JACMEL, vendredi 4 avril 2025- Il y a trente-cinq ans, le 4 avril 1990, s’éteignait le Docteur Thomas Large. À l’occasion de cet anniversaire de décès, son fils, le Docteur Frantz Large, lui rend un hommage vibrant, nourri de souvenirs, d’admiration filiale et de gratitude. Dans un texte intime écrit à Jacmel, ville natale de son père, il retrace la trajectoire remarquable d’un homme de science, de devoir et de silence, dont l’héritage, selon lui, continue d’irriguer les valeurs du service médical en Haïti.
« Il y a trente-cinq ans, jour pour jour, le 4 avril 1990, le Docteur Thomas Large rejoignait son Créateur, » écrit le Dr Frantz Large en ouverture de son texte. « Aujourd’hui, dans ce Jacmel où il a grandi, cheminant dans les rues qu’il a lui-même foulées, je quête à chaque étape de ce pèlerinage quelque palpitation de sa mémoire. »
Thomas Large naît à Jacmel le 8 mars 1908. Son père, Eugène Large, fut directeur de la douane et préfet de Jacmel. Sa mère, Anita Deplan, lui transmet une éducation rigoureuse. Très jeune, il manifeste une soif d’apprendre qui ne le quittera jamais. Il fréquente l’école primaire Célie Lamour, puis poursuit ses études secondaires au Lycée Pétion à Port-au-Prince. Ce lycée, raconte Frantz Large, « était alors dirigé par l’éminent Damoclès Vieux, et comptait parmi ses professeurs des figures prestigieuses telles que Maître Seymour Pradel, le docteur Jean Price-Mars et le professeur Lucien Hibbert, premier docteur haïtien en sciences physiques et mathématiques, auteur d’une résolution des équations du cinquième degré. »
Thomas Large entre ensuite à la Faculté de Médecine de l’Université d’État d’Haïti (UEH), où il reçoit une formation scientifique rigoureuse. Une fois diplômé, il quitte le pays pour le Canada. Là, il travaille à l’Hôpital Notre-Dame de Montréal, où il occupe le poste d’assistant chef de service, puis au Royal Victoria Hospital, un établissement d’élite. Cette expérience à l’étranger est fondatrice. « Mon père fut un travailleur infatigable, un homme qui croyait à l’excellence silencieuse, à l’exigence de chaque geste clinique. Le Canada lui donna l’occasion de se confronter aux standards les plus élevés de la médecine moderne de l’époque. »
Mais c’est en Haïti que le Dr Thomas Large choisit d’investir le fruit de ses apprentissages. De retour au pays, il fonde le service d’ophtalmologie et d’oto-rhino-laryngologie à l’hôpital des Cayes, puis prend la direction du département sanitaire du Sud. Il œuvre à moderniser les structures sanitaires régionales et met en place un système de soins accessible, en particulier pour les plus vulnérables. « Il aurait pu rester à l’étranger, comme tant d’autres. Mais il a fait le choix du retour, le choix du service. Ce fut une forme de fidélité à ses racines, à son peuple. »
En 1954, il participe à un congrès médical à New York, où il représente Haïti avec brio. Sa communication sur les uvéites — inflammation de l’uvée de l’œil — est saluée. Elle repose sur dix années de travail à partir des archives de l’Hôpital de l’Université d’État d’Haïti (HUEH). « Ce fut un moment marquant dans sa carrière. Son exposé, à la fois rigoureux et clair, fit forte impression. Il avait cette capacité de lier la clinique, la recherche, et le respect absolu de l’humain. »
À New York, il collabore également avec l’un des pionniers de la greffe de cornée, le docteur espagnol Ramon Castroviejo, dans le cadre du département d’ophtalmologie de l’hôpital Sainte Claire. « Il participa aux premières kératoplasties réalisées dans cette institution fondée par un maître incontesté de l’ophtalmologie moderne. Ces expériences lui donnèrent une compétence technique de haut niveau qu’il mit ensuite au service des plus pauvres, sans jamais chercher la reconnaissance. »
De retour définitivement en Haïti, le Dr Thomas Large fonde un service d’ophtalmologie et d’oto-rhino-laryngologie à La Saline, dans le centre de santé alors dirigé par le docteur Carlo Boulos. C’est là qu’il exerce jusqu’à sa retraite. « Dans ce quartier difficile, il a soigné des milliers d’indigents, gratuitement, patiemment. Il n’a jamais facturé un centime à ceux qui n’en avaient pas. Sa rémunération, c’était leur mieux-être. Son service fut une cathédrale de soin discret. »
Il participe aussi, avec d’autres spécialistes de renom — les Drs Hudicourt, Cadet, Desmangles — à la lutte contre le trachome, maladie oculaire infectieuse, et contribue à son éradication en Haïti. « Il y eut là une œuvre de santé publique majeure, une victoire collective dont il fut un maillon essentiel, toujours sans bruit. »
Mais au-delà du médecin, le Dr Frantz Large dresse le portrait d’un homme profondément intérieur. « C’était un homme tranquille et réservé, uniquement intéressé, à part sa profession et sa famille, aux lectures pieuses, à la philosophie, à la poésie et au piano. » Il vouait une passion particulière à la musique de Frédéric Chopin, dont il interprétait les œuvres avec une sensibilité rare. « Le piano était son espace de paix. Chopin, son confident. Il jouait comme il soignait : avec retenue, mais avec profondeur. »
Marié à Edmée Nader, Thomas Large fut père de deux fils, Frantz et Ivan, tous deux devenus ophtalmologues. « Ce que nous faisons aujourd’hui, Ivan et moi, dans notre vie professionnelle, dans notre rigueur, dans notre attachement aux patients, nous le devons à cet homme. Il n’a jamais fait de grands discours, mais chacun de ses gestes était une leçon. »
En ce 4 avril 2025, dans la ville natale de son père, le Dr Frantz Large se souvient. Il écrit : « Cheminant dans les rues où il a lui-même marché, je quête à chaque étape de ce pèlerinage quelque palpitation de sa mémoire. » Un hommage à la fois pudique et profond, qui dit tout de l’homme qu’il fut, et de la filiation qu’il continue d’inspirer. Un médecin d’Haïti, pour Haïti. Un homme de silence, dont la mémoire continue de parler fort.♦