Un article du Miami Herald
WASHINGTON, samedi 19 avril 2025 – Les États-Unis s’apprêtent à franchir un tournant majeur dans leur politique envers Haïti en désignant prochainement plusieurs gangs opérant dans le pays comme « organisations terroristes étrangères », a appris en exclusivité le Miami Herald de sources au Département d’État.
Parmi les groupes visés figurent la puissante coalition Viv Ansanm qui domine plusieurs quartiers de Port-au-Prince, et Gran Grif, groupe armé actif dans la région rurale de l’Artibonite. Une telle désignation permettrait aux autorités américaines d’étendre leur juridiction pénale aux individus et entités – y compris des responsables politiques haïtiens – accusés de fournir un soutien matériel, financier ou logistique à ces groupes. Ces derniers seraient ainsi traités comme des terroristes au sens du droit américain.
La mesure, qui pourrait inclure une catégorisation moins sévère sous le statut de « terroriste mondial spécialement désigné », est défendue par le Secrétaire d’État Marco Rubio. Ce dernier considère la violence des gangs haïtiens comme une menace directe pour la sécurité régionale et les intérêts américains, après une tournée diplomatique dans les Caraïbes, notamment en Jamaïque.
Selon un haut responsable du Département d’État, les personnes reconnues coupables d’avoir assisté ces groupes risqueraient désormais des sanctions sévères et pourraient être transférées à la prison de haute sécurité CECOT au Salvador, qui accueille déjà des membres du gang vénézuélien Tren de Aragua et de MS-13. « Pendant trop longtemps, ceux qui soutiennent les gangs brutaux d’Haïti, aux États-Unis, en Colombie et ailleurs, ont agi en toute impunité. Cela va changer », a déclaré ce responsable.
Le Salvador, qui participe à la mission multinationale de sécurité dirigée par le Kenya, aurait proposé de jouer un rôle accru dans la lutte contre les gangs haïtiens. Toutefois, toute extradition vers CECOT devra obtenir l’approbation du ministère haïtien de la Justice.
Plusieurs chefs de gangs haïtiens font déjà l’objet de poursuites fédérales aux États-Unis pour enlèvements de ressortissants américains. Leur transfert au Salvador pourrait passer par l’abandon des charges fédérales, comme cela a été fait pour certains membres de MS-13, afin d’accélérer leur déportation.
Jusqu’ici, l’administration Biden avait évité de qualifier les gangs haïtiens de terroristes, malgré des attaques visant des avions américains au-dessus de Port-au-Prince en novembre dernier. Washington s’était plutôt appuyé sur des annulations de visas et des sanctions du Trésor et de l’ONU contre les chefs de gangs et leurs soutiens politiques et économiques. Mais ces mesures semblent avoir eu peu d’effet.
Les violences se sont intensifiées ces derniers mois, avec des affrontements sanglants contre la police et l’armée, des attaques contre des véhicules diplomatiques américains et des milliers d’Haïtiens contraints de fuir leurs quartiers incendiés. Trois départements géographiques sont désormais largement sous le contrôle de groupes armés, et Port-au-Prince est au bord de la chute.
Face à cette montée en puissance, la Communauté caribéenne (CARICOM), les États-Unis, la France et le Royaume-Uni ont lancé cette semaine une mise en garde solennelle contre toute tentative de renversement du gouvernement haïtien par les gangs et leurs alliés.
Sur le terrain haïtien, la perspective d’une désignation terroriste suscite des réactions partagées. Des avocats ont lancé une pétition sur Change.org en appelant le Barreau de Port-au-Prince à réclamer cette qualification pour Viv Ansanm, tandis que des membres du gouvernement de transition expriment des réticences. En cause : les conséquences possibles sur les assurances, les investissements étrangers et les relations bancaires.
« Les pays hésitent à ce que leurs groupes criminels soient qualifiés de terroristes, car cela envoie un message effrayant au monde, pouvant nuire à leur économie, au financement et au tourisme », a expliqué Barbara Llanes, ancienne procureure fédérale, aujourd’hui experte en droit international.
Des voix haïtiennes réclament pourtant une réaction plus musclée de la communauté internationale. Pour elles, l’étiquette de « gangs » limite les réponses à une simple approche policière. Plusieurs figures politiques et une entreprise de sécurité basée à Port-au-Prince, Halo Solutions, plaident pour l’application du label terroriste afin de permettre des actions plus robustes, inspirées de celles menées contre les cartels mexicains.
Halo Solutions cite notamment le gang 5 Segond/UVD dirigé par Johnson « Izo » André, sanctionné par Washington et récemment inculpé pour enlèvement. Il aurait échappé de peu à une opération des forces kényanes cette semaine. Dans un rapport, l’entreprise prévient : « Ne pas les désigner comme organisation terroriste étrangère ne fera que renforcer leur pouvoir et leur influence. »
Depuis janvier, au moins 1 700 personnes ont été tuées en Haïti dans des violences liées aux gangs, selon le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme. Treize policiers haïtiens ont perdu la vie, dont certains dans des circonstances atroces. Deux membres de la force multinationale ont également été abattus par Gran Grif.
Avant même la désignation de Tren de Aragua en janvier, cinq leaders politiques haïtiens, dont l’ancien Premier ministre Claude Joseph et l’avocat André Michel, avaient adressé une lettre au Secrétaire d’État américain pour réclamer la qualification de Viv Ansanm comme organisation terroriste. « Les gangs ne menacent pas que les Haïtiens, ils mettent en péril la sécurité de toute la région », affirmaient-ils.
Joseph, fondateur du parti EDE, et Michel, membre de la coalition civile du 21 décembre, suggéraient que Rubio s’appuie sur le Patriot Act ou sur l’Alien Enemies Act, utilisé par l’administration Trump contre les Vénézuéliens de Tren de Aragua.
Mais cette dernière stratégie inquiète. Llanes prévient que les individus désignés comme membres de ces groupes sont envoyés « dans des prisons qui ressemblent à des camps de concentration ». Selon elle, cette utilisation élargie du droit d’exception pourrait entraîner des poursuites contre toute personne accusée de complicité, même indirecte, y compris à l’étranger.
La République dominicaine a franchi ce pas en février en déclarant 26 gangs haïtiens comme organisations terroristes. Le président Luis Abinader a menacé de poursuites contre tout membre pénétrant sur son territoire et dénoncé la lenteur de la réponse internationale. Cette décision, saluée par certains, a suscité l’inquiétude d’autres acteurs diplomatiques craignant une instrumentalisation pour justifier une intervention militaire en Haïti.
Cet article de Jacqueline Charles a été publié initialement en anglais sur: https://amp.miamiherald.com/news/nation-world/world/americas/haiti/article304464536.html