QUARTIER-MORIN (Nord), mardi 17 décembre 2024- La gangstérisation d’Haïti constitue aujourd’hui l’un des phénomènes les plus préoccupants du pays, illustrant la profondeur de la crise systémique qu’il traverse. Plus qu’une simple question d’insécurité, elle reflète les dynamiques complexes d’un effondrement étatique, la manipulation par des élites locales et des acteurs internationaux, et une instrumentalisation de la violence pour servir des intérêts économiques et politiques. Hugues Célestin, sociologue et ancien député de Quartier-Morin, résume cette situation comme étant “le miroir d’une crise structurelle où les forces internes et externes se croisent, transformant les gangs en des outils d’un ordre à la fois local et global”.
Les groupes armés, qui contrôlent actuellement de vastes portions du territoire national, ne sont pas de simples organisations criminelles. Ils se positionnent comme des acteurs clés dans une gouvernance parallèle, remplissant les vides laissés par un État affaibli. Ces groupes agissent en tant qu’intermédiaires de pouvoir, souvent manipulés par des élites haïtiennes et des acteurs internationaux pour consolider leur influence. “Les gangs deviennent les leviers de contrôle dans une société où l’État est absent et où la violence se transforme en une monnaie d’échange politique et économique”, ajoute Célestin.
Pour comprendre la complexité de cette gangstérisation, il faut examiner son interaction avec l’ingérence internationale et le rôle ambigu des organisations non gouvernementales (ONG), deux facteurs qui, au lieu de résoudre la crise, l’aggravent.
Le rôle des acteurs internationaux dans l’aggravation de l’insécurité en Haïti est souvent sous-estimé, mais il constitue une composante essentielle du problème. Les missions de maintien de la paix de l’ONU, telles que la MINUSTAH (2004-2017) et son successeur, le Bureau Intégré des Nations Unies en Haïti (BINUH), ont échoué à répondre efficacement à leurs mandats principaux. Officiellement destinées à appuyer les institutions haïtiennes, ces missions ont souvent renforcé les dynamiques de dépendance tout en facilitant, de manière directe ou indirecte, l’expansion des groupes armés.
Hugues Célestin souligne que “ces missions internationales n’ont pas désarmé les groupes armés, mais ont au contraire permis leur structuration, créant un environnement favorable à leur consolidation”. Par exemple, la MINUSTAH, malgré son mandat de stabilisation, a été incapable d’enrayer le flux d’armes illégales et le développement des gangs. Son départ en 2017 a laissé un vide sécuritaire comblé par des réseaux criminels.
Les interactions entre les représentants internationaux et les chefs de gangs exacerbent cette crise. Le cas récent de l’ambassadeur américain ayant admis sur Radio Télé Métropole des contacts occasionnels avec des chefs de gangs a provoqué un tollé. Selon lui, ces échanges étaient nécessaires pour assurer la sécurité de l’ambassade et de ses employés. Cette déclaration, largement relayée par les médias haïtiens et internationaux, a été perçue comme une forme de légitimation des groupes armés.
Par ailleurs, des accusations ont été portées contre Mme Hélène Lalime, représentante spéciale du Secrétaire général de l’ONU et cheffe du BINUH. Elle est suspectée d’avoir facilité la création de la fédération de gangs “G9 an Fanmi ak Alye”. Pour Célestin, “ces interactions montrent que l’international, au lieu de renforcer l’État, agit comme un acteur ambigu, parfois complice d’une insécurité organisée”.
La situation est aggravée par les restrictions imposées par certains partenaires internationaux. L’interdiction pour les forces de sécurité haïtiennes d’utiliser des armes de calibre 7,62 mm, largement rapportée dans les médias, illustre la manière dont des décisions prises à l’étranger handicapent directement la souveraineté haïtienne. “Comment combattre des gangs lourdement armés avec des forces de sécurité désarmées ? C’est une stratégie qui maintient l’État dans l’impuissance”, critique Célestin.
Les ONG, bien qu’apparaissant comme des acteurs neutres, jouent un rôle ambigu dans le contexte haïtien. Elles se sont multipliées depuis les années 1970, répondant à la fragilité croissante de l’État. Si elles comblent certains besoins immédiats, leur mode d’intervention a souvent contribué à l’affaiblissement des institutions publiques et à l’aggravation de la gangstérisation.
Hugues Célestin décrit les ONG comme “des opérateurs de substitution qui ne s’attaquent pas aux causes structurelles de la pauvreté, mais gèrent sa permanence”. Dans des zones sous contrôle des gangs, ces organisations négocient avec les chefs armés pour assurer l’accès humanitaire. Cette dynamique, bien que justifiée par l’urgence, renforce indirectement l’autorité des criminels.
Les exemples de Cité Soleil, Martissant, ou Croix-des-Bouquets montrent comment des ONG comme Médecins Sans Frontières ou Viva Rio ont dû collaborer avec des leaders locaux pour distribuer de l’aide. Ces interactions, bien qu’indispensables, légitiment les chefs de gangs en tant qu’autorités de facto. “En négociant avec ces acteurs, les ONG consolident leur pouvoir, tout en minant encore plus la crédibilité de l’État”, souligne Célestin.
La redistribution de l’aide humanitaire par les gangs est également un facteur préoccupant. Après le séisme de 2010, des ressources massives, distribuées sans contrôle rigoureux, ont été capturées par des groupes armés. Ces derniers les ont utilisées pour acheter des armes ou renforcer leur emprise sur les populations locales.
L’absence de coordination entre les ONG et l’État a également conduit à une marginalisation progressive des institutions publiques. En assumant des fonctions essentielles comme la santé, l’éducation, ou l’accès à l’eau, les ONG ont sapé la légitimité de l’État tout en maintenant Haïti dans une dépendance économique et politique. “C’est une forme de néocolonialisme déguisé, où l’humanitaire devient un outil de contrôle, plutôt qu’un vecteur d’émancipation”, ajoute Célestin.
Face à cette gangstérisation institutionnalisée, Hugues Célestin appelle à une refondation profonde de l’État haïtien. “Il ne s’agit pas seulement de désarmer les gangs, mais de reconstruire un système capable de répondre aux besoins fondamentaux de la population”. Cette reconstruction passe par un renforcement des institutions publiques, une meilleure régulation des interventions internationales, et une diversification des alliances stratégiques pour garantir la souveraineté du pays.
Pour Célestin, “Haïti ne peut sortir de cette crise qu’en rompant avec les logiques de dépendance et en rétablissant un véritable contrat social entre l’État et ses citoyens”. La communauté internationale doit également repenser son rôle, en privilégiant une coopération basée sur le respect des priorités nationales et la promotion d’un développement durable.
La gangstérisation d’Haïti n’est pas seulement le symptôme d’une crise interne. Elle est le résultat de dynamiques locales et globales, où les intérêts économiques, politiques et géopolitiques convergent pour maintenir un statu quo destructeur. Seule une approche systémique, prenant en compte ces dimensions multiples, pourra offrir une voie de sortie durable. “Il est temps de transformer cette crise en une opportunité de refondation”, conclut Célestin.
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Gangsterisation deuxieme partie