Des acteurs politiques et économiques accusés de financer les gangs criminels d’Haïti par l’ONU…

Reynold Deeb, homme d'affaires, Youri Latortue, ancien senateur, Prophane Victor, ancien depute...

  PORT-AU-PRINCE, vendredi 20 octobre 2023– Le groupe d’experts des Nations-Unies sur Haïti souligne dans un rapport que l’influence des politiciens et des acteurs financiers sur les activités des gangs est de nature systémique.

Le rapport indique que ‘‘les politiciens et les élites économiques qui souhaitent obtenir des votes ou protéger leurs biens paient généralement les gangs en nature ou en espèce, une pratique qui a progressivement enrichi les gangs et leur a donné plus de pouvoir.’’

D’après le Groupe d’experts, « certaines de ces relations ont peut-être évolué au fil du temps du fait de plusieurs facteurs, notamment les récentes sanctions unilatérales visant des personnalités politiques et économiques ainsi que le retard des élections nationales et des campagnes politiques correspondantes, qui ont généralement pour effet de renforcer les liens entre politiciens et gangs. »

‘‘Ceux-ci disposant de plus en plus de sources de revenus autonomes (voir plus bas), ils s’émancipent progressivement de leurs bailleurs traditionnels. Cependant, le recul actuel de cette collusion visible entre les gangs et certains membres de l’élite politique et économique ne permet pas d’en déduire automatiquement que la séparation est totale. Au contraire, la relation peut rester fluide et être réactivée rapidement’’, lit-on dans le rapport.

Le Groupe d’experts affirme avoir ‘‘des preuves selon lesquelles Reynold Deeb, Directeur général du Groupe Deka, un important importateur de biens de consommation, qui fait l’objet de sanctions par un État Membre, finance des membres de gangs pour protéger son entreprise et assurer le transport des marchandises qu’il importe.’’

En 2017, poursuit le document des experts de l’ONU, « M. Deeb a payé un chef de gang afin de pouvoir mener ses activités dans l’un des principaux ports. Plus récemment, d’après plusieurs sources indépendantes, M. Deeb a utilisé des membres de gangs pour faire pression sur certains douaniers du port afin que ses conteneurs ne soient ni inspectés ni interceptés, ce qui lui a permis d’éviter certains droits d’importation. Enfin, comme le G9 contrôle la zone autour du port de l’Autorité portuaire nationale et les routes qui y mènent, M. Deeb, comme d’autres grands importateurs, paie les gangs pour que sa marchandise passe par leur territoire. »

D’après le rapport, ‘‘entre septembre et décembre 2019, toutes les activités économiques du pays ont été bloquées, ce qui est communément appelé « peyi lok ». L’opposition politique, soutenue par des acteurs économiques, dont M. Deeb, a demandé à la population de rester chez elle dans un mouvement de protestation visant à faire pression sur le Président Moise pour qu’il démissionne. Les transports publics ont été paralysés en raison de la pénurie de carburant, les écoles ont été fermées et les réserves de nourriture ont chuté, car les barricades et la violence empêchaient la libre circulation des personnes et des biens à travers le pays, coupant les régions de la capitale.’’

‘‘Affairiste, M. Deeb, profitant de la forte demande de produits alimentaires, a soudoyé des députés, qui ont ensuite payé des chefs de gangs pour que ceux-ci dispersent les manifestants pour débloquer les rues afin de permettre l’entrée de ses marchandises dans le pays’’, ajoute le rapport.

Des personnalités politiques sont également indexées dans le rapport des experts de l’ONU.

D’après le document, de 2016 à 2020, Prophane Victor a été député de Petite Rivière, dans le département de l’Artibonite, une région où les niveaux de violence et de contrôle des gangs sont en augmentation.

« Pour assurer son élection en 2016 et son contrôle sur la région, M. Victor a commencé à armer des jeunes de Petite Rivière, qui ont ensuite formé le gang Gran Grif, actuellement le plus important du département de l’Artibonite et principal responsable des violations des droits humains, y compris de violences sexuelles », souligne document.

Selon le rapport, ‘‘M. Victor a continué à soutenir Gran Grif jusqu’en 2020, date à laquelle le gang et lui se sont brouillés à la suite de promesses non tenues faites pendant la période électorale. Depuis, il soutient des gangs rivaux et des groupes d’autodéfense dans la région. Outre les éléments de preuve recueillis par le Groupe d’experts, M. Victor fait l’objet de sanctions par le Canada depuis juin 2023.’’

Un autre ex-parlementaire et dirigeant politique de l’Artibonite est également accusé d’avoir des liens avec des gangs dans la région.

Il s’agit de Youri Latortue, originaire des Gonaïves, ancien Président du Sénat de 2017 à 2018, qui, selon le rapport, ‘‘exerce un contrôle considérable sur la vie politique et économique du département de l’Artibonite, notamment par le recours à des gangs, comme Raboteau, qu’il finance et arme.’’

Les experts de l’ONU affirment que « plus récemment, des sources confidentielles ont dit au Groupe d’experts que M. Latortue avait également financé le gang Kokorat Sans Ras, un groupe extrêmement violent du département de l’Artibonite, en collusion avec Raboteau. M. Latortue a eu recours à des gangs pour assurer sa protection rapprochée et détruire des biens. Outre les éléments de preuves recueillis par le Groupe d’experts, M. Latortue fait l’objet de sanctions imposées par le Canada et les États-Unis pour aide aux gangs. »

‘Le Groupe d’experts affirme ‘‘avoir reçu récemment une vidéo dans laquelle Barbecue (HTi.001), le chef de gang, déclare que M. Latortue lui avait remis 30 000 dollars’’, peut-on lire dans le document.

A part les financements provenant de l’élite économique et d’acteurs politiques, les gangs ont d’autres sources de revenus pour tenir, souligne le rapport des experts de l’ONU.

Les enlèvements contre rançon, qui viennent d’atteindre des niveaux sans précédent, constituent l’une des principales sources de financement des gangs en Haïti, indique le rapport.

« Bien que de nombreux cas ne soient pas signalés, 2 441 personnes ont été enlevées entre janvier 2022 et juin 2023. Le mouvement Bwa Kale a contribué à faire baisser le nombre d’enlèvements, toutefois de nombreux cas sont toujours enregistrés dans la région métropolitaine de Port-au-Prince et dans le département de l’Artibonite, dont des enlèvements faits collectivement par Kokorat San Ras et Gran Grif », souligne le document.

Dans les cas signalés au Groupe d’experts, les rançons varient fortement en fonction du profil des victimes, allant de 7 000 à 500 000 dollars pour des étrangers […]

Selon le rapport, l’extorsion, le vol et le détournement de véhicules de transport de personnes et de véhicules privés de toutes tailles sont une source importante de revenus pour les gangs qui contrôlent les routes nationales. Les camions de transport de marchandises sont particulièrement intéressants car ils transportent des marchandises de valeur (carburant ou produits manufacturés).

Par exemple, précise le rapport, ‘‘en octobre 2022, les membres de 5 Segond ont commencé à détourner de plus en plus de camions de marchandises transportant des conteneurs de marchandises de grande valeur le long de la route Canaan-Lafiteau (RN1). Entre cette période et juillet 2023 , les détournements sont passés d’une moyenne de 4 à 5 par mois à environ 10 . Une rançon de 1 000 à 3 000 dollars est versée par camion détourné, en fonction de sa taille et de la valeur de sa cargaison. La situation est similaire le long de la RN2 à Martissant, où les gangs 5 Segond, Grand Ravine et Ti Bois sévissent.’’

Selon les activités d’extorsion le long de la route menant au principal dépôt pétrolier ont fortement perturbé la distribution de carburant dans le pays. En juillet 2023, l’Association des professionnels du pétrole a mis en garde les autorités contre le risque de blocage de l’approvisionnement à partir de Varreux du fait des activités des gangs.

‘‘Les gangs rançonnent les entreprises et les institutions, y compris les écoles, dans les zones qu’ils contrôlent. En outre, ils taxent la population pour des services publics qu’ils ne fournissent pas vraiment, comme l’eau ou l’électricité’’, soutiennent les experts dans leur rapport.