Haïti : “Des enfants pris au piège de la violence criminelle et de la faim,”- Human Rights Watch…

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PORT-AU-PRINCE, mercredi 9 octobre 2024- D’entrée de jeu, l’organisation Human Rights Watch responsabilise le gouvernement de transition qui, selon elle,  doit donner la priorité à leur protection et à leur réintégration. Les enfants en Haïti, souvent poussés par la faim et la pauvreté extrême, se retrouvent de plus en plus impliqués dans des groupes criminels qui les exploitent, les maltraitent et les exposent à des risques dévastateurs. Human Rights Watch, dans son rapport d’octobre 2024, met en lumière la situation alarmante des enfants haïtiens pris au piège de la violence. Ces jeunes, privés d’opportunités, sont souvent contraints de rejoindre des gangs où ils subissent des abus physiques, psychologiques et sexuels. Cette situation appelle une intervention urgente du gouvernement haïtien et de la communauté internationale pour protéger et réhabiliter ces enfants.

Depuis plusieurs mois, la violence criminelle à Haïti a pris une tournure encore plus sombre, les groupes armés intensifiant leur recrutement d’enfants. Cette tendance est directement liée aux opérations de maintien de l’ordre lancées par la Mission multinationale d’appui à la sécurité (MMAS) et la Police nationale d’Haïti (PNH). Selon des organisations locales et internationales de défense des droits humains, ces opérations visent à rétablir l’ordre dans un pays où les gangs contrôlent une grande partie du territoire, mais elles ont aussi entraîné des répercussions dramatiques pour les enfants.

Les chiffres sont inquiétants : près de 80 % de Port-au-Prince, la capitale haïtienne, et de ses environs sont sous l’emprise de groupes criminels. Ce contrôle s’étend également à plusieurs autres régions du pays. Selon le Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF), environ 2,7 millions de personnes, dont 500 000 enfants, vivent sous l’autorité de ces gangs. De plus, des estimations non officielles, basées sur les données des organisations humanitaires et des témoignages de représentants du gouvernement haïtien, indiquent qu’au moins 30 % des membres de ces groupes criminels sont des enfants. Cela signifie que des milliers d’enfants sont impliqués dans des activités illégales, comme l’extorsion, le pillage, le meurtre, l’enlèvement et d’autres formes de violence extrême.

Les enfants sont souvent poussés à rejoindre ces groupes criminels par la nécessité de survivre. En Haïti, où près de la moitié de la population fait face à une insécurité alimentaire aiguë, ces gangs représentent parfois la seule source de nourriture, d’abri et de revenus pour ces jeunes. Dans un entretien avec Human Rights Watch, un adolescent de 16 ans, originaire de Port-au-Prince, a raconté son parcours : « J’ai rejoint le groupe Village de Dieu à l’âge de 14 ans. Avant cela, je vivais avec ma mère, et nous luttions pour trouver de la nourriture et des vêtements. Il n’y avait rien à manger à la maison. Mais quand j’étais avec [le groupe], je pouvais manger. » Ce témoignage illustre la dure réalité de nombreux jeunes qui sont contraints de choisir entre la faim et une vie de criminalité.

Les filles, en particulier, sont exposées à des formes de violence encore plus graves lorsqu’elles rejoignent ces groupes. Elles deviennent souvent victimes de violences sexuelles, subissant des agressions répétées de la part des membres des gangs. Un travailleur humanitaire a décrit la situation sordide dans les gangs de Cité Soleil, affirmant que Gabriel, le chef du gang de Brooklyn, demandait à ses hommes de lui amener une fille vierge chaque mois. « Si le chef agit de la sorte, il n’y a aucun moyen d’empêcher les autres de faire de même », a-t-il déclaré. Les filles sont souvent forcées à assumer un rôle de servitude, effectuant les tâches domestiques tout en étant exposées à la violence physique et sexuelle.

Les conséquences de ces recrutements forcés sont dévastatrices. Non seulement ces enfants participent à des activités criminelles, mais ils subissent également des abus physiques et émotionnels de la part des adultes au sein des groupes criminels. Un garçon de 14 ans, membre du gang de Tibwa, a raconté à Human Rights Watch une expérience traumatisante : « Une fois, ils m’ont demandé de bander les yeux de quelqu’un que nous allions kidnapper. Quand j’ai refusé, ils m’ont frappé à la tête avec une batte de base-ball et m’ont dit que si je n’obéissais pas, ils me tueraient. » Les enfants qui tentent de résister aux ordres ou de quitter ces groupes sont souvent battus, menacés de mort, ou forcés à participer à des actes de violence pour prouver leur loyauté.

Les enfants ne sont pas seulement menacés par les groupes criminels auxquels ils appartiennent. Ils sont également confrontés à la violence de la police, des groupes rivaux, et des groupes d’autodéfense formés par des citoyens cherchant à protéger leurs quartiers. Entre janvier et juin 2024, le Bureau intégré des Nations Unies en Haïti a documenté des exécutions sommaires et des lynchages impliquant des enfants. Le rapport annuel 2024 sur les enfants et les conflits armés du Secrétaire général des Nations Unies a mis en lumière cette violence, exprimant sa préoccupation face aux violations des droits des enfants en Haïti et appelant à des solutions politiques pour mettre fin à cette situation.

Le bilan humain est lourd. Selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), plus de 300 000 enfants sont déplacés à l’intérieur du pays à cause de la violence. Le Bureau intégré des Nations Unies en Haïti rapporte que, de janvier à mi-septembre 2024, 105 enfants ont été tués, dont 78 garçons et 27 filles. Ces chiffres ne représentent que la partie visible de l’iceberg, les violences subies par les enfants étant souvent sous-déclarées, en raison de la stigmatisation et de la peur des représailles.

Malgré l’arrivée des premiers contingents de la MMAS fin juin 2024, autorisés par les Nations Unies et dirigés par le Kenya, la situation reste critique. Ces forces ont pour mission de soutenir la Police nationale d’Haïti dans ses efforts pour rétablir la sécurité, mais il reste à voir si leurs opérations prendront suffisamment en compte la protection des enfants. Plusieurs enfants interrogés par Human Rights Watch ont exprimé leur espoir que le gouvernement et les forces internationales répondent à leurs besoins spécifiques. « Je veux quitter la rue et ne plus faire partie d’un groupe criminel », a confié un jeune de 17 ans vivant à Carrefour. « Je veux retourner à l’école et retrouver ma famille. »

Cependant, même pour les enfants qui parviennent à quitter les gangs, la réinsertion dans la société est extrêmement difficile. Les familles et les communautés rejettent souvent ces enfants, les considérant comme des criminels et les stigmatisant. « Nous voyons des enfants revenir après avoir été associés à des gangs, mais ils sont souvent rejetés par leurs voisins et même par leurs proches », explique un responsable des droits humains. Cette stigmatisation rend leur réhabilitation encore plus complexe, les laissant sans soutien émotionnel ou matériel.

Les agences des Nations Unies, les organisations locales et le gouvernement haïtien, à travers l’Institut du Bien-être social et de Recherches, ont mis en place des programmes visant à soutenir les enfants anciennement associés à des groupes criminels. Ces initiatives incluent des programmes de réhabilitation, d’éducation et d’accès à des services essentiels. Cependant, en l’absence d’une stratégie globale et de ressources suffisantes, beaucoup d’enfants restent hors de portée de ces efforts. Le gouvernement de transition, tout en reconnaissant ce problème, n’a pas encore mis en place les mesures nécessaires pour garantir que tous les enfants reçoivent l’aide dont ils ont besoin.

Nathalye Cotrino, chercheuse à Human Rights Watch, conclut en appelant à une action immédiate : « Dans le cadre de sa réponse sécuritaire, le gouvernement de transition devrait donner la priorité à la protection des enfants impliqués dans les activités des groupes criminels. Il est impératif de mettre en œuvre des programmes de désarmement, de démobilisation et de réintégration, tout en offrant un accès élargi à l’éducation et à d’autres services essentiels. »

Le soutien de la communauté internationale, notamment en termes de financement, est essentiel pour garantir la réussite de ces initiatives. L’éducation, en particulier, joue un rôle crucial dans la réhabilitation des enfants. Fournir un accès à des écoles sécurisées, où ces jeunes peuvent recevoir un soutien psychosocial, est une priorité pour les aider à réintégrer la société et à prévenir leur recrutement par des groupes criminels.

Selon HRW, le défi de réintégrer ces enfants dans la société haïtienne dépasse largement les moyens actuels disponibles. Alors que la plupart des programmes de réhabilitation en Haïti manquent de ressources, la complexité de la situation des enfants recrutés par des groupes criminels souligne la nécessité d’une approche multisectorielle. La réintégration de ces jeunes ne se limite pas à leur extraction du monde des gangs. Elle implique également un accès à des services sociaux de base, notamment la santé, l’éducation, et un soutien psychologique adapté à leur vécu traumatique. Cependant, le manque de financements et de coordination entre les différents acteurs empêche une réponse à la hauteur des besoins.

L’éducation reste l’un des principaux vecteurs d’espoir pour sortir ces enfants du cycle de violence. Pourtant, le système éducatif haïtien, déjà fragile avant la montée en puissance des groupes criminels, est aujourd’hui gravement défaillant. Selon les estimations de l’UNICEF, plus de 500 000 enfants ne sont pas scolarisés en raison de l’insécurité, des fermetures d’écoles, et du manque de ressources. « Quand une école ferme, c’est une porte vers l’avenir qui se referme pour des milliers d’enfants, » a déclaré Nathalye Cotrino de Human Rights Watch. Cela illustre un paradoxe tragique : alors que l’éducation est l’une des solutions clés pour mettre fin au recrutement des enfants par les gangs, ces mêmes groupes contrôlent des territoires où les écoles restent fermées, ou sont converties en bases opérationnelles.

Le rapport de Human Rights Watch met également en exergue les lacunes du gouvernement haïtien, qui, en dépit de la gravité de la crise, n’a pas encore établi un cadre juridique complet pour protéger les enfants des gangs. Bien que Haïti ait ratifié la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant, les mesures concrètes de protection et de réhabilitation sont quasi inexistantes. Les institutions publiques, comme l’Institut du Bien-être social et de Recherches (IBESR), peinent à répondre aux besoins des enfants, en raison de leur sous-financement et d’une incapacité chronique à s’adapter aux réalités actuelles. Le manque de coordination entre le gouvernement et les organisations non gouvernementales est un autre obstacle à la prise en charge efficace de ces enfants.

Par ailleurs, la communauté internationale, bien qu’ayant fourni un certain soutien par le biais des agences des Nations Unies et d’organisations non gouvernementales, doit intensifier ses efforts. Les forces de la Mission multinationale d’appui à la sécurité (MMAS), qui sont actuellement en Haïti pour soutenir les opérations de sécurité, devraient incorporer des éléments de protection de l’enfance dans leurs stratégies de lutte contre les gangs. Une attention particulière doit être portée aux opérations qui visent les zones contrôlées par les groupes criminels. Des enquêtes ont montré que les enfants sont souvent pris dans des échanges de tirs, et des violations graves des droits de l’enfant sont régulièrement rapportées. Human Rights Watch appelle les forces multinationales à suivre les protocoles des droits humains dans leurs opérations, afin de limiter les impacts négatifs sur les enfants.

De plus, les programmes de désarmement, démobilisation et réintégration (DDR) doivent être adaptés aux besoins spécifiques des enfants. Ces programmes, qui visent généralement les adultes, doivent intégrer des stratégies de réinsertion sociale et économique pour les jeunes. Un modèle qui pourrait être adopté est celui utilisé dans certains pays d’Afrique subsaharienne, où des efforts concertés ont permis la réhabilitation d’enfants soldats à travers des programmes éducatifs, des thérapies psychosociales, et un soutien à la réinsertion familiale. En s’inspirant de ces modèles, Haïti pourrait développer une réponse plus holistique au problème de l’implication des enfants dans les activités criminelles.

Un autre aspect crucial de cette crise est la réticence de certaines familles à accueillir les enfants après leur départ des gangs. Comme l’a souligné HRW, ces enfants sont souvent perçus comme une menace pour la communauté. Cette stigmatisation rend la réinsertion encore plus complexe, les exposant au rejet et à une vulnérabilité accrue. Pour y remédier, des campagnes de sensibilisation, menées par le gouvernement et les organisations communautaires, pourraient contribuer à changer la perception de ces enfants et à encourager les familles et les communautés à les réintégrer dans la société. Un soutien psychosocial et financier pourrait également être fourni aux familles pour faciliter ce processus.

En outre, il est crucial de souligner l’impact psychologique de cette violence sur les enfants. Des études menées par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) montrent que les enfants exposés à des niveaux élevés de violence sont plus susceptibles de souffrir de troubles mentaux tels que l’anxiété, la dépression et le syndrome de stress post-traumatique (SSPT). En Haïti, l’accès aux services de santé mentale est extrêmement limité, ce qui aggrave encore le traumatisme vécu par ces jeunes. « Nous devons comprendre que ces enfants sont eux-mêmes des victimes, malgré leur participation à des actes criminels, » a déclaré Cotrino à HRW. « Le gouvernement haïtien doit mettre en place des services de santé mentale pour aider ces enfants à guérir et à surmonter leurs traumatismes. »

L’organisation estime que la situation en Haïti nécessite une approche à long terme pour répondre aux causes profondes de la violence. La pauvreté, la faim, et le manque d’opportunités éducatives sont les principaux moteurs du recrutement des enfants par les gangs. Tant que ces problèmes structurels ne seront pas abordés, la crise actuelle ne pourra être résolue. « Si nous ne combattons pas la pauvreté et l’insécurité alimentaire qui ravagent ce pays, nous perdrons une génération entière d’enfants, » a averti Cotrino.

Selon HRW, l’implication des enfants haïtiens dans les gangs criminels est une tragédie nationale qui appelle à une mobilisation urgente, tant au niveau local qu’international. Les recommandations de Human Rights Watch sont claires : une meilleure coordination entre le gouvernement, les agences humanitaires et les forces de sécurité est essentielle pour assurer la protection de ces enfants. Il est impératif que des mesures concrètes soient mises en place pour garantir que les enfants haïtiens aient accès à l’éducation, à des services de santé adéquats, et à des opportunités économiques, afin de les éloigner des griffes des gangs criminels et de leur offrir un avenir meilleur.