences gouvernementales haïtiennes estiment qu’il serait de 291 000 en 2018 et de 600 000 en 2022.’’
Ils notent que ‘‘seulement quelques milliers de permis d’armes à feu sont délivrés ou renouvelés chaque année et que la grande majorité des armes à feu sont détenues de manière illégale. Comme dans d’autres pays des Caraïbes, les armes de poing de 9 mm restent les plus convoitées. Les autorités ont saisi 191 armes à feu entre octobre 2022 et juillet 2023, dont 102 pistolets et 45 fusils.’’
« Ces trois dernières années, soulignent-ils, les gangs des départements de l’Ouest et de l’Artibonite ont considérablement accru leur puissance de feu, leur stratégie d’acquisition se concentrant surtout sur les fusils semi-automatiques. Les membres des gangs continuent d’utiliser principalement des armes de poing de 9 mm et des fusils semiautomatiques de 5,56 mm ainsi que des fusils semi-automatiques de 7,62 x 39 mm, mais dans une bien moindre mesure. Aucun effort n’est ménagé pour se procurer les munitions associées à chacun de ces calibres », précise le rapport.
Le Groupe d’experts se dit préoccupé par la présence d’armes et de munitions de plus gros calibre en circulation dans les gangs.
Il affirme avoir reçu des vidéos récentes de mitrailleuses légères de 7,62 x 51 mm alimentées par bande de munitions, aux mains des gangs Canaan et 5 Segond. Il a également reçu des vidéos montrant les gangs Grand Ravine et Ti Bois en possession de munitions de 12,7 x 99 mm (pour mitrailleuses lourdes ou fusils de tireur d’élite). ‘‘Il n’a pas été en mesure de confirmer si ces gangs disposaient des systèmes d’armes correspondants, mais il a reçu des preuves selon lesquelles ils avaient essayé activement d’en acheter,’’ lit-on dans le rapport
Selon le personnel médical interrogé par le Groupe d’experts, ‘‘le nombre croissant d’armes en circulation ainsi que la modernisation des arsenaux ont un impact sur la légalité et la gravité des blessures . Le Groupe d’experts a également documenté l’utilisation de munitions à pointe creuse en Haïti. Les balles à pointe creuse, qui se dilatent à l’impact, provoquent des blessures plus dévastatrices’’, précise le rapport.
Selon le constat des experts onusiens, ‘‘la majorité des armes à feu et des munitions en circulation dans le pays sont fabriquées ou achetées à l’origine aux États-Unis. Elles arrivent en Haïti directement depuis les États-Unis ou via la République dominicaine.’’
« On a constaté également des tendances moins courantes, comme la présence de fusils de type AK retrouvés en Haïti, détournés d’un pays d’Amérique du Sud et probablement introduits dans le pays à la faveur du trafic de drogue (voir par. 113 à 123) ou importés de la République dominicaine, où des saisies récentes ont permis de trouver des armes en provenance d’Amérique du Sud », ajoutent-ils
Le Groupe d’experts souligne que ‘‘si les gangs peuvent acheter sur le marché illicite haïtien ou en République dominicaine des armes de poings, des fusils à pompe et des fusils semi-automatiques de 5,56 mm ainsi que les munitions correspondantes, les gangs les plus importants et les plus riches essaient de se fournir directement aux États-Unis pour certains types de matériel spécifiques, par exemple des armes de plus gros calibre, comme des fusils anti-matériel de 12,7 x 99 mm, des mitrailleuses légères et les munitions correspondantes ou d’autres calibres peu courants.’’
Selon eux, le manque de ressources de l’administration douanière et les niveaux élevés de corruption dans le département sont des facteurs clés qui favorisent le trafic d’armes à destination d’Haïti (voir par. 82 à 86 et annexe 24). Au vu des saisies signalées depuis 2020, la plupart des ports d’entrée en Haïti – terrestres, maritimes ou aériens – sont exposés au trafic d’armes et de munitions.
Selon le groupe d’experts des Nations-Unies, cCompte tenu de leur proximité relative, de la présence d’une diaspora haïtienne importante, des prix bas et des contrôles limités sur les achats, les États-Unis sont une source de matériel intéressante pour les détenteurs d’armes en Haïti.
Il souligne que les autorités américaines ont renforcé les contrôles et saisi plusieurs armes et munitions à destination d’Haïti par voie maritime ou aérienne. Entre janvier 2020 et juillet 2023, le Bureau des douanes et de la protection des frontières des États-Unis a saisi 15 938 munitions de différents calibres ainsi que 35 carcasses et 59 armes, dont 45 armes de poing, 1 fusil de chasse, 12 fusils et 1 mitrailleuse.
La grande majorité des saisies faites par les autorités américaines ont eu lieu à Miami, l’un des principaux points de départ des conteneurs de marchandises vers Haïti et également le seul endroit aux États-Unis d’où partent des bateaux transportant vers Haïti des biens de seconde main en vrac. Ces bateaux, qui peuvent servir au trafic d’armes et de munitions à destination d’Haïti, partent de docks situés sur la Miami River, que le Groupe d’experts a visités, indique le rapport.
Selon les experts, ‘‘étant donné que le marché (illicite) d’armes à feu en Haïti est dépendant de celui des États-Unis, le Groupe d’experts doit absolument se tenir informé de l’évolution de la technologie, notamment de la production d’armes à feu de fabrication privée. Au cours de la période considérée, le Groupe d’experts a confirmé la présence d’armes à feu de fabrication privée, connues sous le nom d’« armes fantômes » (ghost guns), et a documenté, dans des saisies récentes, plusieurs carcasses manufacturées ou fabriquées par machine a fraiser CNC, utilisées dans l’assemblage de ce type d’armes.’’
Les experts estiment qu’il s’agit ‘‘d’une tendance nouvelle, mais préoccupante qui pose un grave problème au contrôle des armes aux États-Unis et dans les Caraïbes, car les armes fantômes peuvent être fabriquées de manière relativement simple en achetant des pièces auprès de fournisseurs en ligne, les soustrayant ainsi au contrôle qui s’applique aux armes à feu fabriquées de manière classique. De plus, comme elles n’ont pas de numéro de série, elles sont intraçables’’, ajoutent-ils.
Le trafic d’armes et de munitions se fait également entre la République dominicaine, notent les experts, soulignant que qu’une grande partie du trafic passe sous le radar, toutefois, les autorités dominicaines et haïtiennes ont effectué plusieurs saisies récentes de part et d’autre de la frontière.
Selon le rapport des experts, les affaires concernent souvent du matériel acheté à l’origine aux États-Unis et acheminé vers le marché illicite de la République dominicaine. Bien que moins lucratif que les importations directes en provenance des États-Unis, l’achat de matériel sur le marché illicite dominicain reste intéressant. Un fusil semi-automatique de 5,56 mm coûtant entre 500 et 700 dollars aux États-Unis peut se vendre environ 2 500 dollars en République dominicaine ou deux à trois fois plus en Haïti. Dans un cas, du matériel parti des États-Unis vers la République dominicaine devait être transféré directement vers Haïti, précise le document.
Les affirment que « plusieurs gangs, en particulier 400 Mawozo, dont le territoire est le plus proche de la frontière, passent par des trafiquants dominicains pour acquérir des armes à feu et des munitions. Le Groupe d’experts a enquêté sur d’autres cas montrant des réseaux passant par des responsables corrompus, notamment des policiers, des fonctionnaires et des proches des autorités locales, qui facilitent le passage de matériel illicite. Dans la plupart des cas examinés par le Groupe d’experts, le trafic passe par le poste-frontière de Belladère, par lequel la plupart des marchandises officielles en provenance de la République dominicaine entrent en Haïti », indique le rapport.
Les experts onusiens soulignent que ‘‘la présence d’armes à feu en Haïti déstabilise encore davantage la région, compte tenu du trafic d’armes à feu vers la Jamaïque. Le trafic historique de marijuana de la Jamaïque vers Haïti par la voie maritime s’est transformé, au fil du temps, en un échange d’armes contre de la drogue (ganja). Selon des sources de sécurité régionales enquêtant sur la question, une arme de poing peut s’échanger contre 18 kg de marijuana (environ 2 000 dollars), ce type d’armes à feu étant particulièrement demandé en Jamaïque’’, précisent-ils.
Le rapport du groupe d’Experts de l’ONU trait aussi d détournement d’armes et de munitions en Haïti.
D’après le rapport, le détournement des stocks de la police – par le vol ou la perte – a pour conséquence que les armes et les munitions de la police se retrouvent régulièrement entre les mains de criminels et de membres de gangs. Avec le soutien de partenaires internationaux, la police s’emploie actuellement à renforcer sa capacité de gestion des armes et des munitions et à relever les principaux défis.
Le document souligne qu’entre 2012 et 2023, près de 2 500 armes à feu de la police ont été déclarées perdues ou volées.
« Si les policiers sont régulièrement la cible de gangs et se font voler leurs armes, certains d’entre eux vendent leurs propres armes à feu et munitions. Les unités de police, même celles qui n’utilisent pas habituellement les armes à feu dont elles disposent, reçoivent régulièrement des munitions, ce qui pousse certains policiers à vendre leur surplus », déclarent les experts.
Ils indique que ‘‘les unités de police saisissent régulièrement des armes à feu et des munitions illicites ; toutefois, faute de cadre réglementaire, de procédures opérationnelles normalisées ou de ressources, le matériel saisi est mal géré et parfois détourné.’’
Des armes en possession des civils
Le rapport souligne qu’en l’absence d’armuriers officiels dans le pays, la grande majorité des armes à feu pour lesquelles des permis sont demandées et délivrés sont importées illégalement dans le pays.
Le rapport rappelle que la loi permet aux Haïtiens de demander des autorisations de détention ou de port de certains types d’armes de poing et de fusils de chasse. À l’heure actuelle, indiquent les experts, la base de données du Service de permis des armes à feu (SPAF) contient 47 000 armes de poing et fusils de chasse enregistrés, dont plus de 40 000, ne sont associées à aucun permis valide.
‘‘Ce service ne dispose pas des ressources nécessaires pour fonctionner correctement ou contrôler les armes à feu enregistrées. De plus, comme les gangs contrôlent actuellement les routes menant à Port-au-Prince, les civils qui se trouvent hors de cette localité ne peuvent pas faire une demande de permis ou de renouvellement de permis auprès du service compétent’’, ajoutent le document.
Quant aux sociétés de sécurité privées, « il existe actuellement 103 qui sont enregistrées auprès du Ministère de l’intérieur haïtien et de nombreuses autres opèrent sans autorisation. Le contrôle étant extrêmement limité, beaucoup de ces sociétés violent la législation sur le contrôle des armes, et donc contribuent à la circulation illicite des armes en Haïti. Des entreprises ainsi qu’un certain nombre de personnalités politiques arment également leurs propres équipes de sécurité internes, en toute opacité », selon le rapport du groupe d’experts.
- La réglementation des sociétés de sécurité privées est une question délicate en Haïti, car il s’agit d’une activité très lucrative et prisée des hauts responsables gouvernementaux en poste ou non. Ces sociétés représentent une source essentielle d’emploi dans le pays, les estimations variant entre 30 000 et 90 000 employés. La loi autorise une entreprise à avoir un nombre d’armes égal à jusqu’à 50 % du nombre de ses employés ; certaines des plus grandes entreprises en Haïti comptent 2 000 employés.
Le document indique que les sociétés de sécurité privées se procurent souvent des armes sur le marché illicite.
Citant des sources ayant une connaissance directe de la question, le Groupe d’experts affirme avoir été informé que ‘‘de nombreuses entreprises ne gèrent pas correctement leurs stocks d’armes, n’ont pas enregistré toutes leurs armes à feu et possèdent trop d’armes à feu et des types d’armes qui sont en violation de la législation, y compris des pistolets de 9 mm et des fusils semi-automatiques. De plus, des détournements non déclarés des stocks des sociétés de sécurité privée, notamment des vols et des pertes, se produisent régulièrement.’’