Frankétienne, l’écrivain de l’infini, honoré par une Haïti en deuil lors de funérailles empreintes d’émotion et de grandeur…

FrankEtienne, ecrivain, peintre...

PÉTION-VILLE, vendredi 28 février 2025

Les funérailles de Jean-Pierre Basilic Dantor Franck Étienne d’Argent, plus connu sous le nom de Frankétienne, se sont déroulées ce vendredi 28 février 2025 en l’église Saint-Pierre de Pétion-Ville, en présence d’un parterre de personnalités du monde politique, diplomatique et culturel, venues rendre un dernier hommage à l’un des plus grands écrivains haïtiens. L’auteur de Dézafi et de Pèlent Tèt, s’est éteint le 20 février dernier à l’âge de 88 ans, laissant derrière lui une œuvre monumentale qui continuera de marquer la littérature haïtienne et mondiale.

Dès les premières heures de la matinée, la dépouille de l’écrivain a été exposée dans l’église, permettant à ses proches, admirateurs et à de nombreuses figures de la société haïtienne de se recueillir devant le cercueil de celui qui, par sa plume et son verbe, a transcendé les frontières de la pensée. Dans la nef silencieuse, où se mêlaient tristesse et solennité, l’émotion était palpable. Parmi les présents figuraient le président du Conseil présidentiel de transition, Leslie Voltaire, le Premier ministre Alix Didier Fils-Aimé, le directeur général de la Police nationale d’Haïti, Rameau Normil, ainsi que plusieurs membres du gouvernement, des diplomates étrangers et des représentants du secteur culturel. La présence de ces hauts dignitaires témoignait de l’importance de Frankétienne dans le paysage culturel et intellectuel haïtien.

La veille des funérailles, une cérémonie d’hommage organisée par le ministère de la Culture et de la Communication s’était tenue à l’hôtel Montana. Famille, amis et collaborateurs de l’artiste s’y étaient réunis pour célébrer sa mémoire à travers des témoignages vibrants et des performances artistiques inspirées de son œuvre. Les lectures de ses textes, les interprétations théâtrales et musicales, ainsi que les prises de parole de ses anciens élèves et admirateurs avaient contribué à souligner l’empreinte indélébile qu’il laisse dans l’imaginaire collectif haïtien.

Dans un message d’une rare intensité lu par le prêtre célébrant, Mgr Max Leroy Mésidor, archevêque de Port-au-Prince, a rendu hommage à l’homme et à l’intellectuel qu’était Frankétienne. Il a salué la mémoire d’un géant de la littérature, d’un penseur inclassable, mais aussi d’un humaniste engagé, dont la quête de vérité et de justice transcendait les clivages idéologiques et politiques.

« Quand on évoque le nom de Frankétienne, on ne peut s’empêcher de penser à l’immensité. Il était un écrivain de l’infini, un homme dont la pensée n’a jamais connu de limites, un artiste dont la créativité a traversé toutes les disciplines », a déclaré l’archevêque. Il a rappelé la portée internationale de l’œuvre de Frankétienne, traduite et étudiée dans les plus grandes universités du monde, et son influence sur plusieurs générations de penseurs et de créateurs haïtiens.

Mais au-delà de l’écrivain, Mgr Mésidor a voulu mettre en lumière l’homme, l’humaniste inébranlable, le combattant acharné contre l’injustice et l’oppression. « Frankétienne était un être en révolte, mais une révolte lumineuse, une insoumission qui portait en elle l’espérance », a-t-il ajouté.

L’archevêque a également révélé un aspect moins connu du parcours de l’écrivain : sa rencontre avec la foi. Il a raconté un moment marquant, en janvier 2021, lors d’une célébration eucharistique au Danemark, où Frankétienne avait témoigné de sa conversion au christianisme. Ce jour-là, l’écrivain, d’ordinaire si maître de lui, n’avait pu retenir ses larmes. « Il avait trouvé en Dieu l’ultime réponse à sa quête », a souligné Mgr Mésidor.

Cependant, malgré cette illumination spirituelle, Frankétienne s’est éteint sans voir Haïti guérie de ses blessures. « Il est parti avec ce cri dans le cœur, ce cri qu’il n’a cessé de pousser toute sa vie, appelant à un pays plus juste, plus digne, plus humain », a regretté l’archevêque. Il a exhorté les Haïtiens à ne pas laisser mourir son message, à perpétuer son œuvre en la lisant, en la jouant, en la diffusant. « Ses mots sont encore là, vibrants, brûlants d’une force qui défie la mort. Il appartient désormais aux générations futures de porter son flambeau. »

L’un des moments les plus bouleversants de la cérémonie fut l’hommage rendu par Marie-Andrée Étienne, la veuve de Frankétienne, qui, dans un témoignage vibrant, a exprimé l’immensité du vide laissé par la disparition de son époux.

D’une voix tremblante d’émotion, elle a évoqué leur relation de plus d’un demi-siècle, une vie marquée par la complicité intellectuelle, l’amour de l’art et le partage d’une vision commune pour Haïti. « Depuis que toi et moi vivons et respirons le même air, partageons presque tout. Ton ombre géante, ton âme, ton amie, dans le fond de ton atelier. Ton sourire bat encore dans chaque molécule d’air », a-t-elle déclaré.

Elle a rappelé les luttes de Frankétienne pour la jeunesse haïtienne, son engagement indéfectible pour la culture et son acharnement à défendre la liberté d’expression. Malgré les épreuves, les ennuis de santé qui l’avaient affaibli, notamment son combat contre le cancer de la prostate et les séquelles du Covid-19, il avait toujours conservé cette force inébranlable qui le caractérisait.

« Franck, que serait ma vie sans toi ? Je n’ose pas imaginer », a-t-elle lâché, dans un cri du cœur qui a fait vibrer l’assemblée. Elle a décrit la déchirure de son départ, le bouleversement de son monde, tout en rendant grâce pour les souvenirs laissés derrière lui.

Elle a également évoqué leur maison, détruite puis reconstruite malgré toutes les adversités, symbole de leur résilience et de leur foi dans l’avenir. « Tu as eu le courage de la reconstruire, malgré des affaires contraires », a-t-elle souligné.

Dans une ultime déclaration d’amour et d’admiration, elle a conclu : « Merci, mon amour, d’avoir été ce père qui s’attend à vous pour ses enfants, ce mari qui aurait vendu son âme pour le bien de son enfance. »

À travers ses mots, c’est toute l’âme de Frankétienne qui a résonné une dernière fois, avant que le cercueil ne soit porté en terre sous les yeux d’une Haïti en deuil.

Si l’homme s’en est allé, son œuvre demeure, impérissable. Dans chaque page de Dézafi, dans chaque tableau, dans chaque vers laissé en héritage, Frankétienne continue de vivre, de parler, d’interroger, de rêver. Et son peuple, aujourd’hui orphelin de sa voix, saura puiser en lui la force de poursuivre son combat pour un monde plus libre et plus lumineux.